Aimé Michel
La grande diaspora

Il y a une dizaine d’années, considérant que l’explosion démographique humaine était le premier phénomène vivant explosif ne comportant aucun frein et donc voué par sa nature même à la catastrophe, j’écrivais que « au moment où il créait l’homme, Dieu ne savait malheureusement pas encore que la Terre est ronde ». Il faut oser reconnaître ses torts : je présente donc mes excuses à Dieu pour cette remarque erronée ; il semble en effet que, au moment où il créait l’homme, Dieu savait bel et bien, non seulement que la Terre est ronde, mais encore que son domaine prédestiné n’est pas la surface limitée d’une sphère, mais bien l’espace infini dont le centre est partout et la surface nulle part.

Les données de cet article sont aujourd’hui bien dépassées. Mais la réflexion d’Aimé Michel reste intéressante. 3M

(Revue Question De. No 26. Septembre-Octobre 1978)

Il y a vingt, vingt-cinq ans, quand Pauwels, Bergier et moi errions comme des étrangers dans le cul-de-basse-fosse d’un monde qui nous semblait préhistorique, quand les grandes préoccupations des intellectuels français étaient de savoir si l’existence précède l’essence et si Ramadier devait être considéré comme un ennemi de classe ou comme une superstructure, nous allions répétant, pour garder le moral, la maxime d’Efremov que Bergier nous avait apprise: « La terre est le berceau de l’humanité mais on ne passe pas sa vie au berceau ».

Et nous rêvions de ces temps lointains où nos arrière-petits-neveux, peut-être, se rappelleraient trois malheureux égarés dans le passé et qui avaient, avec espoir, parlé de la Grande Diaspora !

L’AVENIR, C’EST AUJOURD’HUI

Comme c’est curieux ! Ces temps naissent sous nos yeux et personne n’en parle. Pourquoi ? Serait-ce que les esprits se sont habitués ?

Je lis beaucoup et, ma foi non, ils ne sont pas habitués. La Grande Diaspora est en train de mettre son dispositif en place et, en Europe du moins, tout le monde continue de croire que la Terre est plate et le ciel vide, orné de ses deux vieux calendosses appelés Lune et Soleil, allant et venant selon des lois qu’il appartient à quelques tâcherons de luxe appelés astronomes de connaître. La science est-elle utile ? se demande gravement tel de nos maîtres. Et de répondre que, du moins, elle peut se rendre utile si elle sert la politique, la bonne politique s’entend, celle pour laquelle on s’entre-tue.

Avec l’âge vient la sagesse, paraît-il. Il y a vingt, vingt-cinq ans, nous étions indignés. Nous grimpions sur les toits pour crier : Réveillez-vous ! Vous vivez la plus grande époque de l’histoire et vous ne le savez pas ! Vous ne voulez pas le voir ! Alors nous avons fait Planète. Si vous en avez la collection, relisez-la. Tout ce que nous annoncions est arrivé. Nous nous sommes trompés sur un point capital : ce que nous annoncions pour un jour lointain, nous le voyons de nos yeux. Voici quelques faits actuels et que l’on peut continuer de ne pas voir. L’homme est installé dans l’espace. Plus de mille satellites « y travaillent pour nous » comme les poids lourds. J’ai entendu l’autre jour un concert en direct donné par le Grand Orchestre de Pékin et retransmis par l’espace. Au programme, il y avait du Berlioz, que le Grand Timonier, proprement crevé entretemps, avait jeté dans les poubelles de l’histoire.

Ce n’est rien. On a marché sur la Lune. Ce n’est rien non plus. L’espace est devenu l’une des affaires financières les plus sûres, rapportant beaucoup plus que la culture des pommes de terre, l’extraction du charbon, la fabrication des autos. Comment ? En louant ses moyens de télécommunication, de téléprospection, de surveillance du temps, de surveillance agricole (la Bourse des céréales, à Chicago, calcule ses prix de la saison prochaine et prépare ses stocks en fonction des photos des champs de blé ukrainiens prises jour après jour du haut de l’espace). Ce n’est rien non plus. On prépare une nouvelle métallurgie, une nouvelle chimie, une nouvelle électronique, une nouvelle biologie en milieu naturellement vide et sans pesanteur. Et tout cela n’est rien, vous dis-je ! C’est seulement la fin des programmes de la NASA conçus (les plus récents) il y a dix ans.

C’ÉTAIT UN THEME DE SCIENCE-FICTION

Non, tout cela n’est rien. Von Braun est mort ayant réalisé son rêve, la conquête de la Lune. Le prophète du rêve suivant après la N.A.S.A., après Von Braun c’est Gérard O’Neil.

Il a cinquante ans, une vitalité de cheval, une formidable compétence à la fois d’ingénieur et de savant (c’est lui qui a inventé l’anneau de stockage des particules, qui donne leur forme circulaire si curieuse aux grands accélérateurs d’où nous vient la connaissance des hautes énergies, des quarks, etc.). Il est professeur à Princeton, après des années au M.I.T. Il a rassemblé autour de lui des équipes de savants à son image, et tous sont possédés par une seule idée (comme l’idée fixe de Von Braun d’aller sur la Lune) : les temps sont venus pour l’homme, disent-ils de se lever de son berceau, de dire adieu à la Terre et de commencer la Grande Diaspora. La Grande Diaspora où ?

Dans les étoiles. Dans toutes les étoiles de la galaxie, au nombre de cent ou deux cents milliards, qui, toutes, sont des soleils.

Voilà l’obsession de ces hommes qui ont commencé à réaliser l’après-N.A.S.A. Il y a dix ans, la Grande Diaspora était un thème de science-fiction : on lisait encore comme une épopée du lointain avenir Fondation, d’Isaac Asimov. En réalité, peu y croyaient et plusieurs, y compris moi, avaient démontré l’impossibilité de ce rêve au moins pour les siècles à venir. L’argument apparemment sans réplique était la durée du voyage le plus bref : du Soleil à la plus proche étoile, cette durée devait être évaluée en siècles. On ne pouvait donc l’imaginer qu’au prix de l’un ou l’autre de deux moyens alors également impossibles : l’hibernation des voyageurs qui suspendrait leur vie pendant toute cette durée, comme dans le film 2001, Odyssée de l’espace ou bien leur départ avec tous les moyens de vivre en autonomie et de se reproduire pendant des générations à l’intérieur d’immenses mondes artificiels. Ces deux moyens semblaient l’un et l’autre illusoires.

UN PROJET TRES AVANCE…

Sur ce, vers le début des années 70, Gérard O’Neil fut frappé par un slogan des contestataires de l’écologie politique dénonçant le saccage de « notre vaisseau spatial, la Terre ». Et il commença de réfléchir sur ce vaisseau spatial naturel, de réfléchir très vite, d’en discuter avec toutes sortes de spécialistes. En moins de deux ans, il parvint à la conclusion que la construction de mondes artificiels de dimensions kilométriques ne présentait aucune difficulté technique qui n’eût été déjà résolue au cours de la première flambée de l’astronautique. Non sans saisissement, il dut admettre que les seules difficultés étaient d’ordre économique : on pouvait, avec les seules connaissances déjà utilisées alors, construire dans l’espace ces mondes fabuleux décrits par Asimov ou Aldis, longs de dizaines de kilomètres, épais de cinq ou six, et les lancer à la conquête des étoiles.

Ayant converti un nombre suffisant de ses collègues, ils se mirent au travail pour examiner chaque détail. Ils aboutirent vers 1972 au scénario suivant : D’abord, organiser une métallurgie spatiale à partir des matières premières lunaires maintenant bien connues, illimitées en quantité, moins chères que sur terre, plus faciles à arracher à une attraction faible et à transporter aux emplacements voulus.

Quels emplacements ? Deux sont tout indiqués : les « points » de Lagrange » 4 et 5 qui sont, dans l’espace, deux pointes fixes par rapport à la Terre et à la Lune, et où les accélérations s’annulent (ils sont appelés « points de Lagrange » du nom du mathématicien français qui les calcula au siècle dernier comme une simple curiosité). Convoyés jusqu’aux « points de Lagrange », ces matériaux seraient traités sans problème dans le vide, grâce à une source d’énergie illimitée : le soleil, donnant par millions de tonnes l’acier, l’aluminium, le titane, le magnésium, le calcium, le silicium, l’oxygène, etc.

Alors commencerait la construction proprement dite, aboutissant à la création d’un monde artificiel capable, pour commencer, d’accueillir quelques centaines ou milliers d’individus formant une petite société autonome dans une pesanteur artificielle assurée par rotation et une micronature entièrement reconstituée : plantes, arbres, jours, nuits et atmosphère aux mouvements et précipitations soigneusement réglés, etc.

Ici, on est saisi d’un doute. Ces savants ne sont-ils pas fous ? Où prendre l’argent de projets aussi monstrueux ? Et à supposer qu’on le trouve, à quoi bon ce gaspillage, quand la Terre est encore aux deux tiers sous-développée ?

… ECONOMIQUEMENT RENTABLE

Des économistes collaborent à ces projets. C’est peut-être d’eux qu’est venue la plus grande surprise. Car, après tout, des projets délirants ont toujours existé dans les cartons de savants fous. Encore faut-il qu’ils soient économiquement justifiables.

Or, dès 1975 (un an après le début de la crise mondiale), les économistes montraient chiffres en main que, si l’on entreprenait aussitôt de réaliser ces projets, ils commenceraient quinze ans plus tard en 1990 à devenir bénéficiaires, et qu’en une décennie de plus ils seraient capables de régler définitivement pour la Terre le problème de l’énergie en transmettant sous forme de faisceaux d’ondes concentrés autant d’énergie d’origine solaire que 1’on voudrait.

Quant aux prix, toujours en 1975, les chiffres suivants étaient fournis. Compte tenu du prix de revient du canal de Panama (réduit en dollars 1975) : 2 milliards, du prix du programme de la navette spatiale (déjà bien avancée, comme on sait) : 8 milliards de dollars, du projet Apollo (terminé) : 39 milliards de dollars, compte tenu de tous ces projets « délirants » du passé, le coût du projet « Indépendance » (le vaisseau spatial entièrement autonome) devait être fixé à 600 ou 2000 milliards de dollars, selon la dimension du premier plan retenu.

LE VÉRITABLE DOMAINE DE L’HOMME

Maintenant, laissons aux techniciens les détails techniques (qui ont été publiés dans Nature, Physic Today, Science, etc., et dont on trouvera une bibliographie extensible dans Spaces Colonies, livre collectif, niveau bonne vulgarisation, Penguin Books, 1977) et attachons-nous plutôt aux idées qui découlent de la colonisation spatiale préparée par les savants qui sont en train de prendre la suite de la N.A.S.A.

La première idée déjà proclamée au début du siècle par le visionnaire Tsiolkowski est que la surface d’une planète n’est pas le lieu requis pour l’expansion d’une civilisation technologique. Les planètes sont le lieu où évoluent les espèces végétales et animales, ainsi que l’intelligence créatrice, jusqu’au moment où l’espace lui devient accessible. C’est-à-dire, pour l’homme, jusqu’à notre temps. Mais toutes les technologies développées par l’homme trouvent avantage à se libérer de la pesanteur. Le domaine propre de l’homme n’est pas la Terre, c’est l’Espace.

Remarquons l’une des plus curieuses préadaptations de l’homme à l’espace : toutes les espèces terrestres obéissent à une loi écologique qui en limite et en équilibre l’expansion, toutes sauf l’homme.

Il y a une dizaine d’années, considérant que l’explosion démographique humaine était le premier phénomène vivant explosif ne comportant aucun frein et donc voué par sa nature même à la catastrophe, j’écrivais que « au moment où il créait l’homme, Dieu ne savait malheureusement pas encore que la Terre est ronde ».

Il faut oser reconnaître ses torts : je présente donc mes excuses à Dieu pour cette remarque erronée ; il semble en effet que, au moment où il créait l’homme, Dieu savait bel et bien, non seulement que la Terre est ronde, mais encore que son domaine prédestiné n’est pas la surface limitée d’une sphère, mais bien l’espace infini dont le centre est partout et la surface nulle part.

Le lecteur qui n’a encore rien lu sur les projets dont il est ici question doit maintenant s’asseoir et prendre son souffle  — et peut-être un cordial. Car il va être question des dimensions de ces projets. Les techniciens américains montrent facilement que tout cela sera utile en proportion de sa grandeur. Par le seul poids de l’intérêt qu’y trouveront les hommes, les mondes artificiels auront tendance à être aussi vastes que possible. La limite est donc celle de la résistance des matériaux, ce qui donne actuellement des projets de mondes artificiels peuplés de un à deux millions d’individus, ayant cinquante kilomètres de long, comportant des forêts, des rivières, une ou plusieurs petites mers, des prairies avec des vaches, etc.

Folie ? Mais, en 1940, qui n’eut dit « folie » en lisant une description du monde actuel ? Il y a moins de cent ans, Jules Verne décrivait dans une nouvelle qu’il croyait, et que chacun croyait, plus qu’anticipatrice : déraisonnable, folle, « Une journée de l’an 3000 ». Or, tout ce qu’il avait prévu est réalisé depuis longtemps (moins d’un siècle après, répétons-le) et il n’avait pas su prévoir le plus important (l’ordinateur, l’énergie nucléaire, etc.). Répétons aussi que l’espace est déjà une affaire financière excellente et que ses richesses deviendront inépuisables par la franche colonisation c’est-à-dire la Diaspora. Comme le dit O’Neil, l’espace est la Nouvelle Frontière (nom que donnaient les Américains à leur Far West) mais une frontière illimitée, où les hommes et les femmes qui ne peuvent supporter leur diversité pourront s’assembler par affinités, partir à jamais, s’en aller essaimer autour des autres étoiles.

OU SONT LES AUTRES ?

Avec les seuls moyens actuels, si ces mondes artificiels commencent à quitter la Terre dans quelques décennies et à se multiplier d’étoile en étoile, une évaluation grossière faite par Stephen Dole montre que la galaxie entière peut être colonisée par l’homme d’ici un à dix millions d’années. Quand on y réfléchit, pourtant, il y a dans cette perspective quelque chose qui cloche : s’il ne faut que dix millions d’années à une espèce intelligente pour coloniser la galaxie, il suffit qu’il ait existé une seule espèce intelligente il y a plus de dix millions d’années pour que toute la galaxie soit déjà colonisée, notre système solaire compris ! Or, les astronomes pensent qu’il existe des milliards d’espèces intelligentes et que beaucoup l’étaient delà il y a des milliards d’années. Donc, les « Autres » sont là depuis un temps incalculable. Mais alors, où sont-ils ? Pourquoi ne les voit-on pas ?

« Pourquoi ne les voit-on pas ? » déjà Charles Fort se posait la question. Mais vraiment, ne les voit-on pas ? Relisons le paragraphe précédent : il suppose que les colonies spatiales d’O’Neil se multiplieront dans l’espace sans évoluer. Ce qui est évidemment une folie, la plus aberrante, celle de se croire le nombril du monde. Si l’espace est parcouru depuis des milliards d’années par des êtres poursuivant leur évolution, que pouvons-nous dire d’eux ? De l’homme, que peut dire l’escargot ? Quant à moi, je crois que nous les voyons (A. Michel : Mystérieux Objets célestes (Seghers, 1978). Je donne dans ce livre le point le plus récent de mes réflexions sur ce sujet) et que les réflexions auxquelles ils nous obligent ne font que commencer d’ébranler les idées traditionnelles de l’homme sur sa nature et sur sa destinée (Bertrand Méheust Science-Fiction et Soucoupes volantes (Mercure de France, 1978). Je suis surpris que ce livre étonnant n’ait pas encore fait plus de bruit).

Sur ces questions, il faut, selon moi, tout reprendre à zéro. Les philosophes reculent, quelques-uns sourient. Pendant ce temps, O’Neil prépare tranquillement la Grande Diaspora. Ce qui ne viendra pas des philosophes viendra des techniciens. N’oublions pas que la navette spatiale ce machin dont les journaux nous parlent à peine — poursuit sa petite carrière d’engin spatial peu spectaculaire. Elle sera bientôt au point. Et la navette spatiale est le premier outil de l’énorme projet, son premier pas, qui entraînera tout le reste.

Aimé Michel