Rokaya Boubakeur
Aperçu sur le soufisme musulman

Peu importe le résultat pour le soufisme; ce qui compte c’est la lumière qui illumine un cœur ivre de Dieu, la sincérité de l’élan vers Lui. Le paradis et l’enfer que le commun des mortels considère comme une équitable rétribution, une récompense pour les justes et une sanction pour les pécheurs, le soufi les tient pour un bas commerce échangiste, indigne de Dieu, du croyant sincère et du véritable amour. Tout calcul doit être banni, à ses yeux, dans les rapports de l’homme avec Dieu ; la vraie dévotion ne consiste pas à multiplier les « actions rentables », à se livrer à « d’intelligents investissements » pour accéder au paradis qui n’a aucun rapport avec les transactions, la spéculation boursière. C’est être fou que de matérialiser l’immatériel et d’aimer pour mériter.

(Revue Psi International. No 1. Septembre-Octobre 1977)

Rokaya Boubakeur en 1977

L’Islam est un dogme et une loi :

Un dogme, qui dans la famille des religions monothéistes proclame avec une particulière intransigeance, l’unicité, la transcendance, l’omnipotence, l’omniscience, la liberté, la sagesse absolues de Dieu, Créateur et Maître d’un univers soumis à ses lois harmonieusement préétablies. Une loi morale, civile, sociale, adaptée à une communauté cimentée par la foi, fraternelle et égalitaire, condamnant toute discrimination de race, de sexe, d’âge ou de condition, et qu’elle entend conduire vers le salut en ce bas-monde et dans le monde futur.

Une mystique islamique

La foi islamique en Dieu est un témoignage (Shahâda) qui se réfère à une révélation (wahy) impliquant l’existence d’un Dieu unique, vivant, immuable, mystérieux en Son essence, dont la raison ne peut saisir à l’échelle qui lui est propre, que les attributs qu’Il a, lui-même de par Sa grâce, fait connaître aux hommes, à travers Ses messages (Thora, Evangile, Coran) transmis par des hommes de Son choix (en particulier Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad). Etre croyant, c’est admettre Son existence, se soumettre à Sa volonté et affirmer son adhésion par le cœur et par l’esprit au contenu des trois Ecritures qui ne sont ni parallèles, ni opposées, mais forment trois Rappels solennels d’un même message: Dieu seul est Dieu; Il est la lumière des cieux et de la terre et tout retourne à Lui, dans un devenir universel qui échappe autant au pouvoir qu’à la raison de l’homme.

Au regard de l’Islam, Dieu seul cerne le connaissable et l’inconnaissable et gouverne la création en dehors du temps et de l’espace, étant éternel et infini.

En une telle conception, le soufisme apparaît comme une tentative de dépassement du champ exploratoire des sens et de la raison, et se propose d’unir davantage le croyant à Son Créateur, de réduire la distance qui le sépare de Lui, de dépouiller à cet effet son âme de tout ce qui est de nature à la disperser, à la dégrader, à la corrompre ou de l’alourdir dans son élan vers l’Absolu.

Autant dire qu’il se définit avant tout comme une méthode de recherche de l’unité intérieure, de l’équilibre et d’une connaissance profondément vécue et ascendante, grâce au renoncement au monde, à la rupture de toute attache qui hypothèque la marche vers Dieu.

Le soufisme, avec sa sagesse pleine d’humilité, de discrétion, de profondeur, ne met en cause aucun principe fondamental de l’Islam (profession de foi, prière, charité, jeûne, pèlerinage, croyance à la vie future, au déterminisme universel et à la prédestination humaine), mais il donne à ces principes, en plus de la soumission la plus totale, une auréole d’amour primordiale inséparable d’une surabondance de dévotion.

Un amour actif et désintéressé

Si en toute religion il y a un élément intellectuel ou dogmatique et un élément actif ou rituel, le soufisme fait de l’amour divin le moteur de la foi et la justification des pratiques. Il postule par là-même, la primauté de la vie affective avec les expériences et la logique qui lui sont particulières sur le côté intellectuel ou actif de la religion, le tout étant intériorisé.

L’amour devient alors une ouverture sur une nouvelle vie caractérisée par l’aptitude au sacrifice, l’oubli de soi-même, l’exaltation de l’Etre aimé et l’acquisition d’une réceptivité et d’un dévouement plus grands en profondeur et en étendue. Il n’est nullement une béatitude dans la stagnation, mais prélude d’une volonté résolue de dépassement des capacités humaines, ordinaires. Imprimé par une secousse divine et mû par l’effort individuel, il est dans sa dynamique lié à une connaissance dosée par un guide initiateur (shaykh).

Un tel amour est à priori absolument désintéressé ; son inspiration, son développement et son but se ramènent à Dieu, en dehors de toute récompense. Peu importe le résultat pour le soufisme; ce qui compte c’est la lumière qui illumine un cœur ivre de Dieu, la sincérité de l’élan vers Lui. Le paradis et l’enfer que le commun des mortels considère comme une équitable rétribution, une récompense pour les justes et une sanction pour les pécheurs, le soufi les tient pour un bas commerce échangiste, indigne de Dieu, du croyant sincère et du véritable amour. Tout calcul doit être banni, à ses yeux, dans les rapports de l’homme avec Dieu ; la vraie dévotion ne consiste pas à multiplier les « actions rentables », à se livrer à « d’intelligents investissements » pour accéder au paradis qui n’a aucun rapport avec les transactions, la spéculation boursière. C’est être fou que de matérialiser l’immatériel et d’aimer pour mériter.

La célèbre Rabia Al Adawiyya (morte à Bassorah, en 185 de l’Hégire – 801 ap. J.-C.) disait, huit siècles avant la non moins célèbre carmélite espagnole Thérèse d’Avila (morte en 1582) : « Seigneur, si je T’aime pour mériter le paradis, jette moi en enfer » et ajoutait dans ses transports extatiques : « Le Voisin d’abord ! Et la demeure ensuite ! », c’est-à-dire, ce qui importe tout d’abord, c’est le Bien-Aimé, Dieu. Quant à la demeure en la vie future, elle est, quelle qu’elle soit, paradis ou enfer, tout à fait secondaire.

Une telle connaissance réalisée graduellement par l’intelligence éclairée par l’amour, est précisément la « ma’rifa » ou gnose qui implique une vision de plus en plus claire des choses selon leurs véritables dimensions et leur réelle signification, grâce à une expérimentation vécue de la joie et de la douleur.

Sur l’origine et les composantes de cet amour, les opinions sont divergentes ; mais leur fondement est essentiellement islamique. Aucune influence étrangère à l’Islam ne saurait être invoquée à cet égard.

Dans les traités classiques de soufisme, l’amour implique tout d’abord une idée d’amitié, (mahabba). Amitié qui trouve, dans le Coran, ses références. En de nombreux versets, il est dit que Dieu aime ceux de Ses serviteurs qui font le bien (S II, V 195), le craignent et pratiquent la charité (S II, V 172), les repentants (S II, V 222), les indulgents et ceux qui dominent leur colère et ramènent tout à Lui (S III, V 159), les justes (S V, V 42); (SVIII, V 60), ceux qui se purifient (S IX, V 108) et ceux qui L’aiment (S III, V 31). Un autre verset donne à cette amitié un sens d’amour réciproque (S V, V 54).

Une voie transformante

Cette amitié amoureuse requiert, selon les premiers soufis, comme Al Hassan-1-Basri (mort en 110 de l’Hégire-720) une ascèse libératrice, une méditation et un attachement mieux ressentis à l’unité divine, un mobile de recherche et de perfection rendant digne de la bienveillance de Dieu (mann), de Son agrément (ridâ), de Sa bonté (fadl) et de Sa grâce (lutf). Ce n’est que plus tard qu’elle revêt, chez les soufis exaltés, à tendance panthéistique et doctrinalement égarés, eu égard à la Sunna (tradition du Prophète), par les ivresses de l’extase, comme Al Hallaj (mort en 309 de l’Hégire-922 ap. J.-C.), Ibn l’Arabi (mort en 638 de l’Hégire-1240), la signification d’une passion de participation et de fusion unifiante en Dieu et en Son œuvre. Pour les soufis orthodoxes, Dieu, dans Sa sereine justice, accorde Sa grâce à qui Il veut (S II V 105, 243 ; S XI, V 3 ; S LVII, V 21) et met ainsi les âmes privilégiées (khassa) en état d’épanouissement permanent, de remémoration (dhikr), de fidélité reconnaissante, de vie par, pour et avec Lui.

Pour les grands soufis fondateurs de confréries comme Abd-l-Kadir-l-Jilani (mort à Baghdâd en 561/1166), Shu’ayb Abû Madyan (mort en 514/1197 à Al ‘Ubbad, Tlémcen, Algérie), Abû-l-Hassan Ash-Shadhûli (mort en 656/1258 à Humaythira, en Haute-Egypte), Jalal-d-Dîn Ar-Rûmi (mort en 628/1231 à Kunya en Turquie), Muh. An Nakshabandi (mort en 790/1388, non loin de Boukhara), cet épanouissement devint un désir (gharâm) éprouvé par le croyant pour son Créateur qui finit par devenir une dominante de sa vie. Ce Gharâm se transforme en une passion exclusive, dont la nature, le caractère et l’aboutissement sont d’un ordre supérieur.

Supérieur, parce qu’il donne accès à l’inaccessible et permet de pénétrer l’impénétrable. Ce n’est plus seulement la raison qui appréhende l’extérieur par déduction, induction ou analogie, mais tout l’être avec ses facultés connues ou obscures, qui saisit l’insaisissable par une intuition immédiate et indécomposable des faits ordinaires et extraordinaires, les phénomènes explicables et inexpliqués d’un univers soumis à une dynamique mystérieuse. Dans cet univers le successif et le simultané, le mobile et l’immobile, l’apparent et le réel retrouvent leur unité, leur sens profond et leur cohérence, par rapport à une logique toute nouvelle qui n’a rien de comparable avec la logique rationaliste, hypothéquée par le temps, l’espace, des axiomes et des postulats de « commodité » d’une évidence douteuse.

Une telle voie (tarîqa), où l’amour et la connaissance sont confondus, à travers les incertitudes qui pèsent sur le cheminement du postulant (murîd), les expériences aux joies et aux douleurs fulgurantes qui jalonnent ses moments, ses stations ses étapes, et ses extases est transformante.

Transformante pour le connaissant aussi bien que pour le connaissable, pour l’étendue et la durée, comme pour la nature de l’acquis qui pénètre, s’insinue et s’intègre à la vie. Cette mutation graduelle qui affecte la sensibilité, la pensée et la volonté, passe d’abord par un anéantissement (fana) et une véritable reviviscence (Ihyâ) dans la lumière, la connaissance et le ravissement en et par Dieu.

Il est clair que ce rappel des grandes lignes du soufisme n’est qu’un sommaire très succinct de l’ésotérisme de l’Islam que le cadre restreint d’un article de revue ne permet guère de rappeler dans sa totale complexité. Le lecteur qui voudrait approfondir cet aspect de la spiritualité islamique pourrait se reporter aux ouvrages (de valeur inégale) qui lui ont été consacrés.