Aimé Michel
Le crépuscule du matin

On souffre toujours, on meurt toujours seul. Tout se partage, sauf la douleur. L’être le plus tendre et le plus aimé ne peut, quand vous souffrez, que se pencher sur vous et se tordre les mains. Tout son amour ne vous soulage de rien. Et parce que c’est là un état de violence contraire à notre condition et la douleur un désordre, tout patient est à la fois un peu moins et un peu plus qu’un homme, un peu moins par la privation qu’il endure, un peu plus par tout ce qu’il découvre en lui-même d’inconnu en se débattant. L’homme bien portant est un prisonnier paresseux qui rêve sur sa paillasse, ignorant qu’il est en prison. Mais que la prison prenne feu et le paresseux va pour la première fois frapper de son front et palper de ses mains le mur enfin découvert, à la recherche d’une issue.

(Préface au livre Les certitudes irrationnelles de Cuénot. Planète 1967)

De mémoire de rose on n’a jamais vu mourir un jardinier

FONTENELLE

Le savant est un homme qui sait ce que tout le monde ignore et qui ignore ce que tout le monde sait

EINSTEIN

Platon m’éclaira soudain, je compris que l’opinion vraie n’est pas la science

ALAIN

Un chef-d’œuvre achevé, cela impose le respect. Même M. Kossyguine le comprend, qui consacre six minutes de sa vie à contempler la Joconde. Il est vrai que Vinci consacra quatre ans de la sienne à la peindre. Quatre années de méditation, pinceau en main, devant un visage de femme : qu’est-ce donc qu’un visage? Mais qu’est-ce plutôt qu’un homme?

Léonard, qui était Léonard, a pu scruter le mystère d’un sourire pendant quatre révolutions solaires. Qui donc est dans le vrai, de lui ou de nous qui regardons sans les voir tous ces sourires vénaux acharnés à nous vendre leur dentifrice?

C’est Léonard, bien entendu. Il a mis quatre ans pour peindre la Joconde, mais la nature a travaillé près de quarante millions de siècles pour inventer Mona Lisa. Si l’on se rappelait sans cesse que tout homme est le résultat de quatre milliards d’années de recherches du grand laboratoire cosmique, sans doute aurait-on pour lui plus de respect encore que M. Kossyguine pour les peintures du Louvre. L’homme est dévalué parce qu’il existe à plus de trois milliards d’exemplaires qui ne cessent de se reproduire. Que deviendrait la Joconde multipliée en autant de copies, toutes authentiques ? Nous n’aurions plus un regard pour elle. Inversement, on ne se met pas sans tremblement à la place du médecin qui tiendrait dans ses mains la vie du dernier homme de la planète.

Il me semble pour ma part que si j’étais ce dernier homme, l’angoisse m’écraserait de manquer au respect de mon être fragile, résumé de tant d’aventures et de peines.

Eh bien, en fait, tout homme est ce dernier homme et tout médecin ce médecin. C’est par une concession pragmatique à la faiblesse de notre imagination que les hôpitaux sont organisés comme des usines à fabriquer de la santé. C’est parce qu’il faut bien que l’hôpital marche avec des hommes médiocres comme nous sommes tous, animés par des sentiments médiocres et agitant des pensées médiocres. Si l’hôpital exigeait dans ses mécanismes une sublime conscience de ce qu’il est vraiment, il se mettrait aussitôt en panne et les malades mourraient. Le soin des hommes fonctionne comme la guerre, sur des règles toutes prosaïques : il n’est pas question d’héroïsme dans les manuels d’infanterie. Il n’est question que de discipline, de corvées, de labeurs. Mais de même que l’observance de la discipline militaire exige parfois l’héroïsme et que le sublime procède alors du médiocre, de la même façon la manipulation routinière de la misère physique peut, moyennant l’intervention d’un certain truchement, ouvrir sur les dimensions invisibles de l’homme.

Ce truchement, c’est la douleur, qui nous restitue infailliblement à notre singularité. On souffre toujours, on meurt toujours seul. Tout se partage, sauf la douleur. L’être le plus tendre et le plus aimé ne peut, quand vous souffrez, que se pencher sur vous et se tordre les mains. Tout son amour ne vous soulage de rien. Et parce que c’est là un état de violence contraire à notre condition et la douleur un désordre, tout patient est à la fois un peu moins et un peu plus qu’un homme, un peu moins par la privation qu’il endure, un peu plus par tout ce qu’il découvre en lui-même d’inconnu en se débattant. L’homme bien portant est un prisonnier paresseux qui rêve sur sa paillasse, ignorant qu’il est en prison. Mais que la prison prenne feu et le paresseux va pour la première fois frapper de son front et palper de ses mains le mur enfin découvert, à la recherche d’une issue. Ce corps qui l’oppresse oblige son âme à la révolte et par un effet dialectique crée en lui la dualité que rien jusque-là ne lui permettait de soupçonner. Pourquoi l’âme voudrait-elle se désolidariser d’un corps heureux d’être et d’être tel qu’il est? C’est quand le corps se fait piège que l’on découvre l’envie d’y échapper. Mais comment y échapper? Si l’envie suffisait à créer les choses, il y a belle lurette qu’on aurait découvert les Îles Fortunées et le pays du Père Noël. Aussi bien n’est-ce pas l’envie de la clé qui ouvre la porte mais bien la patience de la fabriquer. L’homme qui souffre commence par perdre son contrôle et s’affoler. Ce n’est pas possible! Cela ne va pas durer! Ce feu qui me brille n’est qu’un cauchemar dont je vais m’éveiller! Mais on ne s’éveille pas. Ou plutôt on ne s’éveille pas de la façon que l’on croyait. La douleur ne s’en va pas. Elle est là, toujours égale à elle-même. Les bons conseillers vous disent qu’on s’y habitue : ce n’est pas vrai. On s’habitue à tout, sauf à souffrir. Mais au-delà de la douleur et au-delà de soi-même, quelque chose d’autre s’éveille qui depuis toujours dormait ou plus probablement n’existait pas. C’est ici qu’en toute rigueur l’existence précède l’essence : l’être de secours que l’on se découvre ne commence seulement à exister qu’à mesure qu’on le cherche. Certains meurent sans l’avoir même entrevu, convaincus qu’ils n’étaient rien d’autre que leur intolérable misère. Qui sait? Peut-être ceux-là meurent-ils entièrement et les autres pas?

Et le médecin est là, toujours présent, témoin professionnel de cet enfantement. C’est dans les hôpitaux plus qu’en aucun autre lieu que s’entassent les hommes en proie à leur propre différence. Il leur faut cette prison pour découvrir (parfois) que leur domaine était plus vaste qu’ils ne croyaient et qu’il ne tenait qu’à eux de le parcourir. Nulle expérience ne devient à la longue plus familière au médecin que celle de voir l’homme souffrant se transformer sous l’aiguillon qui le tenaille. L’extraordinaire devient pour lui quotidien. Même l’affrontement de la mort, aventure unique s’il en est, intransmissible par définition — du moins dans le cadre de nos activités dites rationnelles — entre bientôt dans la routine du médecin. Il sait comment meurt chaque tempérament, chaque âge, chaque maladie, chaque complexion. Il ne tarde guère à classer plus ou moins consciemment les différents types d’agonies, à reconnaître les cris, les gestes, les prières dont elles s’accompagnent. L’hôpital est là pour ça : pour banaliser l’unique, pour ramener autant que possible à une mécanique ce qui, vécu subjectivement par chaque patient, ne ressemble à rien et ne rappelle rien. La solitude du malade est rationalisée, sa singularité multipliée. Singularité et solitude lui sont pleinement abandonnées par l’organigramme qui le prend en charge; c’est son affaire à lui, on ne s’en occupe pas, sinon pour les lui rendre (autant que possible) supportables. Le médecin en revanche les survole par sa technique. Comment pourrait-il faire son travail s’il n’en était pas ainsi, s’il ne savait pas réduire à un concept la douleur d’autrui ? Mais parce qu’il est attentif à toute manifestation objective de l’expérience vécue par son patient et que cette expérience est chaque fois unique, le médecin dispose, pour peu qu’il en ait la curiosité, d’un matériel (si l’on peut dire) d’observation auquel aucun autre n’est comparable : entre ses mains et livré à la sagacité de son esprit, ce n’est pas seulement de la Joconde qu’il dispose, mais du chef-d’œuvre sans égal dans la nature, du produit de quatre milliards d’années de méditation cosmique, de l’objet le plus complexe et le plus perfectionné de l’univers connu, de l’homme pour tout dire, et dans son état effervescent, activé par la douleur.

Si M. Kossyguine ne juge pas indigne de son attention tant sollicitée par d’autres soucis de méditer six minutes devant un pan de tissu recouvert, il y a cinq siècles, d’une croûte colorée, c’est qu’il sait que ces six minutes ne seront pas perdues et qu’elles feront naître en lui des idées nouvelles. Si la réputation de la Joconde ne lui donnait pas cette certitude, ou du moins cet espoir, il ne se déplacerait pas pour elle.

Au génie de Vinci, M. Kossyguine fait crédit d’une ampleur supérieure à la sienne dans le domaine de ce qui peut s’exprimer avec un pinceau et des couleurs. Il ne sait pas d’avance ce que lui révélera la Joconde. Il s’attend à être surpris.

Pour croire que l’on puisse être surpris par la Joconde et non par son modèle, ne faut-il pas souffrir d’une certaine infirmité mentale? Vinci n’était pas satisfait de son chef-d’œuvre. La preuve, c’est qu’il a représenté plusieurs autres fois son modèle sans penser, je présume, qu’il se répétait ; le visage de Mona Lisa n’était donc selon lui nullement épuisé par les quatre années de labeur que le tableau nous offre en un coup d’œil. Et Vinci limitait sa recherche à un visage. Qu’eût-ce été si, par un autre artifice, il avait pu saisir dans son entier l’être de Mona?

Eh bien, c’est cet être-là que la maladie livre au médecin et je dirai surtout au chirurgien dont le scalpel tranche dans le mystère même du vivant et du souffrant. Que l’on discute ce mot de « mystère » dans les phénomènes de physique inanimée, je veux bien, encore que le vivant repose déjà dans l’inanimé et que ma propre virtualité ait été déjà présente dans la poussière sidérale d’où naquit la Terre avec tout ce qu’elle porte, y compris la pensée humaine. Mais qu’on en refuse a priori la possibilité dans notre corps d’où tout nous vient, n’est-ce pas folie? Nous ignorons jusqu’au mécanisme de la sensation la plus brute. Nous suivons bien, par exemple, l’influx nerveux résultant de l’excitation de la rétine le long du nerf optique, à travers le chiasma, les bandelettes optiques jusqu’au corps genouillé externe, au tubercule quadrijumeau antérieur, et jusqu’à l’écorce cérébrale dans la région du lobe occipital, mais comme le remarque Grasset, « seule la nécessité d’entrer dans le même orbite rapproche dans le même trou optique les fibres des deux nerfs hémioptiques », si bien que le nerf optique n’existe pas comme unité physiologique et clinique (Rimbaud). Il n’y a pas, comme on pourrait s’y attendre, de centre cortical pour le nerf optique droit et pour le nerf optique gauche. Tout ce que nous arrivons à faire dans ce fouillis de neurones et de cylindraxes — et cela, il est vrai que les physiologistes le font admirablement — c’est déceler des cheminements de signaux. Mais dans nos mécanismes artificiels (par exemple en télécommunication), un signal suppose quelqu’un ou quelque chose pour le recevoir. Dans le cerveau, tout ce qu’on voit, ce sont des signaux qui se déplacent et se transforment en déclenchant d’autres signaux, ou bien qui disparaissent sans laisser de traces apparentes. A quel moment et où se forme la représentation de l’objet extérieur qui excite la rétine et provoque ce remue-ménage ? Non seulement on n’en sait rigoureusement rien, mais les physiologistes déclarent volontiers que c’est là une question de nature philosophique et par conséquent dénuée de signification scientifique.

Il ne faut pas s’en laisser imposer par cette fin de non-recevoir. Les savants comme les autres hommes préfèrent affirmer qu’une question n’a pas de sens tant qu’ils n’en ont pas trouvé la réponse. Le médecin, le praticien, est sur ce point précis plus objectif que l’homme de science, tenu qu’il est de respecter la réalité même incompréhensible plutôt que le système logique où s’organisent ses connaissances. Le chercheur a parfois le devoir de négliger certains faits dont l’élucidation ferait obstacle à son progrès : par hygiène mentale, il lui est alors plus commode de déclarer que ces faits n’existent pas. Dame! s’ils existaient, ce serait irritant et l’on réfléchit mal quand on se gratte. C’est du moins l’opinion générale, car d’autres, dont je suis, préfèrent se gratter. Et quant au médecin, s’il est un vrai thérapeute, peut-il feindre d’ignorer le mystère quand c’est le corps de son patient et parfois le mal même qu’il soigne qui l’enfante sous ses yeux? Tous les médecins ont des histoires incroyables à raconter. Beaucoup pensent obscurément qu’ils ne pourraient leur faire une place sans compromettre l’édifice de la médecine, sinon même celui de la raison. Un certain nombre font plutôt comme le docteur Cuénot : ils s’engagent avec mille précautions mais sans crainte de l’inconnu dans le labyrinthe ouvert devant leur curiosité professionnelle par un type de faits impossibles à intégrer dans le Système. Et ceux-là ne tardent pas a reconnaître que le problème n’est pas de trouver le moyen de les intégrer, mais bien de se forger un nouvel outil de connaissance pour relayer l’outil classique et accéder à des certitudes tout aussi assurées que celles de la science quoique obtenues par des voies différentes.

Quand, en 1965, j’eus publié le Mystère des rêves en collaboration avec les docteurs Moufang et Stevens, je reçus de nombreuses lettres de médecins et de « malades » à propos des pages consacrées aux états de veille mentale dans le corps endormi. J’écris le mot « malades » entre guillemets, car j’avançais dans mon livre l’opinion (fondée sur de nombreuses observations) que l’éveil de la pensée au fond du rêve dans un corps profondément endormi était un phénomène sortant des normes assurément, mais nullement pathologique.

— Comment! m’écrivait une malade, serait-il possible que ces expériences qui m’angoissent tant et pour lesquelles on me soigne vainement à force de drogues ne fussent point pathologiques? Alors, je ne serais pas malade?

La correspondance que nous échangeâmes à la suite de cette lettre est très instructive. D’après les drogues que lui donnait son médecin, je compris qu’il s’efforçait de « guérir » ce qu’il tenait pour une névrose. Je demandai à la patiente de m’expliquer bien en détail ce qu’elle avait dit à son médecin.

— Oh, me répondit-elle, ce n’est pas compliqué, je lui ai dit que je m’éveillais pendant mon sommeil sans que mon corps, lui s’éveille, que ma pensée seule s’éveillait et qu’alors je sortais de mon corps. Il m’a expliqué que l’expression « sortir de son corps » ne correspondait à rien de réel, que je faisais simplement un cauchemar, que je croyais, en rêve, sortir de mon corps, comme parfois on rêve que l’on vole ou que l’on est reçu à la table de la reine d’Angleterre; j’ai contesté cette explication, disant que j’étais parfaitement lucide pendant ma « sortie du corps », qu’il ne s’agissait donc ni de rêve ni de cauchemar.

» — Alors, m’a-t-il dit, pourquoi venez-vous me voir?

» — Parce que l’expérience, agréable au début s’achève de façon terrifiante quand, essayant vainement de réintégrer mon corps, je me mets à craindre que l’on ensevelisse ce corps inerte et qui refuse de revenir à la vie.

» — Vous voyez bien qu’il s’agit d’un cauchemar!

» — S’il s’agissait d’un cauchemar, comment finirait-il immanquablement? par l’éveil en sursaut avec les symptômes connus du cœur qui bat, de la respiration haletante… ce qui n’est pas le cas; même me disant avec épouvante que je rêve, je ne m’éveille pas et quand je réintègre mon corps, c’est pour me retrouver rêvant, et d’un rêve sans rapport avec l’expérience précédente, tout à fait ordinaire, quelconque, un rêve qui n’est même pas un cauchemar. Inversement, l’expérience de « sortie du corps » commence, elle aussi, par une sorte de déclic mental en plein rêve. A un moment je rêve et tout à coup, hop! je ne rêve plus, je suis éveillée, pleinement éveillée et flottant au-dessus de mon corps endormi. Du reste, ai-je dit à mon médecin, peu importe de quoi il s’agit vraiment : je vous ai raconté ce que j’éprouve et je ne veux plus endurer cela. Sortie du corps ou cauchemar, tout ce que je demande c’est d’en être débarrassée. »

Tel fut le récit de cette dame.

N’étant pas médecin, je la laissai suivre son traitement, me bornant à lui faire subir quelques tests qui, comme je le prévoyais, m’apprirent que la prétendue malade « souffrait » tout simplement de remarquables facultés paranormales. Elle aurait pu avec un peu d’entraînement faire un excellent calculateur prodige. Elle aurait pu aussi devenir ce qu’on appelle maladroitement un médium, c’est-à-dire un être humain sujet à des états de conscience autres que ceux de la veille, du sommeil et du rêve et accédant par là à certains pouvoirs. Je présume que son médecin l’a préservée de tous ces périls en la guérissant comme on guérit un oiseau du vertige en lui coupant les ailes; on guérirait aussi l’athlète qui court trop vite en lui cassant un peu les jambes.

Pourquoi ne casse-t-on pas les jambes des athlètes? On se rappelle la réflexion de ce neurologue russe, venu, du temps de Staline, à un congrès où un savant occidental avait évoqué le cas de Thérèse Neumann, la fameuse mystique allemande qui vivait depuis trente ans sans prendre de nourriture : « Dans mon pays, on aurait guéri depuis longtemps cette malheureuse. » Sans doute! mais s’il est avéré qu’une « malheureuse » privée de nourriture depuis trente ans se porte comme le Pont-Neuf et enterre l’un après l’autre ses médecins, vaut-il mieux la guérir au plus tôt de cette horrible infirmité ou bien étudier un peu la façon dont elle s’y prend?

Les médecins soviétiques, remarquons-le, ont fait bien des progrès depuis, eux qui ne craignent pas de compromettre leurs instituts académiques dans l’étude de la suggestion télépathique et de la vision dactyloptique. Nous n’en sommes pas encore là en France, et c’est pourquoi il faut saluer avec respect le courage d’hommes comme le docteur Cuénot. On verra d’ailleurs en lisant son livre que sur le plan philosophique la réflexion du docteur Cuénot va beaucoup plus loin que la prise en considération de certains faits de mauvaise réputation. Jamais encore on n’avait si clairement montré que si ces faits sont exclus, balayés, effacés de la conscience psychologique de notre siècle, ce n’est nullement en raison de leur rareté ni de la difficulté de les observer, mais bien parce que nos mécanismes mentaux, fruits apparents d’une méthode qui a fait ses preuves et qui donc s’impose à notre respect, la méthode scientifique ne leur ménagent aucune place dans notre pensée. Loin d’être rares, loin de se refuser à l’observation, les phénomènes qu’étudient les parapsychologues apparaissent en toute clarté si on leur accorde quelque attention : il suffit par exemple d’enregistrer ses rêves un mois d’affilée pour que l’effet Dunne se manifeste de façon convaincante. Seulement ces faits si faciles à mettre en évidence par la méthode scientifique n’ont aucune place dans le système philosophique implicitement répandu dans la psychologie contemporaine. Le livre du docteur Cuénot consacre l’inévitable et depuis toujours prévisible entrée de la réflexion scientifique dans ce que l’on appelle l’irrationnel. Certaines choses, croyait-on, étaient impossibles, absurdes, contraires à la raison. Eh bien, dit le docteur Cuénot, soyez seulement fidèles à la méthode scientifique, c’est-à-dire à l’observation objective, et vous verrez de vos yeux ces choses impossibles.

Mais alors comment expliquer que notre époque pétrie de science et de technique soit si rebelle aux « certitudes irrationnelles »? En d’autres termes : d’où notre temps tient-il cette philosophie oblitérante que, par un comble d’absurdité, il va jusqu’à identifier avec la Science elle-même? il y a là, on doit l’avouer, quelque chose de confondant.

Le même Einstein qui, dans un raisonnement célèbre (le Paradoxe d’Einstein), montrait que l’on peut déduire des lois les mieux assurées de la physique quantique la possibilité pour une particule de se trouver simultanément en deux points différents de l’espace ou encore de se trouver et de ne pas se trouver, à la fois et sous le même rapport, en un même point donné, ce même Einstein déclarait à un physicien de mes amis qui était son voisin à Princeton : « La parapsychologie est impossible, c’est une insulte à la raison et les phénomènes qu’elle prétend étudier ne peuvent pas exister. »

Einstein ne s’était jamais demandé si la pensée peut exister, si la conscience d’être peut exister.

Notre époque se retrouve à l’égard des faits dont parle le docteur Cuénot exactement dans la même situation psychologique que les savants d’il y a trois siècles ont connue à l’égard de la physique (celle de Galilée, Pascal et Newton). Quand le père Kircher, ayant pointé une lunette à objectif fumé vers le soleil, découvrit que l’astre divinisé ouvertement par tant de religions et inconsciemment par tant de systèmes philosophiques était en réalité largement maculé de taches noires, un savant éminent invité à jeter un coup d’œil dans l’oculaire refusa en haussant les épaules :

— Nettoyez votre instrument ou faites-vous soigner les yeux, dit-il d’un ton méprisant. J’ai lu attentivement tout Aristote et n’y ai jamais rien vu de tel. Des taches sur le soleil, c’est impossible.

C’était impossible dans le système de pensée tiré de la science d’Aristote et que les épigones de ce dernier identifiaient à la science tout court. Il serait temps de découvrir que tous les systèmes de pensée sont en réalité des systèmes pour éviter de penser.

— Ah, mais pardon, rétorque-t-on généralement à ces considérations, ce n’est pas du tout la même chose. La physique moderne est fondée sur des principes démontrés par mille et mille expériences. Toutes les expériences et observations nouvelles viennent s’insérer docilement dans le cadre déduit de ces principes, que vos prétendus faits viennent, eux, contredire. Quel accueil voulez-vous que nous leur fassions? S’ils contredisent des principes si bien prouvés, c’est qu’ils n’existent pas, c’est qu’ils résultent tout simplement d’observations mal faites et d’expériences boiteuses.

On remarquera tout d’abord que l’interlocuteur du père Kircher ne disait pas autre chose. Aristote et ses principes étaient démontrés par tout ce qu’on savait à l’époque, à l’exclusion bien entendu de quelques allégations suspectes telles que l’existence prétendue de satellites autour de Jupiter, les taches du soleil, etc. Nous savons maintenant que ces quelques faits-là étaient d’une importance fondamentale. Nous le savons depuis qu’on en a déduit un nouveau système du monde, une nouvelle cohérence bien confortable à l’esprit, apprise dès l’enfance et qui explique tout. Mais au XVIIe siècle, les satellites de Jupiter et les taches du soleil, cela n’avait aucune importance. C’étaient pour les tenants d’Aristote et de Ptolémée de petits détails sans portée, à supposer même qu’on les admette, ce qui n’était pas nécessaire.

De plus, les Diafoirus qui vont répétant leur leçon apprise à l’école sur l’admirable cohérence de la science moderne sont des ignorants.

Si l’on avait trouvé une cohérence entre la théorie des quanta et celle de la relativité, cela se saurait, depuis le temps qu’on la cherche. Si vous savez comment déduire ces deux théories l’une de l’autre, ne vous gênez pas, ô mes maîtres. Hâtez-vous d’éclairer notre lanterne.

Depuis qu’Einstein lui-même s’y est en vain échiné sa vie durant nous avons failli attendre. Et le jury du Prix Nobel de physique n’est pas plus avancé que nous, qui tient en réserve des tombereaux de récompenses pour le génie capable d’opérer enfin la science de cette tumeur. Sur les relations existant entre les diverses interactions nucléaires, sommes-nous plus avancés? N’est-il pas étrange que ces problèmes, et surtout le premier qui est un problème théorique fondamental, résistent depuis si longtemps à la patience, à la sagacité, à l’imagination créatrice de tant d’esprits éminents?

Si, c’est étrange. Tout se passe comme si la solution n’existait dans aucune des directions où on l’a cherchée, encore qu’on l’ait cherchée dans toutes les directions. C’est pourquoi je me risque à émettre ce pronostic scandaleux : on ne la trouvera qu’en mettant en cause l’un de ces principes sacrés « démontrés par toutes les observations faites à ce jour », à l’exception, bien entendu, des observations que l’on refuse de faire parce qu’elles contrediraient le principe. En d’autres termes, je m’avance à prédire que le jour où le physicien génial attendu comme un messie par le jury Nobel parviendra à déduire les quanta de la relativité ou inversement, on découvrira du même coup que l’une ou l’autre de ces « certitudes irrationnelles » actuellement rejetées avec mépris par les Diafoirus de l’Édifice cohérent n’étaient après tout pas si irrationnelles que cela. Car enfin, si l’on ne trouve rien bien qu’on ait cherché partout n’est-ce pas que ce partout-là exclut quelques coins d’où l’on détourne les yeux avec horreur?

Et puisque nous en sommes aux prophéties, soyons encore plus abominables. Parions que cette découverte tant attendue permettra de faire avec des appareils, en laboratoire, ce que la jeune malade du docteur Cuénot faisait dans la clinique d’Arcachon : des poltergeists, des transports d’objets sous contact, de l’antigravitation, horreur! Tope-là? Tope-là, pari tenu. De toute façon, même s’il se révèle un jour que nous avons gagné, n’espérons pas trop que l’on tressera des fleurs au docteur Cuénot pour avoir eu le courage de regarder là où il ne fallait pas « parce que des taches sur le soleil, c’est impossible »; on dira que « ce n’est pas la même chose ».

Il y a quelques années, le professeur Rocard publiait un livre (Yves Rocard, le Signal du sourcier, Dunod. Éditeur) dans lequel, épurant enfin le signal du sourcier de toute magie, il en donnait l’explication par un effet classique d’électromagnétisme et le reproduisait en laboratoire. Les Diafoirus de l’Édifice cohérent clamèrent que ce livre était un attentat à la raison et la reproduction du signal en laboratoire une expérience mal faite. Rocard refit l’expérience en se conformant aux exigences présentées et eut la satisfaction de constater qu’ainsi améliorée elle marchait à cent pour cent; il convia ses réfutateurs à la refaire eux-mêmes dans son laboratoire, baguette de coudrier en main. Ce dont ils se gardèrent comme du diable, bien entendu : la prudence scientifique a de ces formes, parfois!

Du point de vue expérimental, on en est donc toujours là en 1967 : refaite par Rocard, l’expérience marche à cent pour cent. On n’en saura jamais plus. Est-ce à dire que ce résultat est désormais admis par ceux qui d’abord le rejetaient? Non. Ils continuent de le rejeter. Pourquoi ? Un éminent physiologiste du Collège de France (et qui par conséquent n’est pas M. Galifret) m’en donna un jour la raison :

— L’expérience de Rocard est sans doute irréprochable du point de vue physique : Rocard est un grand physicien, tout le monde sait cela. Mais il y a le sujet de l’expérience avec sa baguette de coudrier et cela ce n’est pas de la physique, c’est de la physiologie. Or, les résultats de Rocard sont impossibles du point de vue physiologique : il n’existe aucun sens qui décèle les variations du gradient magnétique.

— Ce n’est peut-être pas un « sens »? Il s’agit peut-être d’un réflexe nerveux? d’un phénomène très banal, mais jamais enregistré de cette façon?

— Laissez la physiologie aux physiologistes, nous ne nous mêlons pas de physique.

On n’est donc pas près de savoir s’il y a des taches sur le soleil de la physiologie française. Si Rocard veut s’instruire il n’a qu’à relire son Aristote…

Il est banal, en 1967, de constater que la science est organisée comme les souks de Tunis ou de Damas en une multitude de boutiques rangées, certes, côte à côte dans un même labyrinthe mais dont chaque marchand se fait une gloire d’ignorer ce qui se passe à côté. On a en tête le plan du labyrinthe (ou l’on croit l’avoir) et cela suffit. Que ce plan ait été dressé voilà un siècle par un illuminé du nom d’Auguste Comte, qu’il ait été mille fois remanié depuis, que des terroristes comme Planck, Heisenberg, Von Neumann ou Wiener l’aient farci de bombes et de chausse-trapes, peu importe, cela ne nous regarde pas; on s’en tient à la parole du Prophète, et inch’Allah! Il existe un moyen infaillible de ne pas s’y perdre, c’est de ne jamais le visiter : moi, je vends de la physiologie, ce qui se vend à côté ne me regarde pas; si mon mur se lézarde c’est la faute à l’infidèle (qu’il crève, ce chien), et si mon voisin glisse la main dans la fente, je la coupe avec mon grand sabre. Touchez pas au grisbi, comme dit Francis Blanche.

Fort bien. Mais le client lui, quelle recette lui conseillez-vous pour s’en sortir? Et le client, messieurs, il serait bon qu’enfin vous en preniez conscience dans un siècle de plus en plus dominé par la science et la technique : c’est tout le monde. Ce n’est pas seulement le sous-développé mental à la recherche du dernier gadget, c’est d’abord et surtout l’homme de réflexion, l’intellectuel, le philosophe, l’honnête homme désireux de comprendre son aventure avant de mourir. Que nous laissions la physiologie aux physiologistes? En tant que recherche, parbleu, personne ne contestera cette règle. Mais vous n’êtes pas que des chercheurs. Par vos découvertes, vous êtes les ouvriers de notre destin quotidien. Nous ingurgitons vos drogues sur ordonnance des médecins que vous formez. Et encore cela n’est rien. Pour notre corps, nous vous faisons volontiers confiance. Mais pour notre esprit, permettez que nous discutions un peu. Quand Einstein, du haut de son génie de physicien, vaticine que les phénomènes étudiés par les parapsychologues n’existent pas et ne peuvent pas exister, nous cherchons à la loupe quelle est son autorité en la matière et ne voyons rien. Il faut être logique : si la règle est de laisser la physiologie aux physiologistes, souffrez que pour les questions ne relevant pas de votre compétence, nous cherchions nous-mêmes notre chemin dans ce labyrinthe où nous sommes tous, vous et nous, également perdus, et qui a nom la Condition humaine.

Il n’existe pas encore de science de l’homme total. Nous ne savons même pas s’il existe un homme total. Entre toutes les hypothèses possibles sur notre avenir, la moins folle et la plus invraisemblable est que cet avenir est illimité et que nous n’avons qu’à peine commencé notre propre exploration. Les extraordinaires réussites du génie humain auxquelles nous assistons présentement nous donnent de nous-mêmes l’image d’un enfant qui vient de découvrir un fouet neuf. Et ce jouet, c’est nous-mêmes qui, en jouant avec nos petites cellules grises, découvrons les clés de la puissance et du savoir; nous nous apprêtons à conquérir la Lune; nous transformons notre planète. Que nous ayons tiré tout cela de nous-mêmes ne prouve-t-il pas que nous sommes nous-mêmes encore à découvrir? Léonard n’en aura jamais fini de scruter le sourire de Mona Lisa. L’humanité est une éternelle Joconde; et nous devrons toujours, pour accéder aux certitudes nouvelles, accorder aux meilleurs d’entre nous la liberté de préparer notre voie dans le crépuscule du matin.

Aimé Michel