Jacques Brosse
Alan Watts, histoire d'un échec

En effet, ce sursaut de révolte, commun à tous les adolescents, avait entraîné le jeune Watts dans une quête passionnée de connaissances essentielles — de la Connaissance tout court. Non seulement, à quatorze ans, il lit Lao Tseu et Vivekananda, les Upanishad et la Bhagavad-Gîta, mais, payant de sa personne, il pratique la respiration profonde du Yoga, puis s’engage même tout seul dans les périlleux exercices du Raja Yoga, lesquels le conduisent promptement à l’infirmerie de son collège. Il cherche et finalement, par hasard comme toujours, il trouve. Un livre sur l’enseignement du Bouddha l’éclaire ; entre les pages jaunies, il découvre un prospectus avec une adresse, celle de la Buddhist Society fondée en 1924 à Londres par Christmas Humphreys. Existait donc tout à côté de lui ce à quoi il aspirait, le lien avec le lointain Extrême-Orient.

Malgré cet exposé assez négatif en ce qui concerne Watts et malgré sa vie trépidante, il faudrait reconnaitre son génie et le fait qu’il a été un des premiers à donner, sans mots spécialisés, une vision dynamique et unitaire de notre monde en accord  à la fois avec notre époque et avec les traditions bouddhiste et taoïste… Ses livres et commentaires sont toujours bien appréciés aujourd’hui. J. Brosse était aussi un pratiquant très engagé du zazen et soupçonnait ceux qui parlaient de zen sans pratiquer le zazen de n’y avoir rien compris… Mais c’est une autre histoire.

Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)

Que reste-t-il d’Alan Watts, ce gourou californien, cet écrivain qui sut répandre à travers le monde un message imbibé de Zen, de sagesses orientales, de transes esthétiques et hédonistes ? Une œuvre. Et ce que l’on sait de sa vie.

Sur la côte Ouest des États-Unis, au-dessus de la gigantesque mégapole qui n’a d’angélique que le nom, sur les collines sophistiquées d’Hollywood, dans les rues en pente de San Francisco, tourbillonne un vent d’une fraîcheur inattendue, mais aussi, malgré son apparente douceur, d’une violence extrême, puisqu’il en arrive à ébranler des structures que l’on pouvait croire indestructibles, celles de la société américaine, et au moment même où, victorieuse dans le monde entier, elle s’apprêtait à jouir enfin d’une paix bien méritée et d’une prospérité encore inégalée.

Cet air nouveau, où flottent, mêlés, le parfum des fleurs de l’été californien, l’odeur de l’encens, mais celle aussi de la marijuana, bouleverse l’american way of life. La nouvelle génération qui se lève alors récuse les idéaux de toutes celles qui l’ont précédée, le culte de la puissance et de l’argent, de la respectabilité, du sérieux et de l’hypocrisie puritaine. L’Amérique se peuple de vagabonds hagards, assauvagis, portant les cheveux longs et vêtus d’oripeaux fatigués, mais éclatants, dans lesquels les parents ont peine à reconnaître leurs fils et leurs filles. Avec une candeur désarmante, ces « enfants-fleurs », ces hippies pratiquent de manière provocante la non-violence et prétendent faire régner dans ce monde haineux, bourré d’envies réprimées, de frustrations morbides, la liberté et surtout l’amour, un amour total, universel.

Mouvement spontané, bientôt irrésistible, généreux, mais incohérent qui cherche sa voie. Rejetant sans en vouloir rien garder tout ce qu’on a voulu lui inculquer, tout cet héritage occidental, aveuglément matérialiste, pesant, sclérosé, décadent, dont le produit suprême est la bombe atomique qui vient d’exploser, ouvrant la perspective sinistre de l’autodestruction finale, la jeune génération se tourne vers l’Orient, un Orient que ses pères ont vaincu, colonisé, occidentalisé, un Orient par elle idéalisé, imaginé, un Orient de rêve.

Cette foule fascinée et fascinante cherche ce qu’à la mode indienne elle nomme des gourous, c’est-à-dire des aînés qui l’aient précédée dans cette voie où elle s’engage et qui puissent en conséquence l’y guider. Il y a bien ceux de la Beat Generation, cette Bohême typiquement américaine ; mais désabusée, il lui manque cet élan dont les jeunes dissidents éprouvent intensément le besoin. Il y a bien cet extravagant Timothy Leary, psychologue universitaire devenu prophète par la grâce du L.S.D., mais pour Leary seul l’« Acide » peut être l’instrument de la nouvelle prise de conscience ; aux jeunes, il ne peut rien apporter d’autre. Quant à son ami, Richard Alpert, il n’est pas encore devenu Baba Ramdas. Or, si précisément l’usage de l’Acide éveille une faim pseudo-spirituelle, la faim pour une religiosité qui dépasserait enfin les divisions, les querelles, les persécutions, qui serait vraiment universelle, vraiment « cosmique », c’est-à-dire qui permettrait à tout un chacun de « laisser tomber » définitivement cette coquille dont il se sent le prisonnier, de « se brancher » sur l’énergie de l’universel, l’Acide ne peut nourrir cette faim, il ne peut l’apaiser. Que faire ensuite ? L’Acide annonce seulement l’avènement d’autre chose.

Cette autre chose, ce sera le Zen, mot magique qui se répand tel un slogan spirituel grâce un philosophe lui aussi dissident, contestataire qui en ce moment-même transmet son message libérateur dans les universités américaines d’une côte à l’autre. Barbu, les cheveux longs, portant sandales et vieux kimono, ayant lui aussi tâté de la drogue, fraternel, éloquent, paradoxal et prenant, ce séducteur est exactement l’homme qu’attendait la jeunesse américaine. Il se nomme Alan Wilson Watts, il a quarante ans et vient de publier en 1956 The Way of Zen [Traduit en français sous le titre le Bouddhisme Zen (Payot)].

Le Zen de l’époque, celui dont Watts se fait l’apôtre itinérant et qui enthousiasme tout à coup, signifie libération, mais au niveau le plus élémentaire, libération par rapport aux interdits fondamentaux : « Free love, free wine, free drugs, free spirit. » Le message que délivre Watts peut se résumer ainsi : « Vous vous croyez enchaînés, mais en fait vous êtes libres, il vous suffit d’en prendre conscience ; vous êtes vos propres maîtres, obéissez à votre corps, c’est en lui qu’est la vraie sagesse. Ne vous souciez ni d’hier ni de demain, vivez votre présent, vivez-le aussi intensément que possible. » Comment ne pas être séduit, persuadé ? Watts, cet Anglais jusqu’alors obscur, qui avait si longtemps prêché dans le désert, devint du jour au lendemain l’idole des jeunes, le chief guru de la naissante Contre-culture.

Il y a de cela plus de vingt ans. Aujourd’hui que les ex-hippies ont la quarantaine, on peut se poser deux questions : ce Zen de 1956, était-ce bien cette forme particulière de bouddhisme qui fut apportée d’Inde en Chine par Bodhidharma au VIe siècle de notre ère, puis de Chine au Japon aux XIIe et XIIIe siècles ? Alan Watts était-il lui-même cet homme libéré qu’il prônait ?

Le Zen

Le Zen, ce n’était pas hier qu’Alan Watts l’avait découvert, mais à l’âge de quinze ans, alors qu’il était collégien et élevé dans les plus pures traditions d’une Angleterre encore victorienne. Un jour, le jeune garçon avait envoyé promener le christianisme anglican et surtout l’image du Père barbu, comptable maniaque des actes les plus secrets des hommes — et surtout des jeunes garçons — et terriblement castrateur, que les chrétiens osent appeler Dieu. « Simplement, je ne pouvais plus, écrira-t-il dans ses Mémoires [Titre de la traduction française (1977) aux éditions Fayard de In My Own Way. An Autobiography (1915-1965)], m’accorder avec le dieu chrétien. C’était un assommoir grandiloquent et pas du tout le genre d’amis que vous aimeriez inviter à dîner, parce que vous resteriez assis sur le bord de votre chaise à écouter ses subtils efforts pour saper votre existence et pour vous démontrer le caractère inauthentique de votre vie. Il ressemblait au chapelain de l’école qui vous prenait à part pour vous parler très sérieusement. Il n’avait aucune gaieté d’esprit, aucun charme, aucun sens du rythme et du rire, et il ne tirait aucun plaisir sensuel de cette nature qu’il était censé pourtant avoir créée. Telle était du moins l’image de Dieu que m’avaient inculquée mes précepteurs, qui étaient surtout occupés à maintenir à l’écart du marché du travail des jeunes gens virils et à veiller à ce qu’ils ne jettent leur gourme en procréant des bâtards inconnus.

J’éprouvais donc un immense soulagement en découvrant que des millions de gens en dehors de l’Europe et du Proche-Orient ne partageaient pas cette conception de l’ultime réalité. La base de celle-ci était, au contraire, quelque chose qu’on désignait sous les termes différents d’Esprit Universel, de Tao, de Brahman, de Shinnyo, d’Alayavijnana, ou de nature du Bouddha, dans laquelle le soi et l’être étaient fondamentalement identiques pour l’éternité… » [Mémoires, pp. 81-82]

En effet, ce sursaut de révolte, commun à tous les adolescents, avait entraîné le jeune Watts dans une quête passionnée de connaissances essentielles — de la Connaissance tout court. Non seulement, à quatorze ans, il lit Lao Tseu et Vivekananda, les Upanishad et la Bhagavad-Gîta, mais, payant de sa personne, il pratique la respiration profonde du Yoga, puis s’engage même tout seul dans les périlleux exercices du Raja Yoga, lesquels le conduisent promptement à l’infirmerie de son collège. Il cherche et finalement, par hasard comme toujours, il trouve. Un livre sur l’enseignement du Bouddha l’éclaire ; entre les pages jaunies, il découvre un prospectus avec une adresse, celle de la Buddhist Society fondée en 1924 à Londres par Christmas Humphreys. Existait donc tout à côté de lui ce à quoi il aspirait, le lien avec le lointain Extrême-Orient. Alan écrit, on lui répond. A Londres, il est accueilli par Humphreys qui lui donne à lire les volumineux et ardus Essais sur le bouddhisme Zen d’un universitaire japonais, le professeur D.T. Suzuki. Aussitôt après, à quinze ans, Alan Watts « prend refuge dans le Bouddha », autrement dit se déclare bouddhiste, reconnaissant ainsi ce qu’il était depuis toujours sans le savoir. A dix-sept ans, il publie même une brochure sur le Zen, quelque peu anticipée et dont il s’estimera ensuite fort satisfait qu’elle ait complètement disparu. Humphreys s’intéresse de près à un jeune homme aussi passionné et aussi doué ; c’est sous sa direction qu’Alan écrira de solides articles sur le bouddhisme pour la revue de la Société, jusqu’au jour où Humphreys, qui se rendait bien compte que le Zen tel que le présentait Suzuki était rigoureusement inabordable pour des Occidentaux, suggéra à son jeune disciple de tirer de ces trois épais volumes la substance assimilable.

L’œuvre monumentale de Suzuki, bourrée d’érudition académique minutieuse, de raffinements subtils incompréhensibles pour qui ne connaissait pas le contexte auquel l’auteur faisait seulement allusion était, comme l’a écrit Watts lui-même, à la fois « énigmatique et extravagante ». L’étonnant, c’est qu’un adolescent anglais ait pu dans ce fatras ne pas s’égarer, comme s’il avait possédé un fil d’Ariane qui lui aurait permis de circuler à son aise dans un tel labyrinthe. En un mois, Alan Watts rédige The Spirit of Zen ; quand le livre est publié, il a vingt ans.

Aborder aujourd’hui The Spirit of Zen, après avoir lu tous les autres livres de Watts, ne peut procurer qu’un sentiment de surprise, d’ébahissement même et, il faut aussi le dire, une certaine gêne. L’Esprit du Zen est non seulement un livre, clair, simple, direct, mais c’est bien réellement le fidèle reflet, dans une conscience européenne, d’une école millénaire, d’un mode de penser, de sentir, de vivre, mais aussi de mourir typiquement extrême-oriental. Il y a là toute la gravité, toute la candeur, tout l’enthousiasme, tout le pouvoir de conviction aussi d’un néophyte. Or, assez curieusement, ce petit livre, Watts jamais ne pourra le reprendre. A plusieurs reprises, quand il eut atteint la notoriété, des éditeurs lui demandèrent de le réviser afin de le republier. Malgré ses efforts, Watts ne put y parvenir et dut y renoncer. Finalement, il publia un autre livre, bien différent dans son esprit : The Way of Zen.

La comparaison des deux ouvrages est instructive. Dans le second, Alan Watts a pris ses distances. Ce n’est pas un témoin, moins encore un praticien transmettant son expérience, qui parle ; c’est un historien, un intellectuel, un esthète détaché, épris d’exotisme raffiné et qui s’intéresse plus aux entours qu’au centre, la méditation assise, le zazen. Que s’était-il donc passé entre-temps ?

Dans The Spirit of Zen, le jeune Watts décrivait la vie dans une communauté de moines Zen avec une précision stupéfiante : tout y était, la façon de se vêtir, de manger, de dormir, les longues séances de méditation dans le dojo, les sesshins tout entières consacrées à la pratique intensive du zazen. Or à cette époque, Watts n’avait jamais pénétré dans un monastère Zen, n’avait jamais assisté à une cérémonie, n’était jamais allé au Japon. Il ira un jour, mais seulement vingt-six ans plus tard, cinq ans après la publication de The Way of Zen, et juste pour voir.

A dire vrai, la lecture de Suzuki, sa seule source alors, n’avait guère encouragé Watts adolescent à pratiquer le zazen. Dans les 1374 pages des Essais, le mot zazen ne figure qu’une seule fois et très incidemment, comme si le prudent universitaire avait craint d’effaroucher ses lecteurs occidentaux en leur parlant de cette rude discipline. On n’a d’ailleurs pas manqué, même dans les années trente, de le lui reprocher et Watts, dans ses Mémoires, se croit obligé de le défendre contre ceux qui « semblaient croire que le Zen consistait essentiellement à s’asseoir sur son derrière interminablement rendant des heures », paraissant d’ailleurs oublier que, même si l’on ne fait pas zazen, on est tout de même obligé de « s’asseoir sur son derrière ». En fait, Suzuki n’expose nullement les moyens d’atteindre à cette sorte de vérité transcendante qu’il décrit. Sinon, il est plus que probable que dans son zèle de néophyte, Watts à vingt ans eut essayé. Pourtant, deux ans plus tard, lorsqu’il rencontra celle qui devait devenir sa femme, — la première, car il en eut trois — ainsi que sa future belle-mère, cette dernière, venant de rentrer d’un voyage au Japon, savait à quoi s’en tenir ; elle faisait zazen et allait même par la suite épouser un maître Zen japonais, Sokei-an Sasaki. Mais Watts était bien persuadé qu’il avait atteint le satori (l’Éveil dans la langue du Zen) bien avant, sans avoir du tout à se soumettre à des exercices qui lui rappelaient peut-être fâcheusement le collège dont il était sorti depuis peu. Ce satori ou du moins ce qu’il prend pour tel, Watts est même en mesure de préciser qu’il l’obtint à dix-sept ans. Des satoris, il en eut par la suite beaucoup d’autres dont il nous fait part sans modestie dans Going My Way. Dès lors, Alan Watts, et lui seul, était dispensé de « s’asseoir sur son derrière », ce que fit le Bouddha pendant six ans sous l’arbre Bo avant de parvenir à l’éveil, ce que fit pendant neuf ans, seul, en silence, devant un mur Bodhidharma, quand il apporta le Zen (Tch’an en chinois) en Chine. « S’asseoir sur son derrière interminablement pendant des heures » est en effet une épreuve, cela constitue un acte d’humilité et de confiance, préalable nécessaire à l’abandon de l’ego. Or il est bien clair que cet ego, bien qu’au fond il ne l’ait guère aimé, sauf quand il avait bu, Watts ne voulut jamais s’en séparer.

Néanmoins, sur ce point, il croit bon de s’expliquer dans les Mémoires aussitôt après avoir rapporté son premier satori : « Autant que je puisse le savoir, Suzuki ne pratiquait le zazen, ou méditation assise traditionnelle, qu’en de rares occasions, comme je le fais moi-même, quand je m’en sens l’humeur. Je préfère le Zen plus actif de la méditation debout et en marchant, du tir à l’arc, des exercices de Tai-chi, de la récitation chantée des mantras, de la calligraphie chinoise appliquée, de la cérémonie du thé, de la nage, et de la cuisine. Si l’on fait trop de zazen, on risque de se transformer en un Bouddha de pierre… Le Zen, ainsi que Suzuki l’a montré, est une façon de vivre intelligente et spontanée, sans calcul et sans distinction rigide et conceptuelle entre le moi et l’autre, le connaissant et le connu » [Mémoires, p. 130]. Là-dessus, Watts reviendra souvent encore, beaucoup trop souvent même pour avoir eu bonne conscience. Lorsqu’enfin il se rendra au Japon pour la première fois en 1961, il visitera certes les temples Zen de Kyoto, mais en esthète. Écoutant de loin les moines psalmodier les sutras, assis avec sa femme, la troisième, sur les marches d’une vieille tombe, « après avoir absorbé une petite quantité de L.S.D.-25 », il célébrera la cérémonie du thé. Il profitera aussi de ce séjour pour se faire photographier et même filmer revêtu de la robe monacale et s’exerçant au tir à l’arc. Cette attitude dépeint tout l’homme.

Après tout, Watts était convaincu qu’il n’avait pas à se fatiguer, puisqu’il avait trouvé. Cela fut d’abord chez lui naïve présomption juvénile, mais avec les années, alors même qu’il aurait dû avoir la preuve qu’il s’était trompé, sa conviction n’en devint que plus profonde, elle fut peu à peu un système, un véritable aveuglement, peut-être pas tout à fait volontaire.

A vingt-deux ou vingt-trois ans, Watts était-il vraiment convaincu, ainsi qu’il l’affirme dans ses Mémoires, qu’il était un chaman, c’est-à-dire, dans le sens où il l’entend, un homme doué naturellement de pouvoirs surhumains, en communication personnelle et directe avec le sacré, et libéré de ce fait des obligations qui pèsent sur les autres hommes ? On peut en douter. Cette idée ne lui viendra probablement que bien plus tard, lorsqu’il « jouera » à sa manière avec le L.S.D.

Toujours est-il que c’est bien cette inquiétude subsistant en lui sur l’authenticité de sa démarche qui le conduisit, en 1956, à écrire dans l’avant-propos de The Way of Zen : « Je n’ai aucune autorité pour parler du Zen… L’auteur le plus compétent pour un tel travail serait peut-être un Occidental qui aurait passé quelques années à assimiler la doctrine sous l’égide d’un maître japonais », quitte d’ailleurs à ajouter malicieusement : « Du point de vue « scientifique » occidental, cela soulèverait encore des objections car un tel auteur serait devenu un « partisan », peut-être enthousiaste, mais incapable de rester objectif et désintéressé. »

Cette « liberté » que Watts affecte vis-à-vis du Zen, il se l’octroie également en ce qui concerne l’enseignement du Bouddha et de ses successeurs. Quand quelque principe ne lui convient pas, il le passe sous silence, ou le discute de telle manière, en s’appuyant sur des citations qu’il sollicite, qu’il en arrive adroitement à l’escamoter. Ainsi en va-t-il en particulier de la notion de karma cependant essentielle dans le bouddhisme comme dans l’hindouisme. Selon Watts, ce ne serait somme toute qu’une croyance populaire ; les vrais maîtres eux se montreraient si discrets qu’on serait en droit de penser qu’au fond, ils ne croient guère à cette interminable succession de vies et de morts que l’on appelle le samsara. Pourtant, éliminer la notion de karma, c’est rendre à peu près incompréhensible la doctrine bouddhique, mais Watts n’en est pas à cela près dans son adaptation ; et, sans doute pour rassurer le lecteur sur le sérieux de son entreprise, il l’entoure d’impressionnantes fioritures, terminant The Way of Zen par seize pages de textes chinois calligraphiés, pas par lui-même d’ailleurs.

Le prêtre

En 1936, à vingt et un ans, Alan Watts publie le Legs de l’Asie et l’homme occidental : Etude de la voie du milieu (The Legacy of Asia and Western Man : Study of the Middle Way), où il définit avec une juvénile mais somme toute sympathique présomption ce que peut apporter à l’Occident en pleine décadence idéologique à cette « Voie du Milieu » qu’est le bouddhisme. Tout cela demeure cependant bien livresque — la bibliographie de ce nouvel ouvrage est surabondante —, et il aurait fallu aller vérifier sur place. Mais évidemment, il n’était pas question pour ce jeune homme sans métier ni ressources personnelles de se rendre au Japon, ni même de quitter l’Angleterre.

Lorsqu’il le fit en 1937, Watts partit pour l’Ouest, non pour l’Est. Il est vrai que son voyage était payé par les parents de celle qu’il allait épouser, Eleanor Everett, lesquels désiraient faire la connaissance de leur futur gendre. Un an plus tard, marié, Watts retournait aux Etats-Unis, cette fois définitivement, quand ne se précisèrent que trop les menaces de la guerre qui allait éclater. Sur cette fuite, car c’en était une, Watts s’explique brièvement dans ses Mémoires : son « pays avait très peu besoin de [lui] en temps de guerre comme en temps de paix ». Toutefois, son récent et premier biographe David Stuart (Alan Watts, Chilton Book Cy., 1976) assure, d’après les témoignages qu’il a recueillis, que Watts conserva jusqu’à la fin un vif sentiment de culpabilité à cet égard.

En 1938, la situation était simple. Alan Watts n’avait en Angleterre ni argent ni avenir. Aux États-Unis, sa belle-famille était fort riche et il en profita. Ses besoins assurés, il put se mettre en toute tranquillité à la rédaction de son premier livre américain, la Signification du bonheur : la recherche de la liberté spirituelle dans la psychologie moderne et la sagesse de l’Orient. C’était déjà là une tentative de rapprochement entre les thérapies psychiques occidentales et la philosophie extrême-orientale, thème qu’il reprit, mûri et amplifié, en 1961 dans Psychotherapy East and West [Traduction française : Psychothérapie orientale et occidentale, Fayard, 1974]. Malheureusement, la Signification du bonheur sortit des presses au moment le plus inopportun, en mai 1940, juste au moment où Hitler envahissait la France, et le livre passa évidemment inaperçu. Pour s’occuper, pour se justifier aussi, Watts se mit à organiser des « séminaires », sortes de cours privés qu’il faisait devant quelques étudiants recrutés parmi les relations de ses beaux-parents. A vingt-cinq ans, Watts était marié et père de famille ; il était temps pour lui de trouver un métier qui lui convînt. Mais que pouvait-il faire ?

Après quelques hésitations, il le découvrit, il serait pasteur. Lorsqu’il communiqua sa décision à ses amis, ceux-ci sursautèrent : que pouvait bien aller faire Alan dans cette galère ? C’est aussi ce que se demandèrent les dignes ecclésiastiques à qui il se présenta, après avoir choisi soigneusement sa secte, l’Église épiscopale, branche américaine de l’Église anglicane dont il avait été en ses jeunes années un fidèle ; c’était même, en raison des somptueuses cérémonies qui s’y déroulaient, la paroisse où il souhaitait exercer ses talents. Mais quels talents au juste ? Des talents de chaman, avec cette explication assez inattendue : « Si je revêts des habits de brocart, allume des cierges, brûle de l’encens, et entonne des chants mystérieux, ce n’est pas pour tromper les gens ou pour flatter Dieu. J’agis ainsi pour le simple plaisir et la fascination de la couleur, des danses majestueuses et du sens du mystère           non pas du mystère qui peut être révélé ou expliqué, mais de ce genre de mystère que Dieu doit être pour lui-même. »

Évincé de partout, Watts découvrit enfin, toujours grâce à sa belle-mère, un prélat avec lequel il put s’entendre, le Très-Révérend Docteur Wallace Edmonds Conkling, évêque de Chicago. Mais, introduit dans le sérail, c’est-à-dire au séminaire, aidé par son énorme érudition, Watts y fit merveille. Le brillant novice se passionna pour la théologie mystique et ascétique et pour l’histoire de l’Église : il publia même aux très officielles éditions de la Holy Cross Press une traduction anglaise de la Théologie mystique de saint Denis l’Aéropagyte. C’est ainsi que le Révérend Alan Watts fut ordonné prêtre le jour de l’Ascension 1945 et qu’il mit cinq ans à reconnaître l’erreur qu’il avait faite. Mais s’agissait-il vraiment d’une erreur ? Après tout, il avait gagné son indépendance, il avait une belle maison, était décemment payé, exerçait une profession hautement respectable, mais aussi il avait un public assuré, celui des étudiants de l’université dont il était l’aumônier.

Lorsque Watts résigna officiellement ses fonctions, avec en arrière-fond le redoutable « Tu es sacerdos in oeternum », sa première femme venait de le quitter. Ce partisan résolu de l’union libre se remaria tout aussitôt avec une de ses étudiantes dont il appréciait surtout le sens pratique, car il était bien incapable de se débrouiller tout seul.

Le chaman

En écrivant l’un de ses livres restés les plus convaincants, The Wisdom of Insecurity [Traductions françaises : Bienheureuse insécurité, (Stock, 1977) & Éloge de l’insécurité (Payot, 2003)], Alan Watts rompait d’une certaine manière avec tout son passé. Il avait jusqu’alors recherché la sécurité à tout prix, il acceptait maintenant l’insécurité et la glorifiait, parce qu’elle est la vie même. Mais surtout, dans le dernier chapitre de son livre Vision nouvelle d’une religion, il rejetait définitivement l’institution religieuse comme étant l’obstacle majeur à la liberté humaine ; la véritable religion — le lien entre l’homme et le cosmos tout entier — ne pouvait être que personnelle, qu’intérieure. L’homme en effet est, par nature, fondamentalement libre ; il n’est enchaîné que par lui-même — telle est la leçon du Zen —, il est entièrement responsable de son destin. Lorsqu’il comprend enfin cela, « l’esprit devient un tout : la séparation entre Je et moi, homme et monde, idéal et réel, disparaît. Paranoïa, l’esprit en dehors de soi, devient métanoia, l’esprit en soi et libéré de soi ».

Alan Watts avait fait le bon choix. Très vite, l’avenir le devait démontrer ; quelques années plus tard, il était devenu le maître de la jeunesse. Totalement libre, totalement responsable, Watts pouvait affronter ce détonateur, ce drastique décapeur du mental qu’est le L.S.D. Relatant son expérience psychédélique, il allait publier sa plus belle œuvre littéraire, The Joyous Cosmology [Traduction française : Joyeuse cosmologie, (Fayard)], dans laquelle, synthétisant en une seule séance-type de nombreuses expériences, il réussit à exprimer le presque inexprimable grâce à un style aussi concis que coloré. Cette parfaite maîtrise, correspondant au caractère ici curieusement apollinien d’une épreuve qui est pourtant essentiellement dionysiaque, amène l’auteur à laisser de côté tout ce qu’a d’inquiétant, de dévastateur, de torrentiel et par là de révélateur, de passionnant la crise qui suit l’absorption de l’Acide. Cependant pour Watts, celle-ci correspond bien au « voyage » chamanique, à l’accès et à la découverte d’un autre monde que celui-ci d’ordinaire cache. Peut-être Watts voulait-il montrer que le L.S.D. n’avait nullement affecté sa toute neuve sérénité ; peut-être aussi entendait-il prendre ses distances vis-à-vis de ses prédécesseurs, T. Leary et R. Alpert — encore qu’il leur ait demandé une préface, qui disparut d’ailleurs des rééditions —, car Watts préconise un usage de la drogue « d’expansion de la conscience » beaucoup plus raisonnable que Leary, prophète du psychédélisme. Pour lui, l’absorption du L.S.D., accompagnée d’un certain nombre de précautions indispensables, pourrait jouer dans notre civilisation un rôle comparable à ce qu’est dans les sociétés traditionnelles l’initiation des jeunes gens ; elle devrait intervenir en fin d’études pour libérer l’adolescent, le mettre en face de lui-même dans l’éclairage rude, mais sain d’une impitoyable lumière. Ce souci d’utiliser le L.S.D. à des fins propédeutiques conduit l’auteur à donner des précisions qui font de The Joyous Cosmology, une sorte de guide du « voyage », longtemps utilisé par les hippies.

Autour de 1965, Alan Watts n’était plus seulement l’idole des jeunes ; il avait acquis la célébrité, les grands journaux l’interviewaient, les principaux magazines des U.S.A. sollicitaient sa collaboration. Mais, Quelques années plus tard, vers 1969-1970, son biographe peut le décrire en ces termes : « Ceux qui l’avaient connu autrefois auraient eu peine à le reconnaître. Décharné, les dents gâtées, il avait maintenant l’apparence d’un clochard de San Francisco… Il buvait énormément… Jusque-là, il avait paru plus jeune que son âge, mais la vieillesse soudain l’avait rejoint. » C’est vers cette évoque que je fis sa connaissance, lors d’un de ses passages à Paris. Pendant les déjeuners que nous eûmes ensemble, Alan Watts, bien que buvant modérément, présentait très vite tous les symptômes de l’ivresse. Effondré sur la banquette du restaurant, il psalmodiait d’une voix pâteuse les louanges des « wonderful wines » qu’il venait de déguster au cours d’un pèlerinage en Bourgogne, vantait les larmes aux yeux la « superb food » Qu’on lui servait et, de temps en temps, inexplicablement, éclatait d’un rire tonitruant qui me mettait mal à l’aise. Plutôt qu’à un clochard, il me fit alors penser à une sorte de philosophe épicurien cynique dont la seule préoccupation était la jouissance.

En dehors de son Autobiographie, laquelle, bien que publiée en 1972, s’arrête significativement en 1965, donc à l’apex de sa vie — après quoi il ne lui restait plus rien à dire —, Watts ne devait plus produire qu’un texte à la fois prétentieux et vide, Erotic Spirituality (1971), sur les sculptures du temple de Konarak en Inde, photographiées par Eliot Elisofon, mais que Watts lui-même n’avait jamais vues. En fait, à cette époque, continuant à publier dans les magazines, et en particulier dans Play Boy, Watts ne faisait plus que se répéter interminablement.

Pourtant, il est certain qu’au cours de ses dernières années, il avait atteint une sorte d’équilibre, de paix et de sérénité qui, auparavant, lui avait manqué. Peut-être les tenait-il en partie de la présence à ses côtés de la troisième femme qu’il avait épousée en 1968. Ses cinq enfants n’avaient plus besoin de lui ; il avait sept petits-enfants, gagnait autant d’argent qu’il en voulait. Pourquoi n’aurait-il pas été heureux ? Il l’était, il l’était toujours lorsqu’il mourut, en novembre 1973, dans son sommeil.

Alan Watts laissait en manière de testament un livre inachevé, Tao : The Watercourse Way qui, publié en 1975, est tout le contraire d’un ouvrage érudit. Ce petit livre clair, élémentaire, transparent, est le dernier enseignement transmis à la jeunesse par le sage de Sausalito. Il est à remarquer, en passant, que l’auteur revient encore sur le zazen, pour expliquer une fois de plus que « s’asseoir sur son derrière, en ayant mal aux jambes » est finalement complètement inutile. Il y avait donc là un compte à régler, mais qui ne le fut jamais.

A demi chaman, à demi charlatan

Ainsi se définissait Alan Watts, à qui on ne peut refuser la clairvoyance. Mais en définitive, qui était-il ? Telle est la question que se pose son premier biographe, David Stuart, lequel plutôt que d’y répondre directement, nous expose les pièces de ce procès d’identité. Soulignant les ambiguïtés du personnage, D. Stuart va cependant jusqu’à affirmer : « Alan Watts était une personnalité excessivement complexe qui ne montrait que l’un de ses aspects à ce public qui l’adorait. Derrière l’homme libre, le professeur de Zen, le philosophe serein qu’il semblait être se cachait une âme torturée qui jamais ne fut en paix avec elle-même », ce qui est peut-être dramatiser à l’excès.

En fait, ces contradictions flagrantes, parfois choquantes s’expliquent dans la mesure où, en réaction contre l’éthique chrétienne qui prétend que l’on peut, que l’on doit changer, Alan Watts a décidé de s’accepter tel qu’il était, estimant que ses « défauts » valaient bien ses « qualités ». Sa désinvolture apparemment cynique laissait entrevoir une grande sincérité, une vive lucidité et finalement un profond réalisme, évidemment très proches de ceux du Zen. Mais il y manquait ce qui leur donne dans le Zen leur véritable dimension, leur perspective, le karma qu’indûment Watts élimine. « Acceptez-vous tel que vous êtes » signifie dans le Zen « assumez votre karma quel qu’il soit, sans illusions, sans fausse modestie et sans vain orgueil, car votre moi présent n’est qu’un agrégat provisoire né du karma, de cette continuité qui prévaut par-delà la mort, par-delà la naissance ». Mais Watts refusait l’avant et l’après, comme s’il en avait eu peur.

A propos de l’abus qu’il faisait de l’alcool à la fin de sa vie, Alan Watts a dit un jour : « C’est seulement quand j’ai bu que je me supporte. » C’était donc pour lui le moyen de perdre de vue ses propres contradictions, ce malaise latent que ressentaient ceux qui, comme moi, l’ont connu en ses dernières années. Et l’on peut se demander si sa mauvaise conscience ne provenait pas en partie de ce qu’il avait en somme trahi ce bouddhisme auquel, avec tant de fougue, il s’était rallié en sa prime jeunesse. En 1965, à une journaliste qui s’étonnait : « J’ai toujours associé le bouddhisme à l’ascétisme ; or ce n’est pas l’ascétisme qui frappe tellement en vous… », Watts répondit en éclatant de rire : « Je ne suis pas un bouddhiste, ni quoi que ce soit qui se termine en iste. Je suis un constructeur de ponts. Mon intérêt pour le bouddhisme consiste seulement dans l’interprétation que l’on peut donner de la pensée orientale à l’usage de l’Occident. »

C’est en effet ainsi que se définit le rôle majeur que joua en son temps Alan Watts. Pour lui, la véritable libération de l’individu ne peut se réaliser qu’au contact des modes de penser, de sentir et de vivre de l’Orient car, tandis que l’Occident se lançait à corps perdu, à âme perdue dans l’asservissement du monde extérieur, l’Orient menait de siècle en siècle une enquête intérieure, poursuivie jusqu’au fondement même de l’Être. Quelle qu’ait été son utilité dans l’évolution contemporaine des idées, il se peut que l’œuvre de Watts, qui n’a d’ailleurs pas cessé d’avoir aux Etats-Unis d’innombrables lecteurs, soit aujourd’hui déjà dépassée car, depuis lors, certains ont pris, eux, la peine d’aller étudier le Zen sur place ; car aussi des maîtres japonais sont venus en Occident et y ont enseigné le zazen. Il existe aujourd’hui des Occidentaux ayant consacré « quelques années à assimiler la doctrine sous l’égide d’un maître japonais », tels ceux auxquels Watts lui-même faisait allusion dans l’avant-propos de The Way of Zen. Ceux-là savent que, seulement lorsque la doctrine aura en effet été « assimilée », pourra naître un Zen véritablement occidental ; pas avant. Mais si The Way of Zen n’est peut-être plus un livre d’actualité, c’est que, somme toute, Watts a réussi dans sa mission de précurseur. Et puis, il y a tout le reste de l’œuvre qui, lui, n’a pas perdu et ne perdra probablement jamais son extraordinaire puissance libératrice.