Robert Linssen
Au-delà de la Vie et la Mort

Chaque instant comporte quelque chose d’unique, de tota­lement neuf, d’irremplaçable. Ce n’est que dans cette optique, extraordinairement souple, dynamique, adéquate, que la Forme parvient à nous signifier le langage étrange et merveilleux qu’elle nous destine.

(Revue Être Libre, Numéro 224, Juillet-Septembre 1965)

Au-delà du temps et de l’espace (et au cœur du temps et de l’espace) demeure l’Intemporel, qui les englobe et les domine.

Et cependant, l’Intemporel n’a ni demeure, ni fixité.

Au-delà des quatre dimensions familières (et au cœur des dimensions familières) existe CELA qui est au-delà de toutes dimensions, car il les englobe et les domine.

Au-delà des milliards de « devenirs » (et au cœur de tous les devenirs) existe l’Etre, qui les englobe et les domine.

Et cependant, cet « Etre » est au-delà de l’existence et de la non-existence.

Au-delà des milliards de naissances et de morts (et au cœur des milliards de naissances et de morts) existe CELA qui n’est pas né.

Et CELA qui n’est pas né, comme naissent généralement les êtres et les choses, englobe et domine les milliards de naissances des êtres et des choses.

Au-delà de la vie et de la mort, tant biologique que psycho­logique, existe une Réalité suprême dépassant toutes nos catégories, échappant à toute définition, à tel point qu’il conviendrait peut-être mieux de la désigner comme « Non-Réalité ».

Et cependant, cette « Non-Réalité » n’est pas un néant.

Nous ne pouvons La définir. Nous pouvons seulement dire ce qu’Elle n’est pas.

Elle n’est pas seulement la matière telle que nous la voyons.

Elle n’est pas seulement l’esprit tel que tentent de le codifier les religions ou philosophies traditionnelles.

Elle n’est pas la substance, ni matérielle, ni psychique, ni spirituelle telles qu’on tente de les définir.

Mais Elle englobe et domine la matière, l’esprit, la substance.

Elle est une présence éternellement créatrice demeurant au cœur des êtres et des choses. Elle les englobe et les domine.

Chacun de nous peut découvrir en lui-même et par lui-même, dans les couches les plus profondes de sa conscience, cette lumière intérieure.

Elle est secrète, silencieuse, toujours neuve et fraîche. Son imprévisible jaillissement l’affranchit des ornières stériles du « connu », de l’habituel.

Au-delà des processus mécaniques, au-delà des constella­tions d’habitudes mortes qui régissent la matière et même l’esprit, nous pouvons découvrir le charme infini d’une spontanéité divine. Elle englobe et domine tous les processus mécaniques, toutes les habitudes.

Au-delà des êtres et des choses, apparemment séparés, sta­tiques, inertes, demeure l’incandescence d’un champ de création fulgurant. Cette lumière intérieure englobe et domine toutes les ombres. Pour l’Eveillé, il n’y a plus d’ombres. Le monde se dépouille de son opacité. Tout est transparent : grands massifs montagneux, parois rocheuses des falaises abruptes, terre féconde des champs labourés, eaux sans fin des vastes océans. Autant de purs cristaux d’une Matière transfigurée en indicible lumière ! Ici, plus de séparativité, plus d’angoisse, plus de mort, plus de ténèbres.

Mais ce n’est pas uniquement au niveau de ces ultimes pro­fondeurs que la mystérieuse Réalité universelle nous livre ses secrets.

Son histoire dans le monde extérieur, est celle d’une victoire toujours renouvelée de la Vie sur la Forme.

Nombreux sont ceux qui ont confondus l’impermanence de la Forme avec un carac­tère absolument illusoire de celle-ci.

Depuis la plus lointaine antiquité, l’homme a pressenti la dualité fondamentale de l’Univers. La « Nataraja » indien repré­sentant la danse de Shiva, symbolise l’éternelle victoire de la Vie sur la Forme.

Au-delà du principe destructeur de Shiva et du principe conservateur de Vishnou, il y a toujours l’inexprimable CELA.

Retenons cependant que si la Forme est toujours évanescente, changeante, elle a sa part de réalité et de signification.

L’erreur commune consiste à transgresser la loi essentielle de la Forme, c’est-à-dire son impermanence, sa non-fixité.

Les Eveillés du Ch’an chinois, savaient fort bien l’imperma­nence et la non-fixité de la Forme, mais ils ne l’ont jamais, pour autant, considérée comme illusoire.

L’art de la vie consiste pour eux, non à nier la forme, non à tourner le dos aux « singularités » du monde extérieur, mais au contraire à les regarder en face, intensément concentré DANS L’EXISTANT PRESENT, en ne perdant jamais de vue l’évidence fondamentale du fait que tout change d’instant en instant.

Ceci implique donc une souplesse extraordinaire d’esprit, un non-attachement à la forme, une non-fixité de l’esprit qui a triomphé d’un penchant naturel tendant à se fixer sur une image.

Ainsi que l’exprimait souvent le Dr. Roger Godel, « le mental a quelque chose de visqueux ». Cette viscosité tend à le faire « coller » à tout ce qu’il touche. Dès qu’une forme est vue, il tend à s’y fixer, il y « colle ».

Les anciens maîtres du Ch’an chinois enseignaient qu’il était indispensable que d’instant en instant, notre pensée se « décolle » des objets sur lesquels elle s’était fixée, car d’instant en instant tout change, et d’instant en instant nous devrions être dispo­nibles, attentifs, au défilé toujours nouveau des formes.

« L’infini est dans le fini de chaque instant », disait D. T. Suzuki.

Chaque instant comporte quelque chose d’unique, de tota­lement neuf, d’irremplaçable. Ce n’est que dans cette optique, extraordinairement souple, dynamique, adéquate, que la Forme parvient à nous signifier le langage étrange et merveilleux qu’elle nous destine.

Dès lors, la Forme, dépouillée de fixité, n’est plus séparée du champ de création pure qui l’englobe et la domine.

Nous vivons cette création lorsque nous mourrons psycholo­giquement à nous-mêmes : lorsqu’en nous, l’entité statique, le « vieil homme », le « moi », se délivre de ses limitations, de son égoïsme, de ses identifications, de ses habitudes, de ses fausses valeurs, de ses attachements.

Une telle réalisation est suprêmement naturelle. Elle est accessible à tout être sensibilisé aux plus hautes possibilités de l’Amour.

Mais il a été dit très paradoxalement dans le Tao, que :

« Celui qui en parle ne LE connaît pas ».
« Celui qui LE connaît n’en parle pas ».