Robert Linssen
A la recherche du « toucher juste »

Les pensées qui se déroulent dans le champ de notre intériorité n’ont en général que très peu de rapport avec les circonstances que nous vivons. Le moment présent n’est jamais vécu dans la plénitude de sa momentanéité. Nous sommes tellement repliés sur nous-mêmes et esclaves de préoccupations mesquines qu’il nous arrive fréquemment d’être dans l’impossibilité d’écouter autrui. Le vacarme de nos pensées égoïstes nous coupe littéralement des réalités concrètes malgré nos prétentions d’y être pleinement attentifs.

Publié sous le nom de Yves de Lindenberg (pseudonyme de R. Linssen)

(Revue Être Libre, Numéro 328, Décembre 1993)

En cette fin du XXe siècle, nombreux sont les êtres humains désemparés face à l’acuité des crises se déclarant dans l’universalité des activités humaines : la montée progressive de la violence, la croissance de la criminalité et de toutes les formes de la délinquance plongent beaucoup de personnes dans l’angoisse. Tous les aspects de la sécurité matérielle disparaissent les uns après les autres.

Quand souffle la tempête, seuls résistent les arbres aux racines profondément enfouies dans le sol.

Les maîtres spirituels de tous les temps ont prévu l’imminence d’une période de crises et de destructions se situant l’intersection de deux cycles de l’évolution humaine : fin du « Kali Yuga » ère du fer et du sang, liée à l’affirmation des egos et du mental. Cette phase critique serait suivie du « Satya Yuga », ère d’harmonie où s’épanouissent enfin les richesses d’amour ou d’intelligence supramentale liées à la « vision holistique ».

Mais la période de transition se situant au seuil du IIIe millénaire voit l’effondrement de la plupart des certitudes qu’offraient les religions traditionnelles. La véritable délinquance des maîtres et les diverses corruptions conduisent beaucoup d’êtres humains dans la situation dramatique de noyés voyant sombrer les unes après les autres les bouées salvatrices porteuses de leurs ultimes espoirs.

Au cours de telles crises, chacun cherche un support, une terre ferme ou se poser afin de trouver un minimum de paix et de sécurité.

Seule la vie intérieure donnera une réponse saine et naturelle aux appels légitimes que provoquent les crises morales, religieuses, sociales et politiques déchirant le monde actuel. L’orientation vers l’écoute intérieure nous permettra enfin et de façon définitive de toucher du vrai. L’art du toucher juste comporte un itinéraire qui, partant des réalités concrètes, immédiatement accessibles, nous conduit dans des domaines de notre intériorité comportant des richesses spirituelles dont nous ne soupçonnons pas l’existence.

Dans le Jeu de la vie, la nature nous a donné les atouts de toutes les cartes. Nous les avons en mains. Ce sont les facultés d’attention, d’amour, de vision, de toucher. Ces dernières sont parmi les plus essentielles pour nous apprendre à voir les choses de l’intérieur et nous sensibiliser au toucher de la substantialité suprême.

Les trois phases de l’art du toucher

La première phase est celle qui nous est la plus familière. Nous la vivons sans y prêter attention. Une sorte de distraction irrésistible due à la superficialité et l’agitation masque à nos yeux les richesses de chaque instant. Les rythmes endiablés de la vie moderne nous conduisent à courir toute la journée, à prendre nos repas debout dans un « snack ». L’ampleur de notre agitation mentale est liée à nos avidités, à nos recherches de plaisir. Tous les conflits et luttes quotidiennes en résultent. Cette attitude nous éloigne de la sérénité et de l’équilibre d’un rythme de vie harmonieux. Aux yeux des Sages, la vie de la plupart d’entre nous se déroule comme un rêve individuel entraîné dans le rêve d’une démence collective.

Les pensées qui se déroulent dans le champ de notre intériorité n’ont en général que très peu de rapport avec les circonstances que nous vivons. Le moment présent n’est jamais vécu dans la plénitude de sa momentanéité. Nous sommes tellement repliés sur nous-mêmes et esclaves de préoccupations mesquines qu’il nous arrive fréquemment d’être dans l’impossibilité d’écouter autrui. Le vacarme de nos pensées égoïstes nous coupe littéralement des réalités concrètes malgré nos prétentions d’y être pleinement attentifs.

En bref, les énergies de notre attention sont déchirées, diluées dans un processus horizontal venant d’un passé lointain pour se diriger vers un avenir hypothétique. Le présent n’est jamais pleinement vécu. Bien au contraire, il passe complètement inaperçu.

Il est un simple passage dénué de toute importance. Les agités du monde moderne ne se rendent pas compte de l’absence de contacts qu’ils ont avec les réalités concrètes. Ceux-ci sont pratiquement inexistants.

Telles sont les raisons pour lesquelles tant de gens sont distraits.

Nos facultés sensorielles et plus particulièrement celles de l’écoute et du toucher sont considérablement amoindries. Le potentiel considérable de révélation et de prise de conscience que l’exercice des sens permettrait de nous enseigner est pratiquement inopérant.

L’hyper-intellectualité dominante a corrompu la sagesse instinctive du corps. Celle-ci existe encore chez les animaux sauvages tandis qu’elle s’atrophie chez les animaux domestiques au contact de l’humain dans son provisoire éloignement de la sagesse naturelle.

En résumé, au cours de cette première phase de l’exercice des facultés sensorielles, les enseignements de nos facultés tactiles n’ont pas encore la possibilité de nous révéler les richesses de leur rôle véritable

Bien au contraire. Notre agitation mentale prédominante tendrait à nous suggérer — lors de toute activité sensorielle — des affichages mentaux inadéquats ou disproportionnés. C’est ce qui sa passe dans la sexualité.

En bref, au cours de cette première phase, le sens du toucher n’apporte que peu d’utilité dans les perspectives d’évolution intérieure qui nous intéressent ici.

Mais, comme le disent les maîtres taoïstes, les CRISES qui résultent de nos erreurs, de nos excès, de nos insuffisances sont des « occasions » préparant l’accès à l’épanouissement de touchers plus justes et complets.

Ce sont les touchers de la seconde phase. Ceux-ci sont évoqués dans le Zen, lors de la réponse que donne un maître à la question relative à l’Eveil intérieur. Le maître répondit simplement : « Quand j’ai faim, je mange ! » Les élèves déçus déclarèrent : « Mais nous tous mangeons lorsque nous avons faim ! » Le maître répondit : « Jamais ! Parce que lorsque vous mangez, votre mental est plein d’images évoquant des circonstances agréables du passé, ou encore, vous vous projetez dans des images relatives à des plaisirs à vivre dans l’avenir. Pour le Sage, ce n’est pas manger ».

L’exercice de nos perceptions sensorielles et de tous nos actes requiert une attention parfaite dont toutes les énergies sont concentrées dans la momentanéité de l’instant présent.

Chaque seconde comporte une unicité et des richesses qui plus jamais ne se représenteront. La sagesse taoïste déclare que« l’Infini » se trouve dans le « fini » de chaque instant.

Dans l’esprit du Sage, le « toucher » vécu distraitement lorsque les pensées y sont étrangères n’est plus un toucher. Ceci s’applique à toutes les perceptions sensorielles dont l’une des fonctions consiste à nous dégager de l’emprise des mémoires passées pour réaliser l’intensité d’une « présence au Présent », « l’Ici-Maintenant ».

Tel est le cheminement nous conduisant à un mode naturel de perception globale immédiate nous dégageant de l’emprise des processus mécaniques de la mémoire Nous libérant de la mécanicité des anciens automatismes du mental, nous avons la possibilité d’être « neufs dans l’instant neuf ». L’attention véritable est un acte de création. Dès lors, la qualité de notre attention nous ouvre les portes donnant accès à la vision d’immensité de notre véritable nature qui n’est autre que celle de la conscience et de l’ampleur infinie des profondeurs de l’univers.

C’est alors que se révèle à nous le toucher suprême dans sa plénitude de lumière, d’intelligence échappant à toute possibilité d’expression verbale. Là, toute dualité cesse.

Vision, audition, toucher, création se fondent en une seule réalité dans un éblouissement de lumière dont les tentatives de commentaires, d’ailleurs inutiles, seraient sacrilèges.

Yves de LINDENBERG.