Jean Biès
À l'école de L'Humanité Nouvelle

La pédagogie officielle fait de l’école, pour cette majorité d’enfants dont on se dit soucieux, un monde où l’on s’ennuie, parce qu’en dehors des contrôles qu’elle exerce et des diplômes qu’elle décerne, on ne la voit proposer aucun idéal de réalisation ou de dépassement, investir d’aucune mission, d’aucun message. Si elle n’est plus lieu de supplices, elle n’est sûrement pas jardin de délices : aux grincements de dents ont succédé la platitude et la monotonie, que seule parvient à transmuer en allégresse la sonnerie des fins de cours…

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 10. 1983)

Un monde où l’on s’ennuie, un monde où règne la peur. Un univers prétendu égalitaire. Voilà l’ambiance qui plane si souvent dans les lycées et collèges. Aucun idéal n’y est proposé hors celui de la réussite aux examens et aux diplômes. En revanche on fabrique des aigris ou des révoltés. Plus tard les traces et les traumatismes seront perceptibles chez l’adulte : cauchemars, névroses, complexes, etc. Sombre tableau ? Excessif ? Peut-être pour certains, mais si rares. En revanche, Jean Biès, professeur à Pau, rêve à ce que pourrait être l’éducation scolaire et cette rêverie n’a rien d’utopique dans cette école féerique qu’il évoque, école régie par cette consigne maîtresse : « Que les enfants soient heureux! ».

Il n’est point rare que l’on entende comparer aujourd’hui l’Enseignement à une galère dont les « enseignants » se­raient les galériens. C’est que ses struc­tures comme ses méthodes relèvent toutes, à divers titres, d’une mentalité régressive et répressive, reposent sur une administration napoléonienne, imposent une pédagogie tout aussi ignorante des récentes découvertes de la psychologie de l’enfant que de celles du fonc­tionnement cérébral. Sous le prétexte ou l’exigence d’améliorations et d’adaptations, les réformes succèdent aux réformes, dont la com­plexité croissante aboutit au contraire de ce qu’on escomptait, suscite déceptions et protes­tations, ajoute à l’anarchie des fins de monde : autant d’essais infructueux dont, réduits à l’état de cobayes, les citoyens de la république juvénile font les frais. Aucune solution, fût-elle émanation des « consultations de la base », n’ose rompre avec des antécédents révolus, ni n’envisage l’humain dans sa totalité ; et cela, au moment même où s’accomplit une mutation des consciences qui aspirent à une vie toute différente et souhaitent, à l’encontre d’une infantili­sation générale et obligatoire, un libre choix des activités, une part plus grande de responsabili­tés.

Monde de l’ennui, de la contrainte et de la mise en condition, l’enseignement ne répond pas à ce qu’il devrait être.

Viendra-t-on parler d’humanisme, quand celui-ci se trouve enserré dans un monde où l’exercice de l’intelligence et l’éducation de la sensibilité sont en passe de n’être plus que des annexes d’une pesante machinerie technocrati­que ? … Un fonctionnariat inhumain et phra­seur développe une espèce d’opacité rigide, ennemie de toute fraîcheur créatrice, multiplie des obligations étrangères à la païdeïa, instaure une médiocrité bureaucratique et tracassière. Signe offert à la réflexion : le métier de profes­seur est celui qui fournit aux psychiatres leur plus fort contingent de patients.

Se défiant du droit à la différence, l’éducation de masse se veut identique pour tous, malgré quelques tentatives de personnalisation pour donner le change. La culture qu’elle dispense, adaptée au plus grand nombre, se condamne par là même à se faire schématique et primaire, à n’être le plus souvent qu’un « savoir igno­rant » [1]. L’uniformisation et la baisse du niveau se font évidemment au préjudice des meilleurs, et par conséquent, à long terme, à celui d’une société tout entière. Ce ne sont plus tant des êtres heureux, épanouis, équilibrés que l’on suscite, que des matricules sur mesure conformes aux impératifs de l’économie, dressés dans la peur de l’autorité ou aban­donnés à la démagogie du laxisme. Pour peu que s’y ajoutent des endoctrinements habiles — et l’on sait l’influence qu’exercent sur les adolescents des adultes autres que leurs pa­rents, et le parti qui peut être tiré de leur malléabilité —, tout est en place, implicitement, pour la chose totalitaire.

Égalitariste par essence, l’éducation de masse néglige les différences d’aptitudes, de sensibili­tés, de mémoires, de manières d’apprendre ; il lui est commode d’ignorer que si certains apprennent mieux en groupe, d’autres appren­nent mieux solitairement : que les uns préfèrent travailler le matin, d’autres le soir ; qu’à âge physique égal, la maturité mentale n’est pas la même pour tous, non plus qu’entre les sexes. Ne pas tenir compte de ces données, c’est se référer encore aux temps barbares (et récents) où l’on ignorait tout des différentes spécialisa­tions des hémisphères du cerveau. Est-ce à dire qu’on doive préconiser un retour au précepto­rat ? Non seulement la chose n’est pas possible, mais elle n’est pas même souhaitable pour l’apprentissage social. Ce qui l’est, c’est la constitution de classes peu nombreuses et le respect des penchants et des vocations tel que nous l’exprimerons plus loin.

La pédagogie officielle fait de l’école, pour cette majorité d’enfants dont on se dit soucieux, un monde où l’on s’ennuie, parce qu’en dehors des contrôles qu’elle exerce et des diplômes qu’elle décerne, on ne la voit proposer aucun idéal de réalisation ou de dépassement, investir d’aucune mission, d’aucun message. Si elle n’est plus lieu de supplices, elle n’est sûrement pas jardin de délices : aux grincements de dents ont succédé la platitude et la monotonie, que seule parvient à transmuer en allégresse la sonnerie des fins de cours… Comment se fait-il pourtant que les yeux brillent, que règnent le calme et une attention soutenue dès que sont ouvertes les parenthèses extra-scolaires ? … Malgré quelques adoucissements, la hiérarchie des peurs établie par les adultes se réfléchit dans les rapports entre élèves et professeurs : peur d’être grondé, moqué, puni, peur d’arriver en retard, peur de n’avoir pas fait son travail, peur d’échouer à l’examen. Ce qui ne manque pas d’influer sur le comportement de l’enfant, de faire de lui un timide, plus tard un aigri ou un révolté, de laisser les traumatismes l’accom­pagner toute sa vie. On a pu démontrer que la peur sous toutes ses formes, mais aussi le morcellement des matières, la fixité des ho­raires, mais encore les camaraderies brisées, les bonnes volontés déçues, les frustrations, finis­sent par faire une accumulation d’anxiétés qui, remontant à l’âge adulte, y forment des cauche­mars, des complexes, des névroses et ces affections dénommées « pédogéniques » dont cancers et crises cardiaques ne sont pas exclus. D’où la question posée : « Se pourrait-il que nos écoles autoritaires qui poussent à la réussite, induisent de la crainte et nous font garder l’œil sur notre montre, nous aient aidés à nous installer dans la maladie de notre choix ?… » (Marilyn Ferguson, Les Enfants du Verseau, Calmann ­Lévy, 1982, p. 208, sqq.).

On aimerait supposer que le retour dans un foyer tissé d’affection remédierait aux dégâts du jour. Cela se révèle de moins en moins vrai à mesure qu’éclatent les couples, offrant à un enfant désorienté l’image peu attrayante du monde qu’on n’ose plus appeler adulte. Comme les parents, les pédagogues sont victimes des distorsions familiales, des conflits et agressions de la vie moderne, quand ce ne sont pas ceux de classes surpeuplées, remplies de confusion et de vibrations négatives. Toujours plus assimilés à de simples animateurs à temps complet, leur désir de bien faire s’émousse, se détend ; on, imagine les conséquences qui s’ensuivent au niveau du travail et du rayonnement… Cette « démission des adultes » correspond, à la fois, à l’absence de tout enracinement dans les certitudes, à la perte des valeurs et vérités fondamentales, à l’influence de ces blessures cachées qui sapent la dynamis dont les jeunes ont besoin de sentir qu’elle est là, dissipent l’exemplarité que les petits d’homme ont l’envie d’imiter. Avec l’intuition de leur âge, ceux-ci ont vite perçu si leurs « guides » sont incertains du chemin, s’ils ne croient eux-mêmes qu’à moitié à ce qu’ils enseignent : la sensation d’abandon n’est plus loin.

Un autre fait auquel les enfants ne manquent pas d’être sensibles est l’ensemble des désac­cords qu’ils devinent entre adultes, et qui, au lieu d’être dépassés, divisent et affaiblissent au niveau de querelles mesquines (Parmi ces affligeants archaïsmes, citons la lutte séculaire entre « croyants » et « laïcs », qui montre à quel point le sectarisme prévaut encore sur l’oubli mutuel des offenses et l’acceptation de croire autrement.)

Comment, dans un ordre d’idées similaire, des étudiants, confrontés à des « penseurs » qui ne font que se contredire entre eux ou avouent s’être trompés toute leur vie, peuvent-ils s’y retrouver eux-mêmes ? … Voilà bien, entre autres raisons, ce qui crée le malaise de la jeunesse, dont on voit une part accrue se réfugier dans un érotisme débridé, la révolte, la marginalité, le suicide… Sans avoir jamais été, ces générations blasées étouffent dans la « diffi­culté d’être » ; elles sont peuplées d’enfants-vieillards qui, à l’inverse du sage oriental, ont perdu la candeur de l’enfance sans avoir acquis l’expérience du vivre [2].

Un crime de lèse-civilisation

Nous venons de faire allusion à Lao-tseu. Il convient de dénoncer la provincialité dans laquelle se confine encore une école qui vante le cosmopolitisme de Montesquieu et reste obsti­nément fermée à toute espèce de pensée qui ne serait pas européenne. Il n’est plus tolérable, quand sont connus jusque chez nous les événe­ments politiques, économiques, sportifs, qui se déroulent à l’antipode, que les étudiants de l’âge planétaire soient encore maintenus dans l’ignorance des plus grands noms de la philo­sophie chinoise, arabe, hindoue, croient encore comme seuls dignes de considération les sys­tèmes occidentaux de morale, de logique ou d’analyse de l’âme. Il n’est plus tolérable qu’une Université qui se dit d’avant-garde en soit encore à imposer l’étude des idéologues du XIXe siècle et ignore sciemment, dans le champ de ses disciplines, les noms de Jung, Corbin, Eliade, Dumézil, Lupasco. L’on ne peut que s’armer des armes de l’indignation pour dé­noncer la sotte suffisance d’une culture dont l’aire de dilatation se réduit à ce « petit cap du continent asiatique » repéré par Valéry, et qui s’acharne à proscrire des programmes toute œuvre qui risquerait de la sauver de la dérision [3].

Un autre aspect encore de l’Enseignement incriminé est que, tout en ignorant les neuf dixièmes de la culture mondiale, il exige l’hypermentalisation. Fritjof Schuon fit obser­ver que « la faute de l’Orient déchu, c’est qu’il ne pense plus, celle de l’Occident déchu, qu’il pense trop et mal » (Perspectives spirituelles et Faits humains, Cahiers du Sud, 1953, p. 26). Le mental, agile et discutailleur, ne peut conduire à aucune ré­ponse définitive et assurée ; il finit par tourner à vide, se peuple d’obsessions, est à lui-même son propre tourment. Il n’a de cesse d’atteindre le fond de la « question », sans s’aviser si la question a ou n’a pas de fond ; il court après les « solutions » en oubliant de se demander s’il y a vraiment des « problèmes » ; il suscite des « pro­blèmes » là où il n’y en a pas. Ne pouvant se hausser aux évidences ultimes où, selon Aristote, « l’âme devient ce qu’elle connaît », il sécrète dépressions et névroses. L’Université est le lieu de ces sécrétions. La passion de la « recherche » pour elle-même déroule des séries de ratiocinations qui ne conduisent à rien, sinon à plus d’orgueil et d’agressivité. L’hypertrophie du sens critique fait des intellectuels privés des pratiques d’intériorité d’éternels insatisfaits. Et Carl Gustav Jung constate que « plus la raison critique prédomine, plus la vie s’appauvrit » [4].

Ainsi se perpétue un crime de lèse-civilisa­tion.

Soucieux devant l’actuel suicide de la race blanche, Jean Servier remarque que « nous appliquons à notre jeunesse, aux cellules nou­velles de notre organisme, la tutelle écrasante que nous avons étendue au reste du monde » ; et encore, que « nous proposons comme seul but possible à des adolescents d’apprendre un métier, puis de vivre pour un travail déshuma­nisé, sans autre ambition que de réussir à survivre en se dégradant » (L’Homme et l’Invisible, R. Laffont, 1964, pp. 359-360). Certes, quelques essais de sauvetage sont faits ; ils ne dépassent guère les guirlandes de la maternelle. Le tableau vert succède au noir : il n’est pas beaucoup plus champêtre. On produit comme un grand progrès la gratuité des livres scolaires : elle existait dans les pathasala sanskrites d’il y a vingt siècles… Les innovateurs, point toujours adroits, non agréés par des parents méfiants, des collègues jaloux, des administrateurs dont les automatismes n’aiment pas qu’on les dé­range, glissent au découragement, tournent à la dépression. Les pouvoirs officiels, qui détestent l’inconnu, ne s’en voient pas moins menacés par ce qui n’est peut-être que le bien-fondé de ces tentatives.

En dépit des réticences, certaines d’entre elles parviennent à prendre racine, à s’infor­mer. Montessori, Steiner, Illitch, Neill figurent parmi ces esprits audacieux qui ont réussi à se faire entendre. On doit à Marilyn Ferguson d’avoir posé un ensemble de comparaisons entre les deux paradigmes éducatifs en pré­sence : celui qui est encore en vigueur presque partout aujourd’hui, et celui qu’on souhaiterait lui substituer (M. Ferguson, opere citato, pp. 216-218). Tandis que l’éducation offi­cielle récompense le conformisme, présente des structures rigides et impose des programmes, l’éducation nouvelle admet les divergences d’opinions, offre des structures flexibles, ouvre un éventail d’activités facultatives. L’une se réclame d’un mode de pensée analytique, li­néaire, reliée au « cerveau gauche » ; elle ac­corde sa confiance au savoir théorique et livres­que ; l’autre prétend éduquer la totalité du cerveau, elle complète l’abstrait par l’expérimentation intérieure, accrédite le rôle de la technologie, s’érige en fonction de l’efficacité ; l’autre favorise l’exploration de soi, la re­cherche d’une centralité, accorde toute l’impor­tance aux relations humaines, a pour souci premier d’édifier une personne.

Des divers systèmes proches du second para­digme, pouvant renouveler la physionomie éco­lière, le plus complet est celui dont Shrî Aurobindo et la Mère ont posé les bases en créant à Pondichéry le Centre international d’éducation [5]. Si, comme on se plaît à le penser à juste titre, l’Orient est susceptible de venir en aide à l’Occident, il l’est particulière­ment dans un domaine tel que celui de la pédagogie. Il ne s’agit point d’importer, yeux fermés, d’imiter par vœu de pauvreté volontaire quelque inspiration étrangère mais, comme toujours, de choisir les éléments assimilables, de les adapter, de les fondre en ce que nous proposons ici. Ce que les Romains eux-mêmes, nonobstant une superbe impérialité, n’hésitè­rent pas à faire, en empruntant aux Grecs tout ce qui pouvait enrichir les édifices de pierre et d’esprit de leur propre raison d’être.

L’éducation nouvelle relèvera d’une autre atmosphère.

Ne revenons pas sur le fait maintenant admis que la première salle de classe est la caverne de chair dans laquelle s’élabore une âme combien mystérieuse et fragile, déjà plus lourde de ce qu’elle n’est pas encore. La mère exerce sur l’enfant qu’elle porte une influence indéfinie mais reconnue. Elle doit pour cette raison, autant que possible, vivre dans une certaine qualité de pensée et de sentiment, se mouvoir au sein d’un décor agréable, songer pour son enfant au plus haut idéal — ce qui ne revient pas forcément à dire : « Mon fils sera ministre ou ambassadeur… »

Avant même de prétendre élever et instruire, il serait de bonne guerre, ou plutôt de bonne paix, que parents et pédagogues reçoivent ces précieux rudiments d’« éducation des émo­tions » qui épargnent d’irréparables mala­dresses. L’enfant a déjà jugé ceux qui exigent de lui des attitudes qu’eux-mêmes n’ont pas, qui ne savent maîtriser leurs humeurs, qui font retomber sur autrui ce qu’ils ont à se reprocher à eux-mêmes. Dans l’éducation nouvelle, ni parents ni maîtres n’ont de raison de se montrer autoritaires ou despotiques. Ils amènent l’enfant à avouer spontanément son erreur en lui montrant ce qu’il pouvait y avoir de faux dans tel mouvement, en lui expliquant avec calme et affection en quoi il s’est trompé, en déployant devant lui les conséquences de ce qu’il choisit comme attitude. Si l’enfant a fait l’expérience que certains de ses choix obscurcis­sent son âme d’infortunes, il s’en détournera à l’avenir. Liberté lui sera laissée de commettre des erreurs pour ne plus les commettre. Ce n’est point indifférencé ou licence, mais initiation aux responsabilités, accession aux premiers postes du gouvernement de soi. L’enfant ne pardonne pas aux grandes personnes leurs injustices, il déteste le chantage, l’humiliation publique, la coercition ; mais il aime qu’on lui fasse confiance, qu’on le charge des « missions » de son âge, qu’on en appelle à sa dignité personnelle ; bref, qu’on l’aide à grandir. Plutôt que défaite, l’échec apparaîtra comme condi­tion de succès ultérieur. La discipline se fera d’elle-même, si elle repose sur la compréhension. Elle doit tenir compte de l’infinie diversité des réactions humaines en même temps que de l’unité première de la conscience. La plus juste attitude est sans doute qu’amour et rigueur — reflets ici-bas de la Miséricorde et de la Justice — alternent naturellement : rigueur, car « la bienveillance à elle seule ne suffit pas, sinon l’insolence se manifeste peu à peu » [6] ; mais d’abord et surtout, amour, car il est l’essence et l’origine de tout, et les « torts » imputés à l’enfant ne sont que l’écho d’erreurs parentales où il n’est pour rien.

Dans l’éducation nouvelle, la consigne maî­tresse est que les enfants soient heureux. Et en premier lieu, dans les classes, dont importent la disposition, l’éclairage, l’aération, la décora­tion. L’on y satisfera à un besoin d’intimité et de gaieté, l’on s’y sentira chez soi. Faut-il préciser que l’effectif de chaque classe ne devrait pas dépasser une douzaine d’élèves ?… Les cours en plein air sont un rêve auquel certains climats octroient de devenir réalité. Ailleurs, on souhaiterait que l’école ne soit pas séparée de la nature, qu’elle se dresse à l’écart des sollicitations citadines, de tout ce qui détériore un esprit, un corps et un système nerveux en formation [7]. On la concevrait entourée d’espace verdoyants, de bosquets, de petites étendues cultivables, fournissant la nourriture requise, et dont le travail concilierait le mental et le manuel. Dès lors, et quoique situé parmi les arbres, le lycée ne serait plus le « lieu du loup » (et l’on sait combien « l’homme est un loup pour l’homme »), mais recréerait assez l’atmosphère de ces universités sylvestres, les tapovana, que Tagore a décrits [8].

L’absence de punitions (qui se révèlent inu­tiles au sein d’une confiance réciproque) s’accompagne de l’absence de notes, de compo­sitions, de classement. L’émulation se mani­feste plutôt, et selon l’esprit ludique, dans le domaine des compétitions sportives. La nota­tion systématique encourage la vanité, accentue le sentiment de supériorité ou d’échec… On lui substitue avantageusement des entretiens privés entre élève et professeur ; on fait que l’élève corrige lui-même sa copie, la fasse corriger par un camarade, ou que le professeur la reprenne devant lui avec les réactions et explications nécessaires.

Quant aux examens, dont la justice dépend toujours d’un concours de hasards fuyants, imprévisibles, on les imagine remplacés par des contrôles réguliers effectués en cours d’année, en fonction de la participation personnelle au travail commun de la classe.

À partir de la quinzième année environ, et après avoir reçu les éléments de base indispen­sables, le même souci de liberté laisse à l’élève l’option des cours qu’il suivra. Il composera son programme, organisera à sa guise le temps qu’il veut consacrer à chaque matière, pour avancer au rythme qui est le sien, au lieu de subir un rythme arbitrairement imposé à tous de l’exté­rieur.

Le respect des goûts, besoins, aspirations, allures de travail, est aussi celui de la « voca­tion » personnelle. Cette « vocation » peut être impérieuse et précoce ; elle peut rester long­temps enfouie : un psychologue compréhensif aide à déceler, du moins à éveiller les penchants prioritaires. La plus haute condition du bon­heur est de faire dans la vie ce que l’on aime faire ; c’est aussi le meilleur moyen de réussir ce que l’on fait.

On objecte que les enfants ne feront pas, plus tard, uniquement ce qui leur plaît, et qu’il faut les informer du monde qui les attend ; on doute du bien-fondé de l’absence de notes ; on insiste sur la nécessité d’une « culture générale ». À quoi l’on peut répondre que les enfants de l’éducation nouvelle ne sont pas séquestrés, et que le monde, avec ses charges d’horreurs et de réalités crues, aura tôt fait de les visiter : la vue de quelques documentaires sur la famine, la guerre, la torture, les impressionne assez déjà pour les faire réfléchir à ce que ce monde recèle encore de primitif, d’inachevé. Plutôt que ces expositions de tableaux d’épouvante, ne serait-il pas mieux, d’ailleurs, de leur préparer dès maintenant un monde plus accueillant, voire de les aider à le préparer eux-mêmes ?

L’exemple du Centre international de Pondichéry — mais il en serait de même pour tout autre, d’inspiration similaire — montre que les élèves qui en sortent sans avoir connu le carcan des notations et des matières obligées passent brillamment examens et concours de l’Ensei­gnement officiel, se révèlent souvent des sujets d’élite destinés aux hautes carrières. Quant à la « culture », elle n’est pas forcément ce qui reste lorsqu’on a tout oublié ; elle peut aussi faire rectifier ce qui est faux de ce que l’on a appris, permettre de conquérir sa personnalité, s’épanouir dans la joie de ce vers quoi l’on se porte et qui vient à notre rencontre. Que vaut-il mieux d’une mosaïque de spécialités oubliées sitôt après service rendu, ou de quelque royauté de pensée où l’on excelle ?…

Un autre principe majeur de l’éducation nouvelle est que rien ne devrait être véritable­ment enseigné. La fonction du professeur n’est plus ici d’imposer à l’élève tel savoir, mais de le lui suggérer, lui montrer comment le retrouver en lui, de l’aider à l’extraire de ses profondeurs, ce savoir dont elles ont, à son insu, la teneur. Le professeur a laissé dehors l’habitude de se rendre utile, de se croire indispensable, d’avoir toujours raison et de se faire valoir. Il a maîtrisé ses mouvements, acquis l’indispensable patience, l’égalité d’humeur, s’est fait imper­sonnel pour faciliter l’éclosion des jeunes personnalités — ce qui n’exclut pas qu’il ait lui?même une personnalité puissante. Mais plus que cause première, il est accoucheur d’idées, éveilleur, initiateur ; moins maître à penser que maître à vivre ; communiquant son enthou­siasme et ses admirations ; faisant se lever sur les choses d’autres regards. Il lui est loisible de faire de son métier un instrument de purifica­tion personnelle, de s’accomplir en enseignant. « Toute vie est yoga », aimait à dire Aurobin­do ; et la Mère considérait qu’« il faut être un grand yogi pour être un bon professeur… » L’étymologie du mot nous persuade qu’il concerne celui qui « lance la parole en avant » (profari), celui dont la fonction est de parler, ce qui se fait en expirant. Sacrificielle par excellence, cette fonction est celle où l’on donne aux autres sa parole, son souffle, son énergie ; et ce n’est point hasard si expirer signifie également rendre l’âme. Bien plus, celui qui parle devant est aussi celui qui parle d’avance. Doué du don de prophétie, il est le confident de la divinité, le transmetteur de ses annonces. Voilà qui élargit singulièrement les dimensions de ce que doit être le véritable professeur ! …

Seules de telles transformations de comporte­ments et de mentalité suscitent une autre « atmosphère », condition préalable à une autre pédagogie. Il nous faut voir maintenant comment et sur quels plans celle-ci s’exercera.

L’éducation nouvelle sera une éducation intégrale.

L’erreur première de l’éducation moderne est qu’elle n’a toujours considéré dans l’être hu­main que la fonction intellectuelle, au détri­ment de la sensation, du sentiment et de l’intuition. L’éducation à laquelle nous nous référons tient compte de ces quatre aspects, s’applique à leur développement harmonieux. N’en favoriser qu’un et plus que tout autre, le mental, c’est déséquilibrer le tout de la personne, y semer des germes de névrose. Le fait que l’on accorde depuis peu davantage atten­tion à la formation corporelle indique les prémices d’une volonté de changement. Ce n’en est pas moins continuer d’amputer l’être de l’essentiel. De même que l’éducation nouvelle concilie l’individu et la société, l’autonomie personnelle et l’interdépendance, la tradition et l’innovation, elle s’intéresse, tout comme la médecine holiste, à la totalité de l’être, en embrasse la quaternité. Elle se souciera donc, simultanément, de ses niveaux physique, vital, mental et psychique.

Le plan physique correspond au corps avec son assemblage de muscles et de nerfs, le jeu de ses activités, la variété de ses fonctions.

Ce ne sont pas soucis superflus que de donner au corps les aliments dont il a faim, d’en assurer la propreté, de lui accorder le nombre d’heures de sommeil qu’il réclame et qui varie avec les saisons de la vie et celles de l’année. Erreur donc de réveiller, au cœur de l’hiver, sur les sept heures du matin, l’enfant de dix printemps qui ne doit pas faire attendre un car de ramassage !… Autre erreur que de reprendre les cours en pleine digestion : à beaucoup la sieste, méconnue, révélerait ses vertus réparatrices… l’éducation du plan physique discipline le corps en habituant l’enfant à percevoir le fonctionnement des organes internes, afin de s’assurer progressivement de leur contrôle. Elle indique les attitudes, postures et mouvements corrects, parmi lesquels la très sage « position du lotus », modèle de symétrie et de stabilité : les régiments de tables, de chaises, institutrices de scolioses, n’ont pas le caractère indispen­sable qu’on leur prête. Elle apprend à se tenir droit, afin de laisser circuler les souffles énergé­tiques, charpentes subtiles de l’être, à respirer pleinement, lentement, consciemment — précautions dont la somme dissuade bien des maladies, conjure l’usage abusif des médica­ments.

Une heure d’exercices matinaux assure aux différentes parties du corps la santé, la sou­plesse, la joie d’être. Peu importe leur nature — gymnastique suédoise, hatha-yoga (muni des allégements qui s’imposent), arts martiaux ja­ponais (faits dans l’esprit qui est le leur) — pourvu que ces exercices façonnent une cer­taine beauté du corps, préfiguration de la beauté intérieure, qu’ils soient comme les ébauches du corps de diamant tout pénétré de conscience… Remarquons sans y insister que c’est sous l’influence d’un christianisme altéré, dualiste, que le corps, durant des siècles, a subi condamnation ; et ce mépris s’est prolongé dans un âge qui pourtant s’y était soustrait. Le christianisme véritable n’est pas hostile au corps, cet écrin de l’esprit, mais à la chair en tant que sexualité dépravée, préoccupations matérielles, avoir et savoir au service de la volonté de puissante [9].

Le plan vital désigne l’écheveau des désirs, impulsions, émotions, passions positives et né­gatives.

Son éducation se propose le développement des organes de sens, la transformation du caractère, l’ouverture à l’inconscient. Éveiller l’enfant à l’amour des belles choses, aux spec­tacles de la nature, aux « miracles » dont abonde l’univers des plantes et des bêtes, l’initier à l’appréciation des œuvres d’art, sont les premiers degrés de cette formation. Il n’est aucune raison que les matières artistiques soient tenues pour parentes pauvres. L’éducation du goût et de la sensibilité affine l’âme, enseigne la délicatesse, dispense la vie de ce qu’elle a de vulgaire, de brutal, apprivoise et stylise la horde des instincts ; elle permet au créateur de sou­tenir son simple droit à l’existence. Arts so­nores, visuels et plastiques seront pratiqués par ceux qui témoignent des dispositions requises. Activités artisanales et manuelles perdront l’infamie d’être l’un et l’autre.

Si la vie en groupe accoutume à l’anguleuse diversité des natures humaines, elle ne favorise guère la « créativité ». L’enfant créatif se voit, se veut travaillant seul. La communauté qui l’entoure et ne lui ressemble pas le rend agressif, le réduit au silence ; et il est connu qu’un tel enfant se décourage vite. L’éducation nouvelle respecte sa solitude, sans le taxer obligatoirement d’« asocial ». Elle n’entre pas dans le jeu de la société, laquelle a surtout besoin du créatif et s’en occupe le moins qu’elle peut, soit au nom de l’absurde égalisation par le bas, soit parce que toute majorité en veut inconsciemment au marginal, au dérangeur.

L’éducation nouvelle s’applique également à vaincre les conditionnements de l’atavisme en vue de l’acquisition d’une personnalité, tout en faisant prendre conscience des usurpations et débordements du moi, qui trop souvent enta­chent la pure création de l’artiste. Elle fera discerner l’origine et la nature des forces à l’œuvre au fond de soi, devenir le spectateur conscient de ses désirs et de ses joies, de ses colères aussi, et de ses impatiences, cerner les tendances, lumineuses ou obscures, qui se livrent bataille dans le vital, et qu’on pacifiera sans accepter jamais comme définitifs les échecs et les défaillances. C’est tout un art — mais il s’apprend — que d’utiliser à son profit le jeu des vibrations dépressives, de s’en dés-identi­fier, d’acquérir le calme au-dedans. Les spec­tacles télévisés, produits d’une information déformante, ont beau « ouvrir l’esprit sur le monde contemporain » et tenir lieu, dit-on, d’évasion ou de catharsis, ils ne peuvent réellement, à quelques exceptions, qu’encourager la passivité, endormir l’imaginaire, inciter à l’imitation des violences représentées.

Le plan mental est celui de l’activité pen­sante, dans ses fonctions de mémoire et d’imagination, d’analyse et de synthèse, d’induction et de déduction.

Son éducation refuse la suralimentation intel­lectuelle ; elle veille plutôt à susciter l’intérêt de l’enfant en développant sa curiosité, son sens de l’observation. L’on répondra toujours aux ques­tions qu’il pose sur le comment et le pourquoi ; on lui fera toucher, sentir, goûter la substance enseignée, plus qu’il n’en apprendra par cœur les formules. Plus que des cours magistraux — « temps perdu », disait Alain — le savoir provient de la vie, cette école la plus riche en expériences imprévues, en exemples percu­tants. La théorie sera remplacée par une com­préhension vécue, par cette « pédagogie ac­tive » dont l’acte de naissance remonte bien avant Montaigne [10].

L’éducation nouvelle favorise le goût de la lecture tant instructive qu’attractive, pourvu que cette lecture apprenne l’orthographe et le style, donne de l’humanité l’image la plus complète, ouvre tout l’éventail des sentiments et des idées. Elle insiste sur le grand nombre et la variété des matières : langues anciennes et contemporaines, histoire, géographie, littéra­tures nationales ou étrangères, sciences et mathématiques [11]. Elle instruit dans la tolé­rance, en montrant la diversité d’approches et de solutions d’un même problème, redécou­vrant par là l’idée que, d’un certain point de vue, tout est point de vue (ce sont les darshana de l’Inde). Cette gymnastique mentale, source d’assouplissement et d’élargissement, consiste à se demander dans quelle mesure existent des vérités contraires à la sienne, à comprendre en quoi l’autre aussi peut avoir raison, au lieu de cacher sa mauvaise foi sous le masque d’une dialectique impeccable ou de s’enfermer dans un entêtement aussi sectaire que ridicule [12]. La classique dissertation en trois parties garde sa validité pour autant que la synthèse dépasse les opposés dans une plus vaste perspective, développant ainsi une pensée contradictorielle, tendant à convertir les contraires en complé­mentaires, à l’inverse d’une pensée contradic­tionnelle, où les inconciliables demeurent inconciliables.

L’éducation nouvelle encourage les exposés sur des thèmes généraux, des recherches de solution aux obstacles de l’heure, et les jeunes gens ne sont pas à court d’imagination receleuse de remèdes. Dans son désir de large coopéra­tion, elle y ajoute des enquêtes sur les autres cultures mondiales, sur les différentes contribu­tions de l’humanité au patrimoine humain. Cette apparente dispersion est ouverture d’esprit, disponibilité. Elle est indissociable d’un développement accru de l’attention, qui prépare au pouvoir de concentration. Celle-ci donne à l’esprit de contrôler ses pensées, de se fixer sur ce qu’il étudie dans le présent, puis sur ce qu’il désire, quand il le désire, devenant par là l’objet même qu’il poursuivait [13]. Un certain entraînement permet bientôt de ne laisser venir à la surface que les pensées utiles à ce qu’on est en train de faire. Quelques minutes quotidiennes suffisent pour introduire le mental dans une suspension d’abord distraite, mais de plus en plus effective, des paroles et des pensées. Ainsi donc, on l’a deviné, outre les lieux consacrés au développement physique, à l’expression artistique, à la vie intellectuelle, tout espace d’éducation intégrale se doit de comporter un « jardin de méditation » ou une « salle de silence » réservée aux élèves et aux maîtres, où se refaire périodiquement, puiser de nouvelles forces dans le vide central, dans l’apaisement et le recueillement : les récréations seront supports de recréation.

Le plan psychique est cet intermédiaire entre le moi et l’Un transcendant, l’« âme » qui s’ouvre sur les régions supraconscientes.

Parce que tout être qui a obtenu naissance humaine porte en ses profondeurs la possibilité de vivre autrement qu’un robot idéal, c’est cette conscience supérieure qu’il s’agira d’actualiser. L’éducation psychique — ou transpersonnelle —, ferment de transformation, oriente l’être vers son propre orient, c’est-à-dire vers la transcendance. Elle concerne la consécration des individus, ou d’un certain nombre d’entre eux, à une cause généreuse et désintéressée et, par-delà même, à leur principe interne, à leur « divinité ». Elle tend vers la recherche en soi de ce qui échappe aux formations et formulations mentales, aux habitus, aux circonstances chan­geantes et périphériques, vers la saisie de ce qui détient un sens d’universalité et d’éternité. Tenir son journal de rêves, garder constante la pensée de Soi à travers toutes ses occupations et les aléas de la vie, se livrer chaque jour à l’invocation d’un Nom sacré, voilà quelques-unes des activités qui, assumées sans lassitude ni découragement, sont susceptibles de rouvrir les chemins du centre.

La jeunesse est mystique ; nul n’a le droit de l’assassiner en lui retirant l’absolu auquel elle aspire. Certains s’y acheminent par une religion constituée ; mais l’usure des Églises et les griefs dont on les charge à tort ou à raison risquent d’en éloigner plus qu’elles n’en attirent. Leur réhabilitation ne pourrait se faire qu’à la lumière de la Théosophia perennis, révélant à des esprits troublés par les divergences exotériques l’unité fondamentaliste qui relie entre elles toutes les religions.

Une autre voie, supra-confessionnelle, soli­taire, donc dangereuse et difficile, se présente davantage comme une Sagesse que comme une foi ; elle dirige moins vers un Dieu personnel que vers une Déité impersonnelle, jette à la face des nihilistes qui déjà croient l’emporter une philosophie de la vie dont le programme se résumerait en une formule de ce genre : « Dieu est mort, vive le Divin ! »… Il se pourrait que pareille Sagesse, dont la « synthèse des yoga » donne idée, soit celle qui succède aux religions, si leurs éboulements venaient à se confirmer.

L’absence de maîtres spirituels ajoute aux obstacles, décourage les bonnes volontés ; mais l’enseignement des grands instructeurs de l’humanité demeure dans leurs paroles, leurs écrits, leurs exemples : il est toujours possible de les méditer et de les inclure dans sa vie en apprenant à compter sur soi, à se mettre à l’écoute de la voix intérieure, à se montrer vigilant. Les retrouvailles avec l’entité psychi­que sont seules à réellement assurer la solution de nos problèmes et de nos souffrances : le psychisme donne une vue plus large que le mental, fait advenir des potentialités cachées, seules capables d’entraîner une transformation de la conscience.

Nos éternels sceptiques se décideront-ils à prendre au sérieux, sous peine de ne l’être plus eux-mêmes, l’importance des exercices de re­laxation, d’imagination active, de respiration contrôlée, la réalité des états psychiques « non ordinaires », celle des pouvoirs « supranor­maux » ?… Daigneront-ils admettre que ceux qui parlent de spiritualité ne sont pas forcément tous et uniquement des rêveurs abusés ou des charlatans, et s’informer des œuvres qu’on évite de signaler, parce que jugées dangereuses pour l’investigation horizontale et linéaire ? … Un insensible renversement des priorités pourrait faire que les techniques d’expansion de la conscience soient connues, admises, pratiquées dans les conditions voulues. L’intégration des fonctions des deux hémisphères cérébraux, leur activation dans une cohérence plus grande sont possibles. Si d’aventure la population scolaire se mettait à l’œuvre : développer les fonctions du « cerveau droit » pour développer l’intuition et le « savoir tacite », la partie serait gagnée au champ d’honneur de l’Esprit. Et c’est peut-être ainsi qu’à partir d’une éducation de masse apparaîtrait miraculeusement une élite de masse, expression qui ne peut encore que faire hurler le logicien, mais dont l’institution servi­rait de berceau à une autre humanité.

Écoles et universités devraient être les labo­ratoires de la prochaine civilisation ; le but de l’Enseignement ? de donner aux générations montantes un sens à leur vie. Une jeunesse désorientée dans l’érosion des structures, frustrée de tout idéal, témoin de l’impuissance des aînés, confrontée à des études fastidieuses et à la psychose du chômage et de la guerre (alors que la machine, intelligemment employée, peut libérer l’homme de la « malédiction du travail », et lui assurer d’amples loisirs pour cultiver son jardin et jardiner sa culture…) une telle jeu­nesse, disons-nous, n’assurera aucune relève, sinon quantitative, si aucune direction tangible ne lui est indiquée.

La seule qui le soit aujourd’hui voudrait être l’activité politique, censée justifier la vie des jeunes gens en leur laissant penser qu’ils ont quelque chose d’important à faire dans l’édifica­tion d’un monde plus heureux et plus juste. Mais quand la politique n’est plus que le théâtre de la cruauté où s’affrontent avec cynisme ambitions personnelles, intérêts financiers, concurrences idéologiques qui s’émoussent mutuellement, il n’est point sans doute pire piège que l’illusion puisse tendre à la naïveté. Soyons assez lucides, quand les chaires professorales sont devenues tribunes d’endoctrinement, pour voir que, sous prétexte de préparer des citoyens responsables, la politique politicienne sert sur­tout à récupérer les jeunes gens pour d’éven­tuelles « Glorieuses ». Celles-ci ne le sont d’ordinaire pour personne. « Faire de la politi­que », aujourd’hui, c’est faire le jeu de systèmes dont aucun n’est favorable au monde spirituel que l’éducation nouvelle prétend promouvoir. Le seul débat acceptable dans les écoles consis­terait d’abord à démonter les rouages et les roueries de la politique, d’étudier les processus subversifs de « désinformation » ou de « désta­bilisation », de changer l’esprit de la politique, et par là, d’assainir la politique elle-même.

Une tout autre proposition peut être faite, en rapport avec la conjoncture cyclique. Il ne s’agit nullement de fuir la misère du monde pour se retrancher derrière les barricades d’un au-delà inexpugnable, mais bien d’œuvrer à l’élabora­tion d’un monde meilleur ici-bas, à partir de la transformation intérieure d’un nombre crois­sant d’individus. Sans la maîtrise de soi et la largeur de vues nécessaires, les discussions politiques ne feront toujours qu’exacerber les passions, qu’encourager les intrigues. C’est la raison pour laquelle la lecture des quotidiens sera jugée inutile et nuisible dans l’école. Comme le disait la Mère, « les journaux sont pleins de mensonges, et le parfait serviteur de la Vérité doit s’abstenir de la plus petite inexacti­tude, exagération ou déformation… » Ce travail sur le monde d’ici-bas est parfaitement compréhensible aux jeunes. Ceux-ci sont nombreux à admettre le constat d’échec des réformes extérieures, comprennent que ce qui est à changer n’est rien d’autre que l’homme lui-même, et que seul un homme doué d’un nouveau mode d’être, adoptant une échelle des valeurs et une vision du monde totalement différentes, peut espérer un ordre meilleur. Toute la jeunesse n’est pas « perdue » ; elle est encore vibrante d’énergie, d’enthousiasme, d’initiative. Le be­soin de dépassement et de perfection reste inné dans le cœur humain ; il suffit de savoir lui parler, de créer les circonstances propices à l’éclosion. La conquête d’autres états de l’être est plus stimulante que celle des pionniers à l’assaut des terres neuves ou des astres morts. Déployer devant les jeunes gens les perspec­tives non pas d’une existence matériellement meilleure et psychologiquement identique, mais d’une vie autre sur la terre, d’un élargissement et d’une élévation de la conscience, serait leur offrir une vraie raison de vivre, les pourvoir d’une mission sacrée. Là réside le but absolu. Il ne relève pas des fallacieuses promesses des prêtres de l’Avoir ; il n’a pas à dissimuler les difficultés et les dangers qui se révèlent dès qu’on tente de contester toute forme de barba­rie. Il est la dernière chance d’un premier renouveau.

Parviendra-t-on à secouer l’indolence des services administratifs à courte vue, y faire passer le souffle d’une révolution véritable, leur faire quitter des erreurs obstinées, une stérilité contagieuse ?… Ou faudra-t-il attendre la des­truction quasi totale de l’humanité pour que les survivants se décident à se comporter en adultes et prennent les mesures radicales qui s’imposent ?… — Utopie, dira-t-on comme toujours dès qu’il s’agit de rompre avec des routines rouillées… Utopie qui pourtant, ici ou là, s’incarne par fragments ou pans entiers, pro­meut une réalité. L’utopie est cette part du rêve qui fertilise l’avenir ; toute chose ne semble impossible qu’aussi longtemps qu’elle n’est point faite…

Gageons qu’un système pédagogique tel que celui que nous avons présenté à grands traits, ou du moins lui ressemblant, sera susceptible d’ébranler des préjugés irrecevables, de satis­faire aux dimensions du temps qui vient. Une fois encore peut-être, nous aurons été sauvés par l’Enfant.

[1] On se reportera à R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, chapitres XXXIII et XXXIV.

[2] Tandis que les cheveux blancs de Lao-tseu à sa naissance symbolisent non la décrépitude mais la sagesse, ces enfants perdus « naissent avec les tempes blanches », pour reprendre l’expression d’Hésiode, parce qu’ils sont fils de l’Age de Fer.

[3] Si l’idéologie occidentale a subverti la planète, ce n’est point parce qu’elle était intrinsèquement supérieure aux philosophies orientales, mais parce qu’elle fut répandue par des peuples conquérants, sachant profiter de circonstances favorables, et persuadés d’être seuls à avoir raison. Une prise de conscience objective de la réalité n’aurait pas pour autant à aboutir à un mea culpa systématique.

[4] Le même auteur oppose le spécialiste, « esprit purement masculin », et le créateur, qui « porte la marque du féminin » in Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or, A. Michel, 1979, p. 122. Jung ajoute ailleurs que « les universités ont cessé d’œuvrer comme porteuses de lumière. On est las de la spéculation scientifique et rationaliste. On veut entendre parler d’une vérité qui ne rétrécit pas, mais élargit, qui n’obscurcit pas, mais éclaire. »

[5] Consulter à ce sujet : la Mère, Éducation, Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, 1952 ; G. Monod-Herzen et J. Benezech, L’École du libre progrès, Plon, 1972.

[6] Yi King, hexagramme 14, « Le grand avoir ».

[7] Il faudra attendre une autre conception de la cité pour y intégrer l’école, telle qu’elle se présente déjà dans certains projets encore utopiques de « villes nouvelles », où la zone culturelle est aménagée en fonction des exigences spécifiques des activités sportives, artistiques et universitaires.

[8] Vers l’homme universel, Gallimard, 1964, vp. 217 et 268. L’université Visva-Bharati, fondée par Tagore à Shantiniketan (Bengale), s’inspire de ces retraites forestières. Nous avons évoqué cet enseignement de l’Inde ancienne dans notre ouvrage, L’Inde, ici et maintenant, XLII, Dervy, 1979.

[9] Si le corps était péché, Dieu, en s’incarnant, serait devenu pécheur. Pour saint Jean Damascène, « la gloire du Verbe et celle de la chair sont une seule et même gloire ».

[10] Ainsi, dans la Chandogya-upanishad, VI, 13, Uddâlaka Aruni, pour faire comprendre à Shvetakêtu comment l’Être suprême est présent sans être perçu, lui fait jeter du sel dans l’eau et lui demande de la goûter.

[11] Les mathématiques dites modernes exigent de sérieuses réserves. Elles « jouent » sur du construit le plus arbitraire et ignorent le donné ; l’esprit usurpe le rôle du Logos en prétendant « construire le monde » à partir des axiomes et de structures vidées de tout symbolisme. Voir H. Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien, Dervy, 1979, pp. 351-352.

[12] La scène du Bourgeois gentilhomme où chaque maître défend la supériorité de sa science sur les autres introduit à une réflexion sur l’intolérance. Par un curieux hasard, cette pièce date de 1670, l’année même où fut traduite l’œuvre d’Abraham Roger, La Porte ouverte pour parvenir à la connaissance du Paganisme caché, où il est fait allusion, pour la première fois en Europe, à la doctrine des darshana.

[13] Simone Weil a laissé sur l’attention, identifiée à la prière, de très belles pages. Voir Attente de Dieu, La Colombe, 1950, p. 114 sqq.