Murshida Sharifa Goodenough
Apprendre et désapprendre

Maintenant, dans la vie spirituelle, les données sont différentes de celles du monde : l’abandon des trésors, de ce que nous avons pris l’habi­tude de considérer comme nos trésors, est une condition essentielle. On peut dire que tout le progrès dans cette voie est cela. Et la première chose est d’abandonner le trésor de son savoir. Toute sa vie, on a appris qu’une chose était telle. Et il s’agit de l’oublier pour un moment, de la voir d’un autre point de vue, de différents points de vue ; par exemple du point de vue de celui dont on s’est approché pour qu’il soit le guide spirituel dans ce sentier.

(Revue La pensée Soufie. No 2. 1981)

Paris, 13 Juin 1936

Hazrat inayat nous dit que la toute première chose à faire dans le sentier spirituel c’est de désapprendre tout ce que l’on a appris avant d’y entrer. Mais généralement, ceux qui ont entendu parler de cette néces­sité de désapprendre ne se rendent pas compte de ce que c’est qu’apprendre.

Lorsqu’on n’est pas préparé à entendre une vérité quelconque, lorsqu’elle est tout à fait nouvelle pour nous, nous avons une tendance naturelle à la combattre, à cause des mille notions que nous avons déjà dans l’esprit et au milieu desquelles cette vérité ne trouve pas immédiatement sa place.

Ou bien dès qu’ils entendent parler d’une vérité spirituelle, les gens cherchent à la comparer aussitôt à ce qu’ils savent déjà, disant : « n’est-ce pas comme ceci ? n’ est-ce pas comme cela ? » sans avoir eu vraiment le temps de bien recevoir cette vérité.

C’est naturel qu’il en soit ainsi.

Déjà dans la vie ordinaire, nous pouvons nous rendre compte que personne n’entend vraiment ce que dit un autre, ne se soucie vraiment de ce qu’il pense ; personne n’écoute vraiment ce qu’on lui dit. Il ne serait nullement exagéré de prétendre qu’un homme moyen est incapable d’écrire un nom qui lui est inconnu sous la dictée. Il n’aurait pas la pa­tience. Par exemple lorsqu’on observe dans une conférence les gens qui prennent des notes et qui entendent pour la première fois un nom étranger : à la quatrième lettre ils s’arrêtent, à la septième ils posent le crayon et laissent aller la chose.

Cette incapacité d’entendre vient d’abord de ce que chacun veut exprimer ce qu’il sait, chacun veut dire ce qu’il pense, lui, à tous les autres, même dans le cas où c’est évident, où on n’a vraiment rien à exprimer. Ensuite, cela vient de ce que personne ne se tient assez tran­quille pour écouter, même dans le cas si simple où il faut écrire un nom inconnu sous la dictée.

Et pour toutes choses, même les choses importantes, il en est de même.

Dans la vie ordinaire, on perd beaucoup si on ne sait pas écouter, si on ne sait pas se tenir tranquille, parce qu’alors presque jamais on ne peut recevoir. On remue sans cesse, pour ainsi dire, ce qu’on a dans sa boutique, ce qui est dans l’étalage, on le retourne sans cesse mais on n’y ajoute jamais rien parce qu’on ne reçoit rien.

C’est en partie par énervement, par agitation ; c’est surtout à cause de l’ego qui veut instruire les autres et ainsi affirmer qu’il est là. Et c’est encore à cause de l’attitude « Jelal », comme disent les Soufis, l’attitude positive, expressive. Cette attitude a sa valeur dans la vie. Seulement, si elle prédomine, si l’on n’est jamais réceptif, si la passivité manque, il n’y a pas d’équilibre.

Ainsi il y a très peu d’êtres qui savent écouter, qui savent simple­ment ce qu’on dit dans la conversation ; très peu d’êtres qui se rappellent ce qui s’est passé dans une réunion quelques jours après. Au bout de quelques mois, généralisant à partir d’eux-mêmes, ils sont prêts à affirmer que personne n’aurait pu garder tous ces détails en mémoire.

Ce que je dis n’est nullement exagéré. Par là, on perd énormément. Et ce n’est pas seulement qu’on n’acquiert pas des connaissances que l’on pourrait acquérir en sachant écouter, c’est qu’on s’appauvrit, on se durcit. L’esprit, à ressasser toujours les mêmes idées devient comme une machine et devient trop tendu.

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Maintenant, dans la vie spirituelle, les données sont différentes de celles du monde : l’abandon des trésors, de ce que nous avons pris l’habi­tude de considérer comme nos trésors, est une condition essentielle. On peut dire que tout le progrès dans cette voie est cela. Et la première chose est d’abandonner le trésor de son savoir. Toute sa vie, on a appris qu’une chose était telle. Et il s’agit de l’oublier pour un moment, de la voir d’un autre point de vue, de différents points de vue ; par exemple du point de vue de celui dont on s’est approché pour qu’il soit le guide spirituel dans ce sentier.

La chose est beaucoup plus difficile qu’il ne le semble. Car s’il n’y a pas opposition à ce nouveau point de vue, il y a comparaison ; il y a le : « mais j’ai toujours su ceci ; cela s’accorde avec ce que j’ai déjà dit, ce que je savais déjà ».

Mais ce n’est pas l’attitude idéale pour se préparer à ce voyage. L’attitude idéale est de faire table rase. On reconnaît bien cette nécessité dans les couvents et les monastères où les novices ont une discipline qui consiste à se tenir dans la simplicité de l’enfant qui ne sait rien et qui par conséquent obéit simplement.

Cela implique un esprit de discipline qui n’est pas par lui-même le but en cette occurrence, mais qui résulte en une préparation de l’esprit et du cœur.

Il faut réfléchir aussi que, bien que l’on doive abandonner ses connais­sances pour pouvoir avancer dans ce sentier, il ne s’agit pas forcément d’un abandon radical, absolu, qui serait comme détruire définitivement les connaissances antérieures. Cet abandon est plutôt comme défaire un nœud qu’on a fait dans son esprit ; « désapprendre – dit Pir-o-Murshid Inayat Khan – c’est comme défaire le nœud pour que l’esprit redevienne lisse ».

Personne ne peut être élève s’il commence à être instructeur et les plus grands instructeurs ont été les plus grands élève. Et si l’on com­mence à entrer dans le chemin spirituel, on commence à apprendre de tous et on est devenu non pas moins intelligent, mais on commence à faire quel­ques progrès. Si on a libéré son esprit des idées qu’on y a fixées, des connaissances bloquées, des points de vue auxquels on était attachés, on est capable de voir les choses sous un autre angle.

Le point de vue spirituel consiste en une seule chose : voir d’un autre point de vue. Si l’on garde toute possibilité de libérer momentané­ment son esprit, si on peut abandonner ses idées préconçues, il y a possi­bilité d’avancement continu jusqu’à ce qu’on ait touché le but.

À part les êtres spirituels, les hommes de génie ont naturellement cette faculté de purifier leur esprit et c’est cela qui en fait des hommes de génie. Les grands savants aussi ont très souvent la même faculté. Le Professeur d’Arsonval [Arsène d’ARSONVAL 1851 – 1940, s’occupa beaucoup de Physique appliquée à la physiologie et à la médecine où il fit de nombreuses décou­vertes. On lui doit en particulier l’usage des courants à haute fréquence], à plus de quatre-vingts ans, recevait chaque idée qui lui était présentée l’esprit parfaitement net ; ce qui ne veut pas dire qu’il trouvait toute idée bonne, mais qu’il n’avait aucune idée préconçue.

Cependant, l’homme ordinaire proclame : »Je sais telle et telle chose qui prouve que … ». Les erreurs des gens qui avaient des connaissances limitées sont innombrables ; et souvent nous, qui faisons des erreurs de même nature, les trouvons ridicules. Nous trouvons risibles les gens qui, autrefois, se moquaient de ceux qui pensaient qu’un jour on pourrait tra­verser l’Atlantique en bateau à vapeur. Mais sans doute aurions-nous ri avec eux !

Il est important de se défaire e cette tendance. Il est important de s’en défaire dans la vie courante. Il est capital de s’en débarrasser si l’on veut entrer dans la vie spirituelle.

Dans le sentier spirituel on n’apprend rien du tout, mais on voit, on regarde et quand le monde commence à sembler différent de ce qu’il était, quand les êtres humains semblent différents, quand chaque jour il y a un changement dans la vision, on peut dire qu’il y a un petit progrès.

Quelquefois le changement est subit. Il peut être définitif. C’est alors un progrès complet. Les choses apparaissent désormais entièrement différentes. D’autres fois c’est comme si un écran s’abaissait. L’écran s’abaisse et il se relève à nouveau.

Est-ce qu’on peut dire dans ce monde qu’une chose est ? Non. Tout semble : justice et injustice, puissance et impuissance, bonheur et malheur, ascension et chute. Tout cela semble. Mais si, avant d’avoir réalisé par nous-mêmes, dans notre propre conscience, qu’il en est ainsi, nous disons « cela semble être ainsi, mais ce n’est pas », nous ne serions pas dans le vrai parce que nous parlerions d’une vérité que nous n’avons pas connue nous-­mêmes. Parce que tant que nous ressentons une chose comme bonne ou mauvaise, heureuse ou malheureuse, nous vivons au milieu de ces apparences.

On ne peut pas apprendre la réalité. Ceux qui ont pénétré la réalité n’en ont rien dit parce qu’il n’y a rien à en dire. La réalité ne peut s’exprimer par des mots. Ceux qui ont reconnu les deux phases de la vie : ce qui est et ce qui semble être, n’ont pas de mots pour dire ce que cette réalisation représente.

Mais tous, nous nous acheminons vers cette réalisation. Nous allons vers cette réalisation. Si une chose qui nous paraissait bonne, subtile, méchante ou malheureuse ne nous semble plus aussi absolument bonne, sub­tile, méchante ou malheureuse, nous n’en sommes plus autant affectés. Nous ne nous sentons plus outragés en pensant à telle chose méchante. Nous faisons un progrès en passant à cette réalisation.

Pourquoi est-ce important d’avancer dans ce sens ? C’est que seule cette réalisation donne la paix. Quand il a atteint cette réalisation, il n’y a plus pour un être que jeux de lumière et d’ombre et il vit constamment dans la lumière et dans la paix.