Aimé Michel
Les probabilités d'une vie universelle

Mais on peut parier à coup sûr que, comme les planètes exposées à l’ensemencement sont des milliards, la règle est qu’elles seront ensemencées. La règle, nous avertissent les grands nombres, c’est la totalité de l’ensemencement, et même de l’ensemencement immédiat et universel dès que les conditions propres à la vie apparaissent quelque part. Passer entre les gouttes, c’est le miracle arithmétique. Il peut se produire une fois, ce miracle, tant est immense l’univers, si même il n’est pas infini. Il est exclu que ce miracle soit la règle. Rien de plus certain que cela. Je l’entends littéralement : car nulle preuve n’est plus forte que celle des grands nombres.

LES PROBABILITES D’UNE VIE UNIVERSELLE par AIME MICHEL

(Revue Question De. No 22. Janvier-Février 1978)

Aimé Michel ne tient pas à être assimilé à un spécialiste des OVNI ou des extra-terrestres malgré les articles ou les ouvrages qu’il a publiés à ce sujet. Il refusait encore récemment à un grand poste de radio périphérique de répondre aux questions des auditeurs. Cependant, à la lumière des découvertes récentes de la radioastronomie et de la physique, il ne peut pas ne pas poser — mais à un autre niveau — la question de la probabilité d’une vie sur d’autres planètes et, partant, de l’existence d’autres intelligences dans d’autres galaxies. Mais alors, comment expliquer le silence de ces êtres de l’espace ? Est-ce nous qui n’entendons rien à leur langage ? N’est-ce pas nous qui devons changer et donc tout reprendre de zéro ?

Vers la fin de 1962, on pouvait lire un rapport rédigé par l’un des « patrons » de la Rand Corporation pour l’U.S. Air Force sur le problème général de la conquête de l’espace. L’auteur, un physicien et astronome du nom de Stephen H. Dole, refaisait une fois de plus les calculs classiques sur le nombre d’étoiles de type solaire dans la galaxie, le nombre probable des systèmes planétaires, le nombre probable des planètes où l’homme pourrait vivre ; il évaluait les possibilités existant actuellement (en 1962) de construire des engins, ou plutôt des villes spatiales, capables de quitter notre système solaire pour rejoindre d’autres étoiles, établissait que la chose était techniquement faisable, que donc ce serait fait un jour ou l’autre dans un proche avenir et il concluait qu’en s’en tenant, pour chacun de ces calculs, aux suppositions les plus pessimistes, on pouvait prévoir (je le cite) que la galaxie tout entière serait explorée et toutes ses planètes habitables colonisées par l’espèce humaine au cours du prochain million d’années. Mais, ajoutait-il, comme il est inévitable que de nombreux progrès technologiques interviendront avant que ce temps soit écoulé, la diaspora de l’humanité à travers la galaxie prendra en fait, beaucoup moins de temps.

Plusieurs de ceux qui lurent alors ces lignes se souviennent de s’être pris la tête dans les mains, pensant que cet homme était fou [Le rapport fut publié en 1964 par Blaisdell Publ. Company (New York) sous le titre Habitable Planetes for Man].

Comment ! l’humanité née il y a quelques dizaines de milliers d’années près d’une étoile datant elle-même d’à peine quatre milliards et demi d’années aurait conquis toute la galaxie avant trente mille générations ? Mais si tant de planètes étaient habitables pour l’homme, d’où Stephen Dole saurait-il qu’elles ne fussent pas déjà elles-mêmes habitées ? Et s’il suffisait d’un million d’années à la première race intelligente apparue dans la galaxie pour la conquérir tout entière, comment échapper à la conclusion que l’une au moins de ces races ayant apparu autour des étoiles bien plus vieilles que le Soleil avait déjà occupé le ciel entier depuis des centaines de millions de siècles ?

C’est une loi historique : les grandes révolutions intellectuelles, celles qui mettent fin à une civilisation ou qui en fondent une autre, sont toujours imperceptibles au début, très simples, et cependant longues à s’imposer.

Leur symbole est l’œuf de Christophe Colomb. Qui ne comprend au premier coup l’œuf de Christophe Colomb ? Mais combien de temps fallut-il pour admettre son effrayante conséquence : que la Terre n’est qu’une petite boule suspendue dans l’espace infini ?

J’en sais, j’en lis encore, et des moins sots, qui persistent inconsciemment à raisonner comme si la Terre était plate, comme si elle n’était pas ce grain de poussière perdu dans les effrayantes profondeurs du ciel cosmique, que nous ont montré les photos prises de la Lune ou de plus loin.

La vie s’est-elle développée ailleurs que sur la Terre ?

Evidemment, pour saisir la conséquence universelle de l’œuf de Christophe Colomb, il faut admettre que la vie s’est développée ailleurs que sur la Terre, que la Terre n’est qu’un cas particulier semblable à un nombre indéfini d’autres, des millions ou des milliards selon la manière dont on fait le calcul.

On se trouve donc engagé à répondre à la question de savoir quelles raisons on peut avoir de supposer que la Terre est le seul astre vivant de l’univers, ou bien de supposer le contraire.

Du temps de Stephen Dole, on ne disposait guère, pour répondre, que de raisons théoriques, de ces raisons « de bon sens » que la nature se plaît souvent à déconcerter en montrant, au moment de la vérification, que l’on s’était trompé, que l’on n’avait pas pensé à tout, et que la réalité était bien plus complexe et déroutante que les spéculations du bon sens. Cela aussi est une loi historique : la nature a toujours plus d’imagination que nous.

Mais depuis Dole, un flot de découvertes se sont accumulées qui réduisent à pratiquement rien la part de la spéculation.

La certitude statistique

D’abord, les astrophysiciens ont repéré, dans l’espace interstellaire, galactique, la présence universelle d’à peu près tous les acides aminés, ces briquettes de l’édifice vivant. Comme on l’a souligné depuis [Notamment les deux Belges Jules Duchesne et Ilga Prigogine, ce dernier prix Nobel 1977 de physique], la question : La vie est-elle apparue ici ou là ? exclut une réponse par oui ou non, car c’est une réponse statistique jouant sur de très grands nombres (vraiment très grands). C’est une question du genre : Les feuilles d’automne tombent-elles des arbres ailleurs que dans mon jardin ? L’apparition de la vie n’est pas un problème de « pile ou face », ce n’est pas le problème d’un « pile ou face », mais celui d’un nombre incalculable de « pile ou face », ce qui change tout, car si un « pile ou face » c’est l’incertitude du hasard, un milliard de « pile ou face », ce sont les certitudes des grands nombres. C’est alors qu’émerge la certitude statistique.

Je ne sais pas qui se tuera sur la route le prochain week-end, cela dépend d’un nombre infini, incomptable, de causes particulières : mais à cause de cela même, je peux prédire en toute sécurité, grâce aux lois des grands nombres, que ces cas incalculables séparément seront compris entre 223 et 286 (par exemple) . Je retrouve donc une certitude.

L’apparition de la vie là où elle peut apparaître dépend en effet d’un nombre si formidable de causes qu’on peut prévoir à coup sûr que seul un miracle semblable à celui du démon de Maxwell pourrait l’empêcher d’apparaître partout où cela est possible.

Il faudrait, pour quelle n’apparût pas, que la planète concernée tire des millions de fois l’as de carreau dans un jeu indéfiniment battu et distribué. C’est possible ! Ce qui est impossible, c’est que cela se produise des milliards de fois, pour chacune des milliards de planètes où les conditions de la vie existent ou ont existé comme sur la Terre. Car la possibilité d’ensemencement de toutes les planètes est un fait cosmique permanent qu’assure l’observation universelle des acides aminés par les radioastronomes, et même peut-être, je l’ai signalé récemment, l’existence de cellules organisées vivantes dans l’espace interstellaire, selon certaines observations de Hoyle et de ses collaborateurs.

Les planètes peuvent-elles échapper à la vie ?

Essayons d’exprimer cette idée abstraite par quelque image simple, mais mathématiquement identique.

Il pleut. Les gouttes tombent dru, et au hasard. Il est parfaitement possible (quoique peu probable) que je puisse sortir sans parapluie et passer entre les gouttes, puisqu’elles tombent au hasard. Le hasard peut me favoriser ! Mais je n’ai encore rencontré personne à qui ce fût arrivé.

De même, il y a dans l’espace des milliards de planètes semblables à la Terre, baignant dans les acides aminés interstellaires. Il est bien possible, quoique improbable, que l’une d’entre elles ait échappé à l’ensemencement continu des éléments prébiotiques qui vagabondent partout à travers l’espace.

Mais on peut parier à coup sûr que, comme les planètes exposées à l’ensemencement sont des milliards, la règle est qu’elles seront ensemencées. La règle, nous avertissent les grands nombres, c’est la totalité de l’ensemencement, et même de l’ensemencement immédiat et universel dès que les conditions propres à la vie apparaissent quelque part. Passer entre les gouttes, c’est le miracle arithmétique. Il peut se produire une fois, ce miracle, tant est immense l’univers, si même il n’est pas infini. Il est exclu que ce miracle soit la règle. Rien de plus certain que cela. Je l’entends littéralement : car nulle preuve n’est plus forte que celle des grands nombres.

La chance est nulle pour que la Terre soit la seule planète où la vie se soit développée

Une preuve expérimentale, unique mais irréfutable, c’est la Terre.

Née il y a un peu plus de quatre milliards d’années, nous y trouvons déjà la vie organisée en cellules à peine quelques centaines de millions d’années plus tard [Les plus anciennes traces de vie à ce jour ont été trouvées cet été 1977 dans une roche très ancienne au sud-ouest de Baberton, en Afrique du Sud, par le paléontologiste Elso Barghoorn, de l’Université Harvard, et Andrew Knoll, géologue de l’Oberlin College, Ohio, Les organismes découverts ressemblent aux algues bleues et supposent déjà une longue évolution antérieure. Et pourtant leur âge est d’au moins 3 milliards 400 millions d’années]. L’apparition de la vie n’étant pas, comme je viens de le dire, le résultat d’un seul coup de « pile ou face », mais une longue préparation résultant d’innombrables « pile ou face », la présence de la vie sur la Terre et finalement notre existence en tant qu’hommes sur cette poussière perdue dans l’un des bras de la galaxie sont le patient aboutissement du jeu inlassablement répété des causes de l’évolution universelle. Nous ne sommes pas le miracle presque infiniment improbable de celui qui a gagné le gros lot, comme croyait pouvoir l’écrire Monod il y a bientôt dix ans (au prix d’ailleurs de quelques trompeuses beautés littéraires). Comme le dit si clairement un autre prix Nobel, parlant, lui, de sa spécialité puisqu’il est physicien [Alfred Kastler Cette étrange matière (Stock, 1976, p. 257 et suivantes de la première édition)], si l’avènement de la vie est si hautement improbable que la chance pour qu’elle se manifeste ailleurs dans l’univers est nulle, la chance est également nulle pour qu’elle se soit produite sur notre planète. Si donc elle s’y est produite, c’est qu’elle n’est pas, selon l’expression mathématiquement absurde de Monod, presque infiniment improbable. C’est qu’elle est l’inéluctable produit d’une causalité universellement à l’œuvre. Presque infiniment improbable, cela veut dire, face aux nombres inimaginablement grands de la cosmologie, infiniment probable. C’est-à-dire exactement le contraire.

Une conclusion renversante : «ils » sont là depuis toujours !

Je ne perds pas de vue l’œuf de Christophe Colomb, que le lecteur prenne patience. Nous l’allons voir éclore, que dis-je, exploser !

Le flux de ces raisonnements, d’une simplicité cristalline, ne pouvait pas ne pas faire son chemin depuis les calculs de Stephen Dole, vieux maintenant de quinze ans. Leur toute simple conclusion s’exprime depuis quelques années, et surtout depuis quelques mois, dans les plus vénérables publications scientifiques, signée des meilleurs noms, assortie de tous les calculs [On en trouvera le résumé, assorti de toutes les références antérieures, dans l’article publié par Science le 6 mai 1977 sous le nom de deux savants du Jet Propulsion Laboratory (le fameux J.P.L. qui déposa les deux engins Viking sur la surface de Mars, où ils attendent en sommeil, mais toujours en état de marche, de nouveaux ordres). Les deux savants s’appellent T.B.H. Kuiper et M. Morris et leur article « Search for Extra-terrestrials Civilisations »].

Cette conclusion, c’est que : 1) les éléments de la vie révélant leur présence universelle par la radioastronomie, 2) la présence de planètes étant démontrée par l’observation micrométrique d’à peu près toutes les étoiles observables de cette façon, 3) des milliards d’étoiles pourvues de planètes étant plus âgées que le Soleil de milliards d’années, 4) le voyage interstellaire étant dès maintenant réalisable par notre technologie, il s’ensuit (et c’est là la conclusion si simple et gigantesque) que toutes les étoiles de la galaxie, y compris bien sûr le Soleil, ont été explorées et sont surveillées depuis des milliards d’années par des races galactiques plus avancées que nous. Bref, « ils » sont là depuis le fond le plus ancien de notre histoire, de notre préhistoire, depuis même la naissance du Soleil et de ses planètes, et naturellement, depuis l’origine même de la Terre, depuis l’origine de la vie terrestre.

D’autres considérations, trop longues pour être exposées ici, montrent que même si ces êtres avaient reculé devant les périls et aventures de la diaspora galactique, ils y auraient été forcés par l’inéluctable évolution des étoiles, qui finissent par exploser en supernovae, exterminant toute vie qui ne prendrait pas le large : toute vie intelligente de l’univers est obligée par la force des choses à abandonner sa planète originelle pour se lancer dans la colonisation galactique. La galaxie est donc depuis des millénaires innombrables entièrement explorée, sinon colonisée.

Nous pensions être les seuls

Maintenant, considérons sans ciller le nouvel œuf de Christophe Colomb : de quelque façon encore inimaginable (inimaginable à cause de notre jeunesse scientifique et technique, quatre cents ans à peine), des êtres sont là, quelque part dans notre système solaire ou dans ses alentours, nous observant depuis toujours, connaissant tout de nous-mêmes, ayant tout vu, peut-être tout enregistré, la naissance de l’homme, Sumer, les Pyramides, l’Exode d’Egypte, le miracle grec, le Golgotha, l’effondrement de l’Antiquité… Nous pensions être seuls, nous nous affrontions dans des guerres, nous adorions nos dieux. Et ils étaient là, dans nos coulisses.

Quel tremblement de terre ! Quelle totale remise en question ! Nous placions l’homme au centre de toutes choses, Descartes expliquait son Cogito, Kant ses antinomies, Platon, More, Marx nous enseignaient leurs utopies, Alexandre conquérait l’Asie, Bach construisait ses fugues, et rien de tout cela peut-être ne se perdait dans le temps !

Sont-ils intervenus dans ce courant des siècles que nos historiens jouaient, comme de pauvres enfants aveugles, à rationaliser sans jamais lever leurs yeux vers le ciel ? Ne sont-ils pour rien dans ces mystères que sont la naissance du peuple juif, celle du miracle grec, dans l’affolement qui semble présentement s’emparer des hommes ?

Que de questions que l’on croyait claires doivent être maintenant réexaminées avec l’arrière-pensée du fantastique, du cosmique, du global !

Mais pourquoi restent-« ils » silencieux ?

Car ce ne sont là que des questions, mais qui peut-être ont pris un sens dépassant toute imagination.

Pourquoi cette diaspora de l’esprit dans les espaces sidéraux s’est-elle toujours cachée de nous ? Que signifie ce silence ? Ou bien peut-être ne voyons-nous pas ce qui crève les yeux ? Ou encore, comme je l’écrivais il y a tout juste vingt ans, sommes-nous semblables à la souris qui grignote le livre, condamnée à ne jamais comprendre ce que dit le livre, et que pourtant elle voit comme nous ?

L’homme, s’éveillant du cauchemar de solitude, retrouve son devenir

Les Américains, que rien n’abat, sont en train d’élaborer des programmes d’investigation. Si ces intelligences communiquent entre elles, disent-ils, peut-être saurons-nous nom glisser dans leur dialogue, écouter aux portes. A mon avis d’Européen sceptique, les Américains ne trouveront rien avec leurs radiotélescopes.

Je ne vois pas pourquoi cette pensée installée depuis si longtemps dans le futur communiquerait encore avec elle-même par des émissions électromagnétiques, c’est-à-dire par un moyen qui doit lui paraître bien primitif et périmé. A moins qu’elle-même, en utilisant ce moyen que nous savons comprendre, décide de nous accueillir. Mais serait-ce un bien pour nous ? Est-ce par hasard qu’elle ne s’est jamais manifestée ? N’est-ce pas plutôt à nous seuls d’accéder où elle est ?

Et peut-être, pour en être dignes, devrons-nous d’abord nous transformer, abdiquer la vieille loi terrestre de violence qui fit notre espèce et qui toujours nous guide ? Peut-être sont-« ils » ceux qu’Homère appelait les habitants du vaste ciel, les immortels, hoi en tô enru ouranô, et dont l’oracle était : Connais-toi toi-même. Peut-être. Mais le monde chancelle sur un inscrutable avenir. L’homme s’éveille à jamais de son vieux cauchemar, la solitude, pour découvrir qu’il dormait dans un abîme. Il croyait avoir perdu son avenir. Il découvre n’être pas encore né. Il faut tout reprendre de zéro.

Aimé Michel.

(Revue Question De. No 22. Janvier-Février 1978)

Aimé Michel ne tient pas à être assimilé à un spécialiste des OVNI ou des extra-terrestres malgré les articles ou les ouvrages qu’il a publiés à ce sujet. Il refusait encore récemment à un grand poste de radio périphérique de répondre aux questions des auditeurs. Cependant, à la lumière des découvertes récentes de la radioastronomie et de la physique, il ne peut pas ne pas poser — mais à un autre niveau — la question de la probabilité d’une vie sur d’autres planètes et, partant, de l’existence d’autres intelligences dans d’autres galaxies. Mais alors, comment expliquer le silence de ces êtres de l’espace ? Est-ce nous qui n’entendons rien à leur langage ? N’est-ce pas nous qui devons changer et donc tout reprendre de zéro ?

Vers la fin de 1962, on pouvait lire un rapport rédigé par l’un des « patrons » de la Rand Corporation pour l’U.S. Air Force sur le problème général de la conquête de l’espace. L’auteur, un physicien et astronome du nom de Stephen H. Dole, refaisait une fois de plus les calculs classiques sur le nombre d’étoiles de type solaire dans la galaxie, le nombre probable des systèmes planétaires, le nombre probable des planètes où l’homme pourrait vivre ; il évaluait les possibilités existant actuellement (en 1962) de construire des engins, ou plutôt des villes spatiales, capables de quitter notre système solaire pour rejoindre d’autres étoiles, établissait que la chose était techniquement faisable, que donc ce serait fait un jour ou l’autre dans un proche avenir et il concluait qu’en s’en tenant, pour chacun de ces calculs, aux suppositions les plus pessimistes, on pouvait prévoir (je le cite) que la galaxie tout entière serait explorée et toutes ses planètes habitables colonisées par l’espèce humaine au cours du prochain million d’années. Mais, ajoutait-il, comme il est inévitable que de nombreux progrès technologiques interviendront avant que ce temps soit écoulé, la diaspora de l’humanité à travers la galaxie prendra en fait, beaucoup moins de temps.

Plusieurs de ceux qui lurent alors ces lignes se souviennent de s’être pris la tête dans les mains, pensant que cet homme était fou [Le rapport fut publié en 1964 par Blaisdell Publ. Company (New York) sous le titre Habitable Planetes for Man].

Comment ! l’humanité née il y a quelques dizaines de milliers d’années près d’une étoile datant elle-même d’à peine quatre milliards et demi d’années aurait conquis toute la galaxie avant trente mille générations ? Mais si tant de planètes étaient habitables pour l’homme, d’où Stephen Dole saurait-il qu’elles ne fussent pas déjà elles-mêmes habitées ? Et s’il suffisait d’un million d’années à la première race intelligente apparue dans la galaxie pour la conquérir tout entière, comment échapper à la conclusion que l’une au moins de ces races ayant apparu autour des étoiles bien plus vieilles que le Soleil avait déjà occupé le ciel entier depuis des centaines de millions de siècles ?

C’est une loi historique : les grandes révolutions intellectuelles, celles qui mettent fin à une civilisation ou qui en fondent une autre, sont toujours imperceptibles au début, très simples, et cependant longues à s’imposer.

Leur symbole est l’œuf de Christophe Colomb. Qui ne comprend au premier coup l’œuf de Christophe Colomb ? Mais combien de temps fallut-il pour admettre son effrayante conséquence : que la Terre n’est qu’une petite boule suspendue dans l’espace infini ?

J’en sais, j’en lis encore, et des moins sots, qui persistent inconsciemment à raisonner comme si la Terre était plate, comme si elle n’était pas ce grain de poussière perdu dans les effrayantes profondeurs du ciel cosmique, que nous ont montré les photos prises de la Lune ou de plus loin.

La vie s’est-elle développée ailleurs que sur la Terre ?

Evidemment, pour saisir la conséquence universelle de l’œuf de Christophe Colomb, il faut admettre que la vie s’est développée ailleurs que sur la Terre, que la Terre n’est qu’un cas particulier semblable à un nombre indéfini d’autres, des millions ou des milliards selon la manière dont on fait le calcul.

On se trouve donc engagé à répondre à la question de savoir quelles raisons on peut avoir de supposer que la Terre est le seul astre vivant de l’univers, ou bien de supposer le contraire.

Du temps de Stephen Dole, on ne disposait guère, pour répondre, que de raisons théoriques, de ces raisons « de bon sens » que la nature se plaît souvent à déconcerter en montrant, au moment de la vérification, que l’on s’était trompé, que l’on n’avait pas pensé à tout, et que la réalité était bien plus complexe et déroutante que les spéculations du bon sens. Cela aussi est une loi historique : la nature a toujours plus d’imagination que nous.

Mais depuis Dole, un flot de découvertes se sont accumulées qui réduisent à pratiquement rien la part de la spéculation.

La certitude statistique

D’abord, les astrophysiciens ont repéré, dans l’espace interstellaire, galactique, la présence universelle d’à peu près tous les acides aminés, ces briquettes de l’édifice vivant. Comme on l’a souligné depuis [Notamment les deux Belges Jules Duchesne et Ilga Prigogine, ce dernier prix Nobel 1977 de physique], la question : La vie est-elle apparue ici ou là ? exclut une réponse par oui ou non, car c’est une réponse statistique jouant sur de très grands nombres (vraiment très grands). C’est une question du genre : Les feuilles d’automne tombent-elles des arbres ailleurs que dans mon jardin ? L’apparition de la vie n’est pas un problème de « pile ou face », ce n’est pas le problème d’un « pile ou face », mais celui d’un nombre incalculable de « pile ou face », ce qui change tout, car si un « pile ou face » c’est l’incertitude du hasard, un milliard de « pile ou face », ce sont les certitudes des grands nombres. C’est alors qu’émerge la certitude statistique.

Je ne sais pas qui se tuera sur la route le prochain week-end, cela dépend d’un nombre infini, incomptable, de causes particulières : mais à cause de cela même, je peux prédire en toute sécurité, grâce aux lois des grands nombres, que ces cas incalculables séparément seront compris entre 223 et 286 (par exemple) . Je retrouve donc une certitude.

L’apparition de la vie là où elle peut apparaître dépend en effet d’un nombre si formidable de causes qu’on peut prévoir à coup sûr que seul un miracle semblable à celui du démon de Maxwell pourrait l’empêcher d’apparaître partout où cela est possible.

Il faudrait, pour quelle n’apparût pas, que la planète concernée tire des millions de fois l’as de carreau dans un jeu indéfiniment battu et distribué. C’est possible ! Ce qui est impossible, c’est que cela se produise des milliards de fois, pour chacune des milliards de planètes où les conditions de la vie existent ou ont existé comme sur la Terre. Car la possibilité d’ensemencement de toutes les planètes est un fait cosmique permanent qu’assure l’observation universelle des acides aminés par les radioastronomes, et même peut-être, je l’ai signalé récemment, l’existence de cellules organisées vivantes dans l’espace interstellaire, selon certaines observations de Hoyle et de ses collaborateurs.

Les planètes peuvent-elles échapper à la vie ?

Essayons d’exprimer cette idée abstraite par quelque image simple, mais mathématiquement identique.

Il pleut. Les gouttes tombent dru, et au hasard. Il est parfaitement possible (quoique peu probable) que je puisse sortir sans parapluie et passer entre les gouttes, puisqu’elles tombent au hasard. Le hasard peut me favoriser ! Mais je n’ai encore rencontré personne à qui ce fût arrivé.

De même, il y a dans l’espace des milliards de planètes semblables à la Terre, baignant dans les acides aminés interstellaires. Il est bien possible, quoique improbable, que l’une d’entre elles ait échappé à l’ensemencement continu des éléments prébiotiques qui vagabondent partout à travers l’espace.

Mais on peut parier à coup sûr que, comme les planètes exposées à l’ensemencement sont des milliards, la règle est qu’elles seront ensemencées. La règle, nous avertissent les grands nombres, c’est la totalité de l’ensemencement, et même de l’ensemencement immédiat et universel dès que les conditions propres à la vie apparaissent quelque part. Passer entre les gouttes, c’est le miracle arithmétique. Il peut se produire une fois, ce miracle, tant est immense l’univers, si même il n’est pas infini. Il est exclu que ce miracle soit la règle. Rien de plus certain que cela. Je l’entends littéralement : car nulle preuve n’est plus forte que celle des grands nombres.

La chance est nulle pour que la Terre soit la seule planète où la vie se soit développée

Une preuve expérimentale, unique mais irréfutable, c’est la Terre.

Née il y a un peu plus de quatre milliards d’années, nous y trouvons déjà la vie organisée en cellules à peine quelques centaines de millions d’années plus tard [Les plus anciennes traces de vie à ce jour ont été trouvées cet été 1977 dans une roche très ancienne au sud-ouest de Baberton, en Afrique du Sud, par le paléontologiste Elso Barghoorn, de l’Université Harvard, et Andrew Knoll, géologue de l’Oberlin College, Ohio, Les organismes découverts ressemblent aux algues bleues et supposent déjà une longue évolution antérieure. Et pourtant leur âge est d’au moins 3 milliards 400 millions d’années]. L’apparition de la vie n’étant pas, comme je viens de le dire, le résultat d’un seul coup de « pile ou face », mais une longue préparation résultant d’innombrables « pile ou face », la présence de la vie sur la Terre et finalement notre existence en tant qu’hommes sur cette poussière perdue dans l’un des bras de la galaxie sont le patient aboutissement du jeu inlassablement répété des causes de l’évolution universelle. Nous ne sommes pas le miracle presque infiniment improbable de celui qui a gagné le gros lot, comme croyait pouvoir l’écrire Monod il y a bientôt dix ans (au prix d’ailleurs de quelques trompeuses beautés littéraires). Comme le dit si clairement un autre prix Nobel, parlant, lui, de sa spécialité puisqu’il est physicien [Alfred Kastler Cette étrange matière (Stock, 1976, p. 257 et suivantes de la première édition)], si l’avènement de la vie est si hautement improbable que la chance pour qu’elle se manifeste ailleurs dans l’univers est nulle, la chance est également nulle pour qu’elle se soit produite sur notre planète. Si donc elle s’y est produite, c’est qu’elle n’est pas, selon l’expression mathématiquement absurde de Monod, presque infiniment improbable. C’est qu’elle est l’inéluctable produit d’une causalité universellement à l’œuvre. Presque infiniment improbable, cela veut dire, face aux nombres inimaginablement grands de la cosmologie, infiniment probable. C’est-à-dire exactement le contraire.

Une conclusion renversante : «ils » sont là depuis toujours !

Je ne perds pas de vue l’œuf de Christophe Colomb, que le lecteur prenne patience. Nous l’allons voir éclore, que dis-je, exploser !

Le flux de ces raisonnements, d’une simplicité cristalline, ne pouvait pas ne pas faire son chemin depuis les calculs de Stephen Dole, vieux maintenant de quinze ans. Leur toute simple conclusion s’exprime depuis quelques années, et surtout depuis quelques mois, dans les plus vénérables publications scientifiques, signée des meilleurs noms, assortie de tous les calculs [On en trouvera le résumé, assorti de toutes les références antérieures, dans l’article publié par Science le 6 mai 1977 sous le nom de deux savants du Jet Propulsion Laboratory (le fameux J.P.L. qui déposa les deux engins Viking sur la surface de Mars, où ils attendent en sommeil, mais toujours en état de marche, de nouveaux ordres). Les deux savants s’appellent T.B.H. Kuiper et M. Morris et leur article « Search for Extra-terrestrials Civilisations »].

Cette conclusion, c’est que : 1) les éléments de la vie révélant leur présence universelle par la radioastronomie, 2) la présence de planètes étant démontrée par l’observation micrométrique d’à peu près toutes les étoiles observables de cette façon, 3) des milliards d’étoiles pourvues de planètes étant plus âgées que le Soleil de milliards d’années, 4) le voyage interstellaire étant dès maintenant réalisable par notre technologie, il s’ensuit (et c’est là la conclusion si simple et gigantesque) que toutes les étoiles de la galaxie, y compris bien sûr le Soleil, ont été explorées et sont surveillées depuis des milliards d’années par des races galactiques plus avancées que nous. Bref, « ils » sont là depuis le fond le plus ancien de notre histoire, de notre préhistoire, depuis même la naissance du Soleil et de ses planètes, et naturellement, depuis l’origine même de la Terre, depuis l’origine de la vie terrestre.

D’autres considérations, trop longues pour être exposées ici, montrent que même si ces êtres avaient reculé devant les périls et aventures de la diaspora galactique, ils y auraient été forcés par l’inéluctable évolution des étoiles, qui finissent par exploser en supernovae, exterminant toute vie qui ne prendrait pas le large : toute vie intelligente de l’univers est obligée par la force des choses à abandonner sa planète originelle pour se lancer dans la colonisation galactique. La galaxie est donc depuis des millénaires innombrables entièrement explorée, sinon colonisée.

Nous pensions être les seuls

Maintenant, considérons sans ciller le nouvel œuf de Christophe Colomb : de quelque façon encore inimaginable (inimaginable à cause de notre jeunesse scientifique et technique, quatre cents ans à peine), des êtres sont là, quelque part dans notre système solaire ou dans ses alentours, nous observant depuis toujours, connaissant tout de nous-mêmes, ayant tout vu, peut-être tout enregistré, la naissance de l’homme, Sumer, les Pyramides, l’Exode d’Egypte, le miracle grec, le Golgotha, l’effondrement de l’Antiquité… Nous pensions être seuls, nous nous affrontions dans des guerres, nous adorions nos dieux. Et ils étaient là, dans nos coulisses.

Quel tremblement de terre ! Quelle totale remise en question ! Nous placions l’homme au centre de toutes choses, Descartes expliquait son Cogito, Kant ses antinomies, Platon, More, Marx nous enseignaient leurs utopies, Alexandre conquérait l’Asie, Bach construisait ses fugues, et rien de tout cela peut-être ne se perdait dans le temps !

Sont-ils intervenus dans ce courant des siècles que nos historiens jouaient, comme de pauvres enfants aveugles, à rationaliser sans jamais lever leurs yeux vers le ciel ? Ne sont-ils pour rien dans ces mystères que sont la naissance du peuple juif, celle du miracle grec, dans l’affolement qui semble présentement s’emparer des hommes ?

Que de questions que l’on croyait claires doivent être maintenant réexaminées avec l’arrière-pensée du fantastique, du cosmique, du global !

Mais pourquoi restent-« ils » silencieux ?

Car ce ne sont là que des questions, mais qui peut-être ont pris un sens dépassant toute imagination.

Pourquoi cette diaspora de l’esprit dans les espaces sidéraux s’est-elle toujours cachée de nous ? Que signifie ce silence ? Ou bien peut-être ne voyons-nous pas ce qui crève les yeux ? Ou encore, comme je l’écrivais il y a tout juste vingt ans, sommes-nous semblables à la souris qui grignote le livre, condamnée à ne jamais comprendre ce que dit le livre, et que pourtant elle voit comme nous ?

L’homme, s’éveillant du cauchemar de solitude, retrouve son devenir

Les Américains, que rien n’abat, sont en train d’élaborer des programmes d’investigation. Si ces intelligences communiquent entre elles, disent-ils, peut-être saurons-nous nom glisser dans leur dialogue, écouter aux portes. A mon avis d’Européen sceptique, les Américains ne trouveront rien avec leurs radiotélescopes.

Je ne vois pas pourquoi cette pensée installée depuis si longtemps dans le futur communiquerait encore avec elle-même par des émissions électromagnétiques, c’est-à-dire par un moyen qui doit lui paraître bien primitif et périmé. A moins qu’elle-même, en utilisant ce moyen que nous savons comprendre, décide de nous accueillir. Mais serait-ce un bien pour nous ? Est-ce par hasard qu’elle ne s’est jamais manifestée ? N’est-ce pas plutôt à nous seuls d’accéder où elle est ?

Et peut-être, pour en être dignes, devrons-nous d’abord nous transformer, abdiquer la vieille loi terrestre de violence qui fit notre espèce et qui toujours nous guide ? Peut-être sont-« ils » ceux qu’Homère appelait les habitants du vaste ciel, les immortels, hoi en tô enru ouranô, et dont l’oracle était : Connais-toi toi-même. Peut-être. Mais le monde chancelle sur un inscrutable avenir. L’homme s’éveille à jamais de son vieux cauchemar, la solitude, pour découvrir qu’il dormait dans un abîme. Il croyait avoir perdu son avenir. Il découvre n’être pas encore né. Il faut tout reprendre de zéro.

Aimé Michel