Les paradoxes de la complexité entretien avec Edgar Morin

Je suis parti de la théorie des systèmes et de la cybernétique en pensant que c’était nécessaire mais pas suffisant pour la théorie de l’organisation que je veux faire. Mais elle-même est nécessaire, comme théorie générale, mais insuffisante pour examiner une organisation spécifique comme le vivant. Il faut faire une théorie de l’auto-organisation. J’essaie de montrer à la fois l’unité et la diversité. Ensuite, certains phénomènes sont à la fois complémentaires et antagonistes.

(Revue CoEvoluion. No 11. Hiver 1983)

Penser notre savoir, la gigantesque tâche qu’Edgar Morin a entreprise avec La Méthode se situe dans une perspective très proche de celle de CoÉvolution. Les mots clés qui jalonnent sa recherche : autonomie, auto organisation, complexité, transdisciplinarité, sont des thèmes qui nous sont chers. Mais Edgar Morin n’est pas uniquement un philosophe ou un sociologue de la pensée, ni un épistémologue théorique. Avec Pour sortir du vingtième siècle (Fernand Nathan, 1981) et Science avec conscience (Fayard, 1982), un recueil de textes écrits entre 1972 et 1982, il montre sa réflexion aux prises avec les problèmes humains, sociaux et politiques du monde contemporain. C’est dans cette double optique – théorique et orientée vers l’action – que nous l’avons interrogé.

— G. B. —

Gérard Blanc : « Spirales et labyrinthes », le thème de ce numéro, me semblent particulièrement bien appliqués pour qualifier votre œuvre. D’un côté, démarche en spirale, comme vous le dites vous-même. En même temps, les deux tomes déjà parus de La Méthode se présentent parfois comme un labyrinthe dans lequel le lecteur a besoin d’un fil d’Ariane. D’un autre côté la spirale et le labyrinthe pourraient servir de métaphores pour deux de vos thèmes les plus chers : la spirale comme métaphore de la récursivité et le labyrinthe comme métaphore de la complexité.

Edgar Morin : Le labyrinthe me semble trop simple pour représenter la complexité, parce qu’il est déjà tout tracé, car je pense que le chemin se fait en marchant. Le labyrinthe représente le problème de façon trop spatiale, trop topologique. L’idée de déviations, de détours sans cesse nécessaires s’applique à la connaissance, mais elle est insuffisante.

Par contre, je me retrouve dans l’idée de la spirale. Elle contient à la fois l’idée de boucle, c’est-à-dire de retour au point de départ, mais qui n’en est pas vraiment un, car il se fait toujours un déplacement dans le temps et dans l’espace. La Terre elle-même ne revient jamais à son point de départ au bout de 365 jours, puisque le Soleil se déplace… La spirale contient aussi l’idée de circularité, de répétition incluse dans un mouvement.

G. B. : Les notions de récursivité, de complexité et d’autonomie me semblent les piliers de cette nouvelle logique que vous essayez de développer et de faire fonctionner dans La Méthode. Comment contribuent-elles à cette « écologie de la pensée » qui reste à faire et dont nous avons absolument besoin pour voir comment les idées évoluent, comme des espèces au sein d’un écosystème ?

E. M. : La connaissance de l’esprit balbutie à peine. Il ne s’agit pas seulement du fonctionnement de l’esprit, de la machine qu’est le cerveau, mais d’étudier comment les productions de l’esprit prennent une nouvelle vie, constituent « un nouveau règne vivant », comme l’a dit Popper. Les idées ont une vie propre, elles rétroagissent sur nous, nous possèdent, nous commandent… Les idées, mais aussi les dieux, les mythes, etc., constituent une zone d’ombre de notre culture, une zone de barbarie de notre connaissance. Nous vivons très barbarement avec nos idéologies. Ce sont des systèmes d’idées très mutilants, même pour ceux qui croient avoir des idéologies très sérieuses, parce que scientifiquement vérifiées. Ceci dit, tout tourne autour de la complexité, mais l’idée centrale est celle de la récursivité. Cette façon de penser concerne pratiquement tous les domaines. L’idée de récursivité heurte la logique claire, aristotélicienne : un processus dont les produits sont nécessaires à sa propre production, c’est-à-dire dont l’effet devient cause, ou dont le produit devient producteur !

Voilà le paradoxe de l’autoproduction qui concerne aussi bien les astres que les êtres vivants. Cette idée s’impose à nous à partir de l’image commune du tourbillon dans une rivière ou du vortex dans un lavabo. Le tourbillon naît de la conjonction d’un courant et d’un contre-courant (provoqué par un obstacle) dont l’antagonisme « s’harmonise » dynamiquement pour constituer une forme stable qui s’automaintient, s’autoproduit, s’auto-organise. Les astres ne cessent de s’autoproduire et de s’auto-organiser à partir de deux types de processus antagonistes, l’un tendant vers l’implosion, l’autre vers l’explosion. Dans la vie le phénomène est encore plus frappant. Notre esprit distingue deux choses : le cycle de reproduction et l’individu. Or, en réalité, l’individu est le produit de la reproduction, laquelle est à la fois la productrice et le produit des individus, qui en assurent la continuation. Aucun rapport avec la logique des machines artificielles dans laquelle des machines produisent des objets extérieurs et sont produites par des êtres extérieurs à elles : les êtres humains. La logique vivante, elle, s’autoproduit en produisant des produits producteurs (individus, familles). L’autoproduction fait émerger des êtres autonomes. L’autonomie est une notion qui ne peut se concevoir qu’à partir de l’idée récursive de l’autoproduction et de l’auto-organisation. Ces trois notions sont solidaires.

G. B. : La récursion est-elle une idée très neuve ?

E. M. : Il me semble qu’elle apparaît, toujours cachée, inconsciente d’elle-même, dans la philosophie occidentale, à ses moments peut-être les plus importants. Par exemple, je donne un sens récursif caché ou invisible au cogito de Descartes. Au niveau de l’esprit conscient l’idée « je pense, donc je suis » est absolument intuitive, tautologique même. Mais « je pense » signifie en fait « je pense que je pense » car la conscience est toujours une conscience de la conscience. Dire « je suis conscient », c’est dire « je suis conscient que je suis conscient ».

Le phénomène de la conscience permet le dédoublement « je pense que je pense » qui peut nous conduire dans un jeu de miroirs infini (je pense que je pense que je pense…) où la conscience se dissout. Or, ce que Descartes a en fait très bien révélé, c’est que dans « je pense que je pense », le « je » s’objectivise en « moi » différent du « je » : « je pense, Moi pensant », puis se réapproprie ce Moi, en s’identifiant à lui. Le cogito comporte donc une première opération invisible, qui est « je suis moi », et il aboutit à la conclusion « donc je suis », c’est-à-dire « je m’autoproduit et m’autodémontre comme sujet conscient ». C’est une identité qui n’est pas tautologique, qui permet d’autoproduire effectivement le sujet conscient. C’est pourquoi je vois dans le cogito cartésien une opération récursive, même si elle est inconsciente.

On en retrouve une autre, par exemple, dans l’idée du contrat social de Rousseau. Les citoyens libres s’unissent par un contrat qui les lie et impose la volonté générale. Rousseau a bien vu que l’acte social est le moment où des interactions entre individus produisent un tout, la société qui, dès lors, rétroagit sur les individus, leur apportant des contraintes et, éventuellement, des libertés supplémentaires. C’est typiquement récursif : les individus produisent la société qui produit les individus. L’importance centrale de cette opération créatrice et logique, en fait utilisée par Descartes et Rousseau, n’a pas été conçue par eux.

G. B. : Pourquoi a-t-elle surgi aussi tard dans l’histoire de la pensée ?

E. M. : D’un côté la science a cherché à dégager une causalité déterministe extérieure aux objets et aux êtres, et par là elle a écarté toute idée d’endocausalité, d’autonomie et d’autoproduction. De l’autre côté la philosophie a cherché à fonder transcendentalement l’autonomie, le sujet, l’être, et a donc ignoré le problème empirique d’une autonomie qui s’autoconstituerait à partir de ses propres dépendances.

Finalement, la science disait « mon esprit est le produit du monde extérieur ». La philosophie disait « finalement le monde extérieur est le produit de mon esprit ». Alors que nous vivons l’indestructible paradoxe que le monde extérieur est produit par nos esprits lesquels sont produits par ce monde extérieur.

Par ailleurs, le courant dominant dans la pensée occidentale, en science comme en philosophie, a toujours éliminé la contradiction comme signe d’erreur, d’incohérence, d’absurdité. Seule une tradition marginale, marquée par les noms de Héraclite, Nicolas de Cuse, Hegel, Marx a mené l’aventure de la pensée dans le corps à corps avec la contradiction. Or aujourd’hui, nous commençons à prendre conscience, non seulement des insuffisances de la logique (théorème de Gödel) [1], mais aussi de la nécessité de penser de façon paradoxale, avec et contre la contradiction.

G. B. : La biologie moderne ne permet-elle pas d’affronter et le problème de la recursion organisatrice — l’auto-organisation — et celui de l’autonomie ?

E. M. : Elle a posé en fait le problème, puis s’en est détournée. Elle s’est détournée du problème théorique fondamental de l’auto-organisation vivante pour en élucider les mécanismes et processus au niveau des interactions moléculaires et de la détermination génétique. Ainsi, la découverte de Crick et Watson a permis de concevoir que l’ADN constitue une sorte de langage génétique qui détient le message, l’information qui joue le rôle de programme dans l’organisation de la machine vivante. L’analogie avec la cybernétique des machines artificielles soulève un paradoxe qu’Henri Atlan a très bien souligné : la machine artificielle reçoit son programme de l’extérieur ; d’où la machine vivante tire-t-elle le sien ? La machine vivante s’autoproduit et reçoit son programme d’une autre machine qui s’autoproduit. Mais ce qui intéressait les biologistes moléculaires, c’était de découvrir des hiéroglyphes, des signes inscrits dans l’ADN, de les déchiffrer et de voir que tel gène ou tel ensemble de gènes correspondaient à la fabrication de tel enzyme ou à l’exercice de telle fonction, pour éventuellement opérer des manipulations génétiques et permettre le développement de la bio-industrie. A cette étape, ils refoulent le problème théorique fondamental qui est le paradoxe de l’auto-organisation vivante. L’autre aspect de ce paradoxe, c’est qu’on ne peut plus concevoir l’autonomie dans son seul sens métaphysique d’autosuffisance. L’autoproduction de l’autonomie a besoin de l’environnement pour se procurer l’alimentation, l’énergie, l’information nécessaires. Autrement dit l’auto-organisation est aussi une organisation dépendante, c’est une auto-éco-organisation.

G. B. : Ce genre de conclusion paradoxale me semble tout à fait caractéristique de ce « paradigme de complexité qui à la fois disjoint et associe » que vous cherchez à cerner à travers vos réflexions. Mais pour beaucoup de gens, il semble difficile d’entrer dans un système apparemment bâtard du point de vue logique…

E. M. : Oui, beaucoup d’esprits disent que ça ne peut pas aller : ou bien le système est autonome, ou bien il est dépendant. Les déterministes ne voient que la dépendance et les métaphysiciens uniquement l’autonomie. Ils ne voient pas que la dépendance se transforme en instrument d’autonomie sans cesser d’être dépendance. Cette façon de penser plus complexe, moins simplifiante, moins disjonctive, comme je dis dans mon jargon, cherche à souligner que des notions apparemment opposées comme autonomie et dépendance ne prennent naissance que l’une par rapport à l’autre. Cet effort de complexité était rayé de la volonté scientifique depuis longtemps parce qu’on pensait que le but de la science était de démontrer des principes et des lois simples derrière l’apparente confusion des phénomènes. Quant à la philosophie, l’égo s’y regardait lui-même, se contemplait, ou essayait de trouver d’autres types de fondements à travers l’évidence, la réflexion, l’intuition et ne regardait pas du tout le monde matériel, le monde physique. La philosophie a cessé de s’intéresser au monde physique. Aussi les philosophes professionnels ne se sont pas intéressés à l’apport de penseurs comme Norbert Wiener ou Bertalanffy. Les scientifiques spécialisés ne s’y sont pas intéressés non plus, parce que pour eux, c’était de la philosophie. Philosophes et scientifiques ont cru que Wiener était seulement un ingénieur. Ils ne se sont pas rendus compte que les grandes idées naissent là où on ne les attend pas, chez des mathématiciens comme lui ou von Neumann, von Foerster. Personnellement, j’ai mis beaucoup de temps à m’en rendre compte, j’ai eu la chance de découvrir, de comprendre, vingt ans après, des œuvres qui existaient dès 1950.

G. B. : N’est-ce pas un peu la situation de votre œuvre en ce moment ? Elle semble mal comprise aussi bien du côté des philosophes que de celui des spécialistes de certaines disciplines scientifiques.

E. M. : Certainement, parce que les problèmes qui m’obsèdent se trouvent dans les trous entre les disciplines, et de ce fait, n’ont pas d’existence statutaire, statufiée ou statufiante pour les spécialistes. L’exemple de la vie est frappant. Les biologistes n’étudient plus la vie ; les uns étudient le comportement, d’autres des gènes, des molécules, etc. La vie n’existe plus. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la vie, non pas la vie en soi, mais la vie comme un ensemble de qualités et de propriétés qui n’existent que chez les êtres vivants. Et l’homme ! L’économiste n’a absolument pas besoin de l’homme, même si les théories économiques font appel à un homo-œconomicus abstrait. Prenons l’anthropologie structurale : Lévi-Strauss l’a dit « le but de l’anthropologie est, non pas de dévoiler l’homme, mais de le dissoudre dans des structures ». Donc, chaque discipline prend un objet, élimine l’idée d’homme, de vie, à la limite on peut éliminer l’idée de société, et on obtient des « objets » qui correspondent à la vision disciplinaire.

Mes intérêts ont l’air d’être des choses triviales et banales. Il faut être naïf pour parler encore d’homme, de société, de vie, puisqu’on a démontré que ça n’existait pas. D’autre part, le divorce entre la science et la philosophie fait de moi ni un scientifique professionnel, ni un philosophe professionnel. J’assume la volonté philosophique de réfléchir, je veux l’introduire dans les sciences. Mais dans les sciences, j’interviens au second degré en interrogeant les théories. On m’a démontré sans arrêt que mon entreprise est impossible, que seuls les praticiens des sciences peuvent parler de science et que seuls les praticiens des philosophies peuvent parler de philosophie. Les philosophes ne peuvent donc pas parler des sciences et les scientifiques se voient interdire la philosophie, donc ils ne peuvent pas se rencontrer. Pourtant, quand des scientifiques essaient de réfléchir, de faire la philosophie naturelle de leurs œuvres, comme Jacques Monod ou François Jacob, ils posent les problèmes philosophiques d’aujourd’hui.

Tout ce qui est novateur est toujours logiquement impossible pour un entendement rigide, comme est logiquement impossible la naissance de la vie. Comment de l’information peut-elle apparaître brusquement dans de l’ADN pour spécifier les protéines ? Il faut que les protéines soient là pour pouvoir être spécifiées par l’information. Comment cela apparaît-il ?

Anne-Marie de Vilaine : Selon vous les biologistes ne s’intéressent plus à la vie. J’ai plutôt le sentiment que leur désir passionné est de créer la vie artificiellement. Ce serait enfin l’aboutissement de tout l’effort scientifique, de tout le « progrès » : supprimer la nature, les aléas de la reproduction par le corps de la femme. Les biologistes se seront enfin emparés de ce pouvoir sur la vie qu’ils ont toujours plus ou moins envié ou voulu posséder.

E. M. : J’ignore si les biologistes ont une telle volonté de puissance ! En fait, ils sont toujours dépossédés de leurs découvertes par les techniciens et les politiciens. Je crois qu’officiellement, les biologistes ne s’intéressent pas à la vie parce que c’est un mot creux pour eux. Cela dit, ils s’intéressent passionnément à manipuler la vie et l’idée de créer la vie est très importante pour eux. Je crois qu’on pourra y parvenir et ce sera un triomphe et un aboutissement. Mais aussitôt, ce rêve démiurgique de tout manipuler sera approprié par les pouvoirs d’État. Les biologistes seront peut-être effrayés et se poseront les problèmes refoulés. Je crois que la résistance à cette volonté de tout manipuler se renforcera.

G. B. : Vous développez tout le problème de la relation entre la connaissance et l’action.

E. M. : Cette relation est très souvent mal comprise parce qu’on a cru que la connaissance était pure, désintéressé, neutre et que l’action puisait dans la connaissance pour pouvoir l’utiliser. C’est oublier que toute observation porte une information et que toute information se paie en entropie. Une observation est un évènement physique, ne serait-ce que parce qu’on a besoin de la lumière pour observer quelque chose. Mais une observation qui se traduit par une acquisition d’information apporte de la néguentropie potentielle, c’est-à-dire une connaissance qui permet d’intervenir constructivement ou organisationnellement. D’autre part, expérimenter veut dire retirer un être ou un objet de son environnement naturel pour le placer dans un environnement artificiel où l’on pourra isoler les facteurs qui interviennent sur lui. Expérimenter, c’est en quelque sorte oublier le problème de l’environnement naturel (et c’est pour cela que l’écologie est une science très tardive) et manipuler l’objet ou l’être. La connaissance expérimentale est devenue une connaissance de manipulation et elle a produit, sans le vouloir, un énorme pouvoir de manipulation technique. Bien entendu, quand les techniques se développent, elles apportent de nouveaux moyens de manipulation scientifique. Il s’opère alors un mouvement incessant : au début on a expérimenté pour connaître la vérité, mais la technique, elle, veut connaître pour expérimenter, c’est-à-dire pour manipuler. Le pouvoir de manipulation, et aujourd’hui de destruction, est potentiellement infini ; il demeure dans la logique même du développement scientifique.

G. B. : Comment peut-on concevoir une autre logique qui soit moins manipulatrice ? Est-ce le cas de la logique de la complexité que vous essayez de cerner ?

E. M. : Malheureusement, on ne peut pas abandonner comme une vieille chemise la logique classique pour une autre. D’abord, parce qu’à mon avis, il n’en existe pas. Bien sûr, il existe des logiques formelles à « n valeurs », mais ce sont des logiques faites pour des computations, des opérations, pas pour la pensée. On peut citer Hegel, mais sa logique dialectique n’est pas une véritable logique, c’est un effort de transgression de la logique et un jeu avec les contradictions. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas nous passer de notre logique, mais qu’en même temps nous ne pouvons penser qu’en la transgressant. La pensée doit donc revenir à notre logique classique pour redémarrer au-delà. Je vais vous donner un exemple : prenez les théories physiques sur la nature de la particule, à la fois comme onde et comme corpuscule. C’est une vision contradictoire puisque logiquement elle ne peut être à la fois onde — non matérielle et continue — et corpuscule — matériel et discontinu —. C’est une contradiction, mais une contradiction à laquelle la physique est arrivée logiquement à partir d’observations prouvées et que les observations obligent à assumer. La logique doit alors collaborer à quelque chose qui la transgresse. Quand une contradiction se présente, il faut voir si elle signifie plutôt qu’une erreur, la découverte d’une nappe profonde, cachée, de la réalité. Il faut alors essayer de jouer avec. On ne peut pas sortir de notre chapeau une logique supérieure.

Penser reste un art. D’ailleurs, Aristote savait bien que la logique n’est qu’un instrument pour penser, et non pas la pensée, un instrument de la logique : ce n’est pas la pensée qui est au service de la logique mais le contraire.

A.M.V. : Votre pensée est surtout analogique. Vous cherchez à établir des analogies entre le fonctionnement de la nature, de l’homme, de ses idées et de la société. C’est peut-être la répression du corps par l’esprit, celle de l’intuition par la logique, de tout ce qu’on a placé depuis la nuit des temps sous la rubrique « féminin » (par opposition aux valeurs « masculines ») que vous cherchez à relier, à renvoyer l’un à l’autre. Mais analysez-vous votre propre démarche ?

E. M. : Ce ne sont pas tellement les analogies de formes qui sont intéressantes. La vraie découverte est celle des analogies de structure entre des êtres de natures très diverses. C’était pour moi la grande découverte du mécanisme de la rétroaction négative, qui fonctionne dans les astres, les machines artificielles, dans l’organisme vivant. C’est au niveau de l’organisation que je pose une sorte de tronc commun d’intelligibilité. Je suis parti de la théorie des systèmes et de la cybernétique en pensant que c’était nécessaire mais pas suffisant pour la théorie de l’organisation que je veux faire. Mais elle-même est nécessaire, comme théorie générale, mais insuffisante pour examiner une organisation spécifique comme le vivant. Il faut faire une théorie de l’auto-organisation. J’essaie de montrer à la fois l’unité et la diversité. Ensuite, certains phénomènes sont à la fois complémentaires et antagonistes.

Le sexe ? Étant donné que chaque être d’un sexe donné possède l’autre sexe en lui-même, pas seulement à titre virtuel, mais récessif, nous sommes tous porteurs d’une dualité, d’une pluralité antagonistes. Vouloir unifier le problème de la personnalité est mutilant et simplifiant. Même encore aujourd’hui, il faut découvrir notre multiplicité : non seulement deux êtres en nous, mais un grouillement de personnalités dont certaines s’expriment parfois.

A. M. V. : Mais la société n’écoute qu’un seul de nos « moi ». Elle ne veut pas écouter l’autre ou les autres

E. M. : Dans le fond, c’est mon gros problème. Nous subissons une forme de pensée mutilée qui s’exprime tout d’abord par la réduction (tout ce qui est complexe va être ramené à un élément simple, réduit à un principe simple) et ensuite par la disjonction : ce qui est solidaire va être traité de façon séparée comme si les êtres, les objets étaient séparés de leur environnement, et on disjoint l’observateur de l’objet observé. C’est contre cela qu’il faut réagir et créer un type de pensée qui maintienne les distinctions, mais qui opère les connections. Un type de pensée qui ne soit pas réducteur. À chaque niveau d’organisation nouveau émergent des qualités nouvelles qui rétroagissent sur l’ensemble.

Ce problème est très difficile et très important. Les structures de pensée nous sont inscrites dès l’école, pas seulement à l’université. On dissocie les matières, les domaines, et nous sommes victimes de ce type d’éducation. Il faut recommencer dès le début, mais qui éduquera les éducateurs ?

A. M. V. : Dans « Pour sortir du vingtième siècle » vous parlez justement d’un être humain qui serait capable d’une pensée nouvelle, capable de penser à la fois « la vérité et l’erreur » et d’affronter le néant, la relativité de notre existence. Comment un tel être pourrait-il émerger ? Quelle éducation, quel environnement le permettraient ?

E. M. : L’homme nouveau est en fait déjà très ancien, mais il est recouvert, refoulé, embryonnaire en chacun d’entre nous. Chacun a spontanément le sentiment que le monde est complexe, qu’il comporte de l’incertitude ; même le croyant le plus assuré n’a pu détruire en lui une zone de doute quant à la certitude de son salut personnel ou de l’existence de son Dieu. Chacun d’entre nous sait que la morale est ambivalente, et que, comme le dit une sagesse commune « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et qu’à l’inverse, bien des mauvaises actions conduisent indirectement et inconsciemment au paradis. Seuls quelques militants fanatiques et auto-intoxiqués croient à la lettre les propos de leurs chefs charismatiques et de leurs guides politiques. De plus, chacun de nous sait désormais que l’homme n’est plus au centre du monde mais est un être périphérique des lointains, que l’homme ne bénéficie pas d’une création privilégiée dans la nature mais qu’il est fils d’une évolution biologique, elle-même fille d’une fabuleuse histoire cosmique de la matière physique. Chacun sait que la vérité d’un côté des Pyrénées est erreur au-delà. Chacun sait qu’il doit vivre avec le cancer de sa propre mort. Mais cela est sans cesse refoulé, oublié, par les croyances euphoriques, les drogues intellectuelles ou idéologiques, ou tout simplement la vie sans pensée au jour le jour. Alors il ne s’agit pas d’inventer un homme nouveau, il s’agit de libérer des possibilités de conscience et d’intelligence inhérentes en chacun.

Il faut certes expressément affronter la tragédie de l’existence. Ainsi, si l’on affronte l’idée de la mort, on ne saurait la liquider, la vaincre. Il n’y a pas de réponse à la mort. Mais il y a des ripostes qui sont dans l’intensité de la vie, de la curiosité, de l’amour, de la recherche. Sans l’intensité du vouloir vivre, le néant flétrirait chaque instant de la vie. Le vouloir vivre fait reculer l’horizon du néant. Mais je ne vois nulle liquidation possible du néant sinon, comme le disait à sa façon Hegel, par la liquidation de l’être lui-même. Il nous fait convivre avec l’Angoisse désormais. C’est à dire ni éviter l’angoisse par l’euphorisant ni être submergé par l’angoisse. Comment ne pas être submergé par l’angoisse ?

A. M. V. : Par l’amour. Vous avez dit dans « pour sortir du vingtième siècle » : il faut ramener l’amour du ciel sur la terre.

E. M. : Sans doute une formidable énergie amoureuse se trouve dissipée dans les croyances, ou bien au contraire, celles-ci produisent des Hiroshima d’amour qui anéantissent toute vie…

Ainsi je dis : nous avons à accomplir une humanité potentielle en nous, et non la remplacer par une surhumanité. De même, la pensée complexe n’est pas une pensée surhumaine, mais simplement une pensée qui se voudrait non-mutilée et non-mutilante. Chacun vit le doute et l’incertitude, mais il le refoule. Il s’agit de croire et de douter simultanément, corrélativement, la complexité est présente, mais refoulée, recouverte par des croyances mutilantes. Tout notre système d’éducation nous oblige à compartimenter le savoir, les connaissances, la pensée, les religions, les disciplines et on finit par prendre ces catégories pour des réalités. Dès l’école primaire, il faudrait pouvoir apprendre à la fois la pensée analytique, l’art de distinguer et de séparer, et le sens des communications et des totalités. Il faudrait apprendre qu’on ne peut pas penser un objet de façon totalement indépendante de son environnement, que l’individu n’est rien sans la société, mais aussi que, vice-versa, la société résulte des interactions des individus qui la construisent et qu’elle construit. J’avais envie de mettre en sous-titre La Méthode : « à l’usage des enseignants des classes primaires et secondaires ».

G. B. : La traduction de La Méthode en termes de programmes scolaires ne risque-t-elle pas de retomber dans le même travers, si on cherche à enseigner (comme cela a été malheureusement le cas quelquefois) l’écologie, ou l’approche globale, par exemple, comme des disciplines ou des catégories séparées ?

E. M. : Je ne me situe pas du tout dans cette optique qui maintiendrait l’opposition entre pensée analytique et pensée complexe. Je ne veux pas prôner le holisme ou le seul recours à la méthode globale, qui souffre de défauts tout à fait symétriques à ceux de la méthode analytique. On a besoin d’une pensée qui fasse l’allée et venue entre les deux. Je cite volontiers la phrase de Pascal : « on ne peut pas connaître les parties sans le tout, mais on ne peut pas non plus connaître le tout sans connaître les parties ». La lecture, par exemple, combine sans cesse démarche analytique et démarche globale : on ne saisit que certains blocs d’une ligne, et on reconstitue le tout. Notre esprit passe sans cesse d’un processus analytique à un processus global, dans une perpétuelle rotation.

G. B. : Voyez-vous vos idées reprises, mises en pratique, par certaines écoles, certains groupes ?

E. M. : Les changements dont je parle dans l’enseignement ou la science, au départ, sont toujours le fait d’individus isolés, déviants, aventureux, qui bousculent les structures rigides. Je connais surtout des individus et des courants à l’état naissant. Au niveau de groupes organisés, je ne sais pas.

G. B. : Vous avez intitulé un livre « Pour sortir du XXe siècle ». Il me semble pourtant que bien des gens n’y sont pas encore entrés !

E. M. : En 1960, Duvignaud avait écrit un livre intitulé « Pour entrer dans le XXe siècle ». Sa thèse était que nous continuons à penser avec des concepts du siècle passé et qui sont incapables de saisir les réalités les plus préoccupantes, les plus menaçantes, les plus centrales de notre siècle. Pour Duvignaud, nous n’avons pas encore les outils pour penser notre siècle, la pensée est décalée par rapport à l’action. Je suis d’accord sur ce point de vue, mais j’en ajoute un autre. Le XXe siècle a produit deux monstres : l’exterminationnisme et le totalitarisme. C’est de cela qu’il faut sortir. De plus la barbarie de notre siècle n’est pas confinée au domaine politique. Elle existe aussi dans nos théories scientifiques. Notre intelligence n’a pas encore pris conscience que ce qui lui échappe le plus, ce sont ses propres productions. On a parlé de l’aliénation par rapport aux machines ; mais nous sommes aliénés aussi par rapport à nos idées. Certains théoriciens croyaient qu’elles étaient des instruments que nous manipulions à notre guise. C’est une face de la réalité. Les idées sont aussi semblables à ces dieux qui exigeaient des sacrifices, des courbettes et des litanies. On a cru avoir atteint la raison en écartant les dieux, mais la déesse Raison est devenue une nouvelle idole « qui guidait l’humanité », comme disait Robespierre.

L’ennemi principal est en nous, à l’intérieur de chacun de nous et dans ces entités qui nous transcendent, l’état, la société, etc. L’ennemi réside dans ce rapport trouble que nous entretenons par rapport à nos idées, aux êtres produits par les interactions entre nos esprits, les Idoles.

G. B. : Que pensez-vous de l’essor en Occident des techniques de développement personnel, comme toutes celles qui étaient représentées au récent congrès de l’Association Européenne de Psychologie Humaniste, où vous avez fait une conférence sur la notion de sujet ? Permettent-elles justement de libérer la pensée, d’aider ceux qui les pratiquent à penser par eux-mêmes ?

E. M. : Je les juge de l’extérieur, car je ne les ai pas pratiquées. Il me semble que toutes ces techniques, issues du yoga, de la gestalt, etc., sont des voies d’auto-connaissance, d’autocontrôle. C’est important, car le drame du monde occidental moderne et technique est d’avoir toujours cru que toute solution viendrait de l’extérieur, et d’avoir abandonné le travail intérieur. Mais le danger de ce mouvement est de croire trop facilement qu’il atteint la vérité, et de proposer des recettes trop faciles et insuffisantes. Le problème de l’esprit se joue à plusieurs niveaux. L’amélioration intérieure est capitale. Mais il y a aussi le travail sur la logique, sur ses limites, qui nécessite beaucoup de vigilance, de flair et de rigueur.

La pensée, c’est notre aventure. La pensée complexe est reliée à ces tentatives de mieux se connaître, de mieux vivre avec soi-même. La connaissance de soi (comme sujet connaissant) est un des éléments permanents de la complexité.

G. B : Vos idées sur la complexité, l’autonomie, la nécessité de réintégrer l’observateur dans l’observation et l’objet observé, la revalorisation du sujet rejoignent celles des philosophies sous-jacentes à de nombreuses pratiques de psychologie humaniste, ainsi que celles de certains physiciens contemporains. Mais vous vous en écartez sur un point important, c’est la place de la conscience dans l’univers. Comme vous le dites dans Science avec conscience, « la subjectivité n’est pas pour autant répandue dans l’univers et je ne suis pas d’accord avec les gnoses de Princeton ou de Cordoue qui mettent de la conscience dans la particule… ».

E. M. : Peut-être est-ce une affaire de vocabulaire ? Quand je parle de conscience, je veux dire conscience réflexive, conscience de soi, conscience d’être conscient. Cela me semble seulement humain, à notre connaissance. Par contre, l’intelligence existe dans toute organisation vivante et déjà chez les bactéries. La vie est intelligente et connaissance. C’est pour cela que je parle de computo. Computer, pour moi, signifie bien plus que calculer, cela implique d’autres opérations logiques et contient l’idée d’autodéfense qui n’existe pas dans un ordinateur. Le computo existe dès l’origine de la vie, comme chez la bactérie qui traite en détail des molécules de son organisme et qui traite cet organisme. Mais je n’arrive pas à concevoir une molécule comme une entité pensante, comme un tout, je ne vois pas la conscience dans une particule, c’est un abus de langage. La pensée émerge à partir d’êtres vivants. Il lui faut une certaine dose de complexité, et encore plus pour devenir consciente.

Au niveau macroscopique, peut-on considérer le cosmos dans son ensemble comme une entité pensante. Je ne crois pas, parce que ce qui est organisé dans l’univers physique est minoritaire par rapport à la matière désordonnée et inorganisée. La pensée et la conscience à mon sens ne peuvent apparaître que dans un fragment très évolué et à demi-détaché de tout. Mais mes positions ne sont pas absolues ; il y a un mystère tellement absolu que révèle l’état actuel de notre savoir. De toute façon, je me méfie de cet abus pan-spiritualiste qui est en fait une réponse au matérialisme pauvre des physiciens du XIXe siècle. Mais je suis très intéressé par les idées de David Bohm et d’autres physiciens qui essaient de questionner la physique. De tous côtés apparaissent des affluents de quelque chose qui n’est pas encore formé. Je me vois moi-même comme un affluent dans cette grande évolution qui nous est nécessaire pour une nouvelle naissance.

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Ordres et désordres Enquête sur un nouveau paradigme par Jean-Pierre Dupuy Seuil, 1982

De Polytechnique (où il entra en 1960) à Cuernavaca et de nouveau à Polytechnique (où il a créé le Centre de Recherche sur l’Épistémologie et l’Autonomie), Jean-Pierre Dupuy n’a pas tourné en rond, mais il a parcouru une spire de son évolution personnelle et de l’histoire des idées au XXème siècle. Entretemps, il a rencontré Ivan Illich, Heinz von Foerster, Francisco Varela, Henri Atlan, Edgar Morin, René Girard et quelques autres dont les noms reviennent fréquemment dans les pages de CoEvolution.

Ordres et désordres, qui est composé essentiellement de textes déjà publiés séparément au long de plus de sept ans de recherches, est en quelque sorte un récit de voyage au pays de l’autonomie et de ses penseurs : autonomie dans la critique sociale, dans la philosophie de la nature et de la vie, et dans le social et le politique. Commentant quelques livres essentiels porteurs de ce nouveau paradigme, J.-P. Dupuy fait travailler les concepts et dialoguer les auteurs, s’attachant à dégager la portée et la limite des métaphores (biologique, cybernétique ou thermodynamique) auxquels ceux-ci sont attachés. C’est un lecteur assidu, passionné, sans préjugé, mais d’autant plus exigeant que ces auteurs sont aussi ses amis et que leurs idées sont proches des siennes. Sa critique et ses discussions sont fort utiles et constructives et contribuent à empêcher l’attaque facile de ces nouveaux concepts par ceux qui n’en voient que la caricature colportée par la mode et les salons parisiens.

Deux chapitres plus personnels – l’analyse du Carnaval au Brésil et un retour au commentaire des classiques, Adam Smith et Jean-Jacques Rousseau montrent comment les nouvelles idées font leur chemin et fécondent Jean-Pierre Dupuy qui n’a pas renié pour autant sa formation rigoureuse d’économiste. Ils laissent entrevoir favorablement ce que pourrait être sa contribution personnelle à une des tâches essentielles à entreprendre aujourd’hui, l’exploration des possibilités du paradigme de l’autonomie et de la complexité dans l’étude de la texture de l’histoire et des sociétés des hommes.

— G.B. —

• Les théories de l’auto-organisation sont nées aux confins de la physico-chimie, de la biologie et des sciences de l’information (cybernétique, analyse des systèmes, théories de la communication, etc.), comme tentatives de surmonter des obstacles conceptuels, logiques et épistémologiques que le développement de ces disciplines, par ses succès mêmes, a dressés sur le chemin de progrès ultérieurs. Les concepts qu’elles ont produits : auto-organisation, autopoièse, ordre ou complexité par le bruit, s’ils sont loin de résoudre les problèmes de façon définitive, ont en commun et pour mérite d’indiquer le lieu de la difficulté : l’apparente autonomie des systèmes vivants par rapport à leur environnement ne renvoie pas à un principe ou à une substance spécifiques, mais à une logique d’organisation qui leur est particulière.

• Atlan et Varela écrivent et pensent avant tout en biologistes. Étudiant la logique du vivant, ils découvrent qu’elle est indissociable de la logique de la connaissance du vivant, et même de celle de la connaissance de la connaissance…

• La vie en commun exige que chacun puisse assumer la responsabilité de ses actes, y compris de leurs conséquences imprévisibles et non voulues. Or lorsque la réalité sociale semble résulter du jeu de forces analogues à celles qui, dans la nature, engendrent des processus, la recherche des responsabilités devient vaine et débouche sur des «qui» mythiques. Les conflits ne mettent plus en scène des personnes face à face, les individus, les groupes ne s’affrontent plus directement.

• L’idée que le singulier et l’universel, ou encore l’aléatoire et le déterminé, font «boucle» et sont pris dans une «hiérarchie enchevêtrée», est une pensée neuve et novatrice qui à elle seule mérite sans doute une nouvelle méthode.

• La science et la technique, comme la pensée critique, traversent une crise. Je crois qu’un rapprochement considérable entre les «deux cultures» est déjà possible. La crise d’une science qui pensait se suffire de son caractère opératoire est en train de produire une nouvelle philosophie de la nature dans laquelle le devenir, la vie, la pensée, le social, voire l’histoire des hommes n’apparaissent plus comme des phénomènes radicalement étrangers. Un nouveau paradigme scientifique bouscule d’ores et déjà les barrières traditionnelles entre la science et la philosophie, l’objet et le sujet, la nature et la culture. Une raison moins ivre d’elle-même semble capable de reconnaître ses limites et de se nourrir de ce qui lui échappe.


[1] L’essence du théorème de Gödel exprime la différence entre le vrai et le démontrable. Tout système logique contient des propositions indémontrables dans le cadre des axiomes du système. L’adjonction de ces propositions ne résout pas le problème pour autant, car de nouvelles propositions indémontrables apparaissent alors et ainsi de suite. Ce n’est pas une simple curiosité de logicien. Des chercheurs viennent de montrer que de telles propositions indémontrables surgissent même dans un domaine concret comme l’analyse combinatoire qui étudie les combinaisons d’objets dans des ensembles contenant un très grand nombre (mais cependant fini) d’éléments. Cf Science, vol 218, 19 Nov. 1982, pp. 779-780. (NdlR)