Jean Klein
Attention et Concentration

On parle souvent de concentration, d’attention, il me semble important de clarifier ce que nous entendons par ces expressions. L’attention est un mouvement naturel d’énergies, elle fait partie de la nature même du cerveau, elle n’est pas contaminée par le moi, le je, elle est sans direction : l’œil est là sans qu’une chose soit vue, l’audition et rien n’est entendu, elle n’entraîne aucune réaction. Si cette lucidité se maintient, elle s’ouvre, s’épanouit, s’élargit, elle est intelli­gence, elle occupe notre globalité. On peut dire qu’elle croît en quelque sorte et devient conscience…

(Revue Être. No 2. 16e année. 1988)

Le titre est de 3e Millénaire

On parle souvent de concentration, d’attention, il me semble important de clarifier ce que nous entendons par ces expressions. L’attention est un mouvement naturel d’énergies, elle fait partie de la nature même du cerveau, elle n’est pas contaminée par le moi, le je, elle est sans direction : l’œil est là sans qu’une chose soit vue, l’audition et rien n’est entendu, elle n’entraîne aucune réaction. Si cette lucidité se maintient, elle s’ouvre, s’épanouit, s’élargit, elle est intelli­gence, elle occupe notre globalité. On peut dire qu’elle croît en quelque sorte et devient conscience.

Mais, puisque nous sommes observateur, c’est encore un déploiement d’énergies très subtiles, nous sommes toujours dans une dualité. Seulement, comme il n’y a pas de choix, d’évolution, l’observation se replie sur elle-même, elle est alors présence sans que personne ou rien soit présent. Ce non-état nous est naturel, on ne peut du reste l’appeler ainsi puisqu’on entre et sort d’un état. Il n’est pas possible de le ranger dans une catégorie, vouloir apprendre serait un éloignement. Nous pouvons uniquement comprendre ou plus exactement nous rendre compte que nous sommes dans ce silence. C’est une dimension nouvelle pour la majorité d’entre nous ; on se situe généralement en relation avec un objet tandis qu’ici, on est conscient, on explore un domaine dans lequel la pensée ne s’est pas introduite.

Ces moments d’absence de volition sont-ils compatibles avec un certain courage indispensable pour affronter la vie ? Dans bien des circonstances, j’ai l’impression qu’il nous en faut beaucoup pour faire face à des sentiments très forts, à des émotions. Est-ce possible sans volonté ?

Notre mental est divisé par ses compléments, ses opposés ; dans une volition il se fait un choix inspiré par une fraction de nous-même. Quand vous occupez la globalité, les fonctions inhérentes à notre corps, les décisions se prennent en charge, pourrait-on dire. Marcher droit n’est pas un effort, c’est un réflexe normal et il en est de même pour les problèmes qui se soumettent à votre totalité, c’est elle qui détermine l’action. Il y a volonté alors, mais elle est seulement fonctionnelle et ne fait pas partie du monde de la sélection. Le courage surgit spontanément, sans effort de cette absence de choix. Vu de l’extérieur, on peut encore parler de cran, admirer, mais pour nous, c’est une nécessité foncière, inéluctable et nous agissons en conséquence, sans plus.

J’aimerais savoir quel est le lien entre cette attention et la sensation ?

La sensation est un objet perçu, l’attention n’est pas per­çue. Elle est, c’est tout. Lorsqu’elle se maintient, pour de mul­tiples raisons, on se sait attentif, mais sans aucune perception. Vous occupez l’arrière-plan, l’espace ; les événements s’y déploient, vous n’y êtes pas le moins du monde impliqué. Tout s’exécute sans que vous soyez compromis dans ce fonc­tionnement.

Ne pensez-vous pas que l’on puisse partir de la sensibi­lité physique pour accroître notre vigilance ?

Vous allez tout d’abord constater que vous n’êtes pas vraiment attentif. Notre observation est toujours dirigée puis­que nous vivons dans un processus de devenir et nous recher­chons constamment des sécurisations. Cette attention sans direction – nous l’avons tous vécue à un moment ou à un autre – demande un immense lâcher prise, sans anticipation ni projection, on est présent à l’instant même. Cet instant n’est pas fabriqué, ne se pense pas. C’est une ouverture, entraînant un épanouissement total de notre être, c’est l’Éternité. Mais ne le confondez pas avec une intériorisation, qui voudrait dire éliminer, restreindre, et serait un état. Votre contemplation dans laquelle aucune mémoire ne s’infiltre se réfère à elle-même. Vous êtes réceptif à tout ce qui vous sollicite et les solutions viennent directement du Soi.

Faites bien la différence entre attention et concentration : l’attention est du domaine de la compréhension, la concen­tration limite la conscience, elle a un but, recherche un résul­tat, nous confine dans nos anciens moules de comportement, de réaction, de résistance. Elle est utile pour nous cultiver, bien sûr, mais à condition de la mener d’une manière juste, adéquate, équilibrée. La présence est toujours derrière elle, comme derrière toute activité.

Vous avez parlé de concentration juste, pouvez-vous déve­lopper ce point, s’il vous plaît ?

Une concentration juste, comme nous l’entendons en ce moment, n’anticipe pas, elle est sans tension. Même ainsi, elle limite la prise de conscience qui, en se décontractant en quelque sorte, en se globalisant, s’épanouissant, entraîne la perception instantanée de notre totalité.

Pouvez-vous nous dire s’il y a une différence entre cette lucidité et la présence ?

L’observation est une énergie en mouvement, nous som­mes encore dans une relation sujet-objet, nous sommes encore dans la dualité. La présence annihile cette relation, elle n’est pas un concept, mais un vécu.

Je voudrais faire déjà un premier pas et je ne sais trop par quoi commencer.

Ne faites rien, tout ce que vous essaierez vous éloignera au contraire. Nous sommes cette présence, ici, maintenant, toujours, c’est notre profonde réalité. Nos efforts nous écar­tent de la compréhension.

Explorez lucidement l’instant présent, discriminez sur le champ avec votre sensibilité les diverses modalités de votre fonctionnement, observez, écoutez. Prenez un exemple : Vous vous mettez devant un aquarium, vous voyez les poissons, le monde végétal bouger, une vie se déploie devant vos yeux. Vous aimez ce spectacle et votre intérêt se maintient. Brusquement, une pensée s’introduit et vous ne suivez plus les mouvements du poisson, vous le voyez partir dans une direction, puis vous le perdez de vue parce qu’il a filé d’un autre côté. Cela vous prouve que votre observation n’était pas continue, elle était superficielle et s’est relâchée pour un rien. Découvrez-vous de la même façon ce qui vous permettra de constater que vos réflexes vous poussent toujours dans un sens par un déploie­ment d’énergies vers l’extérieur. Une démarche à rebours va alors s’instaurer et permettra une attention totale dans laquelle personne n’est attentif. Tous vos organes sont en état d’ouver­ture : la vue, l’ouïe, l’odorat, sans restriction, sans intériori­sation. Votre observation est enfin multi-dimensionnelle. Vous saisissez ? C’est en regardant votre comportement instant par instant que vous ferez ce premier pas dont vous parlez.

Je prends moi aussi un exemple, quel rôle joue l’écoute de la sensation dans une approche corporelle ?

Votre réflexion semble prouver une approche unilaté­rale. Une véritable approche ne comporte aucune restriction, nous sommes pleinement ouverts. Pour vous répondre au sujet de notre corps, il est habité par beaucoup d’antécédents, de défenses. Laissons-le se présenter à notre attention, quand celle-ci est ultime sujet, qu’elle n’est plus dans une relation sujet-objet qui choisit, sélectionne, un relâchement se fait dans les diverses couches corporelles ; notre observation n’est plus seulement une fonction cérébrale, elle devient un instrument de la totalité. Seulement, il arrive très souvent que ce lâcher prise, cette totale relaxation soit encore conceptuelle, qu’elle soit une sensation. Nous donnons l’ordre à notre corps de se comporter d’une certaine manière, de se détendre, mais il reste un résidu à l’ordre donné. Le concept réalisé, la sensation seule doit surgir, la personne n’intervient plus, et vous avez dans ce cas une perception directe. C’est une méditation constante.

Ce que nous appelons en général méditation est un état, une restriction de certaines fonctions en nous, une forme de concentration, de localisation. On peut se retirer en soi-même à certains moments pour mieux ressentir la joie qui nous habite, mais ce n’est pas là une présence continue à chaque instant de l’existence. Toutes les grandes traditions sont libres de l’individu. De même, un commandant sur son bateau en péril donne des ordres qui ne proviennent d’aucun calcul, ce sont les circonstances qui dictent ses décisions claires et rapides. D’une façon générale, dès que le choix intervient, il y a confusion, interprétation, comparaison, hésitation.

Nous sommes trop impliqués parfois dans des choses très perturbantes et ne laissons pas à la spontanéité la liberté de s’exprimer.

Nos actions se déroulent dans la vie réelle, c’est-à-dire dans notre arrière-plan, bien qu’en réalité il n’y ait pas d’ar­rière-plan mais seulement une perception originelle totalement indépendante des trois dimensions. C’est une présence silen­cieuse dans laquelle nous baignons continuellement, et cela nous le comprenons à un moment donné. En elle se trouvent la sécurité, la joie de vivre. Sachez bien distinguer entre la vie et ses expressions bien que cette distinction disparaisse aussi le jour où l’on découvre la vérité en soi. Tout est vie à ce moment-là.

Je me demande parfois s’il ne suffirait pas de garder confiance. Quelle est au fond l’utilité d’un quelconque travail : Méditation, yoga ou autre au bout d’un certain temps ?

Vous voulez connaître le rôle possible du yoga au cours de votre approche. Grâce à son intermédiaire, le corps se libère de toute tension, il n’est même plus question d’obser­vation mais de réceptivité, qui à son tour nous quittera. Les éléments conditionnés s’éliminant, nous pouvons accueillir et souhaiter la bienvenue aux manifestations de l’existence. Si nous faisons face ainsi aux événements, la journée s’écoulera sans effort, sans intentions ; les choses sont là, elles suivent leur cours simplement et nous agissons en conséquence.

L’attention doit être dépouillée de toute volition, de l’en­vie de saisir, de prendre, d’acquérir, de posséder, elle est émi­nemment passive-active : passive car nous n’intervenons plus, par le truchement du moi, active car nous sommes ouverts, vigilants devant la situation qui se propose à notre regard. L’ego n’ayant pas de rôle à jouer, le réflexe de se prendre pour quelqu’un nous quitte, nous sommes vacants, dans un espace sans représentation. Bien sûr, nous continuons à agir normalement, mais pourquoi nous identifier à ce personnage ?

On éprouve beaucoup de sensations dans l’extase, je crois, en éprouve-t-on dans la vacuité ?

On ne peut parler de sensation dans cette présence-cons­cience, la vacuité ne peut se représenter d’aucune façon. La pensée se manifeste toujours selon le langage des sens, mais comment exprimer ce que votre intellect ne peut cerner ?

Lorsque nous entrons dans cette pièce, les objets qui s’y trouvent : sièges, tapis accrochent l’œil, nous ignorons les murs. Notre intérêt sera éveillé uniquement si chaises et lam­pes sont changées. Il en est de même pour nous-même, nous connaissons seulement notre ameublement, nos états et lais­sons dans l’oubli ce qui seul est important, l’essence, notre nature originelle, ce qui est vraiment nous.

On doit tout de même déceler un goût, une imprégnation de bien-être ?

Vous voudriez que j’emploie un mot pour indiquer ce qui dépasse les facultés de notre esprit ! Ce sont les murs qui donnent l’interprétation la plus proche. Nous connaissons nos états, pas notre espace, nous mettons l’accent sur nos person­nalités mais nous ne savons rien de la vie, de ce qui est impensable, indiscernable, insaisissable.

Nous voulons tous ici nous libérer du moi et de ses condi­tionnements psychologiques pour accéder au Soi, qui reste toujours nôtre, d’ailleurs. D’où provient la soif de cette pré­sence ? D’elle-même ?

Notre souhait profond est de vivre sans désir. Regardez intensément, lucidement en vous et vous en serez convaincu. Notre seul vœu véritable est d’être sans désir.

Oui, c’est pourquoi on goûte un moment d’apaisement après la possession d’une chose convoitée. Puis, tout recom­mence. Assouvir cette appétence n’était donc qu’un leurre ?

La tranquillité est notre nature profonde. Ne cherchez pas à y accéder. Lorsqu’un objectif souhaité est atteint, vous connaissez un moment de satisfaction. Soyez très lucide alors, vous comprendrez que ni la cause de cette paix, ni la personne que vous vous figurez être n’étaient présentes à ce moment-là. Seule, une plénitude vous imprégnait. En réalité, l’amour, la joie sont inhérents à notre nature, l’objet nous a simplement permis de faire cette constatation. Vous en arrivez logiquement à conclure qu’aucune situation, aucun fait ne peut produire ce que vous êtes depuis toujours et pour toujours. Votre mental sort donc de sa dispersion, vous êtes orienté, c’est-à-dire, vous avez reconnu la joie profonde qui est en vous et qu’on ne peut trouver en aucune circonstance. Les expressions du Soi nous conduisent au pressentiment, nous font prendre la direction de l’inexprimable, l’incommunicable qu’elles ne peu­vent procurer.

Ceci me semble très intellectuel ?

Cette démarche est intellectuelle, bien sûr ; néanmoins, si vous avez compris, vous serez orienté, vous ne vous disper­serez plus. Le but de notre quête est toujours d’arriver à un état de non-désir, puisque notre langage nous oblige à repré­senter par un mot ce qui ne se peut exprimer. L’esprit doit être informé, clair, au cours d’une interrogation spirituelle, il doit accepter ses limites et voir ce qui n’est pas de son ressort.

N’y a-t-il pas opposition entre celui qui cherche et ce qui est cherché ? J’ai le sentiment que l’un tourne le dos à l’autre.

Nous voulons la tranquillité. La personne qui en ignore la nature explore désespérément dans toutes les directions. Une maturité se fait en nous à la suite de ces investigations en tous sens : « Cette paix durable semble ne se trouver nulle part, pour quelle raison ? J’ai parfois connu un état sans désir et il m’a quitté au moment où je n’étais plus présent à une paix attribuée alors à une cause qui pourtant n’était pas présente non plus ? » Après avoir fouillé ici et là, partout, vous allez constater ceci : « J’ai vécu dans une parfaite unité tant qu’il n’y avait ni observateur ni chose observée, la tranquillité est donc en moi, elle est ma nature profonde. » Voyez-le simple­ment. Ce n’est alors plus intellectuel.

Quand je veux méditer, je sens une grande lourdeur m’envahir, une somnolence me gagner ; une énergie négative s’étend, s’amplifie puis le sommeil m’accable.

Ce silence équivaut à une absence d’activité. Il va croître, mais ce n’est pas encore un silence sans objet. C’est pourquoi vous vous endormez. Lorsque votre attention silencieuse a une autre dimension, – non pas cet arrêt des pensées, des sensations –, elle occupe un immense espace en vous et vous ne vous endormez plus.

Le sommeil, au début de la méditation, ne révèle-t-il pas un état de fatigue qui nous porte au relâchement ?

Ne luttez pas dans ce cas, dormez si le besoin s’en fait sentir. Saisissez plutôt dans la journée les moments qui ne nécessitent pas d’activité. Profitez-en pour faire un retour sur vous-même. Nous sommes invités à vivre sans effort, mais nous nous créons très souvent des obligations, afin de n’avoir pas à être au diapason de ce non-effort ; nous sommes telle­ment habitués au dynamisme du devenir, de l’accomplissement que nous surimposons en quelque sorte un néant à l’absence d’occupations. Soyons accordés aux moments où la vie exis­tentielle nous fait don d’une accalmie, au lieu de nerveuse­ment remplir ces instants de sérénité. C’est pour nous une opportunité de comprendre ce qu’est la vie réelle.

Oui, mais il arrive alors que le corps s’assoupisse.

Regardez-le. Vous n’examinez pas suffisamment votre fatigue corporelle ou psychique ; peut-être est-ce l’ennui qui entraîne cet engourdissement, vous ne vous sentez pas stimulé et vous vous laissez aller. Cette constatation entraîne une régénération.

Préconisez-vous la même attitude avant l’endormissement ?

Le corps a des besoins qui doivent être contentés, mais restez en même temps très éveillé. Vous allez rétorquer : c’est encore un effort. Oui, mais quand le corps s’abandonne à lui-même, restez très présent, ne vous identifiez pas à lui, contem­plez-le. Déposez tous les éléments composant votre existence sur une chaise, il restera une sorte de flamme, une attention active pendant laquelle la vie continue, même en dormant.

Ce qui existe est une énergie en mouvement. Une certaine qualité de lucidité, de laisser-faire permet à cette énergie de se reposer de plus en plus, si bien que la flamme seule scin­tille encore. Au fond, n’ayant plus rien à observer, il reste le silence et vous êtes présent dans votre sommeil, en quelque sorte. La toile de fond est votre présence.

Le matin, avant de dire : J’ai bien dormi, il y a un moment de pure conscience où l’on ignore que l’on a dormi. Cette chose-là peut-elle durer ?

Elle n’a ni commencement ni fin, c’est la vie, le reste n’en est que des expressions.

Il ne me semble pas aisé de voir la différence entre l’attention à l’état pur dont vous parlez et un esprit calme, paisible.

Établissez-vous dans votre espace silencieux. Les activités de tous les jours vous sollicitent : fonctionnez. Aux moments de calme, il y a présence, vivez sciemment en cette Éternité.

Il est difficile de reconnaître si l’on est vraiment dans cette lumière.

Vous n’avez pas besoin de preuve, vous serez votre propre preuve et ne poserez plus la question.