Jean Gontier
Au-delà

Tout ce que l’on pense, éprouve et sent n’est rien. Quoi que ce soit qui se puisse présenter en nous, que l’on sache que ce n’est jamais Cela et que l’Ineffable est toujours au-delà, au-delà de toute pensée, de toute sensation, de tout sentiment, au-delà de l’imaginaire, au-delà du rêve, au-delà ! Comme le concerto de Bach ou de Mozart, Il ne signifie rien, ne traduit rien, ne sert à rien. Il est, c’est tout.

(Revue Être. No 3. 2e  année. 1974)

Un concerto de Bach ou de Mozart ne signifie rien, n’imite rien, ne traduit rien, ne sert à rien. Il ne requiert de celui qui l’écoute aucun engagement et échappe à toute analyse psychanalytique, structuraliste, marxiste ou autre. Il est, et il n’est rien d’autre que lui-même. Il n’y a rien à en dire du point de vue de la vérité et de l’erreur, car il n’appartient pas au monde de la pensée logique, qui se circonscrit dans « le comment sont les choses » et non dans ce qu’elles sont en soi (Le Ding an sich kantien).

Répondre à la question : qu’est-ce que je suis ? est impossible car ce serait vouloir exprimer dans le langage ce que le langage ne peut exprimer. Il n’y a pas de réponse lorsque la question renferme une proposition qui n’est pas définie. Si vous me demandez quelle est la date de Pâques, je ne pourrai vous répondre si vous ne me précisez pas en quelle année. Or dans la question : qu’est-ce que je suis ? Cela que je suis n’appartient pas au domaine de la logique et du langage parce que, dans le cas contraire, il y a des millénaires que la solution de l’énigme aurait été mise en une formule transmissible de génération en génération. La grande erreur de l’homme est de croire que le tout du monde et de l’homme appartient au domaine de la pensée logique, de la raison, et que les diverses formules ou expressions qu’il en a données au cours des temps et suivant les lieux sont vraies en elles-mêmes ad aeternum. Il faut dénoncer l’imposture qui consiste à faire passer pour conforme à la réalité la définition que l’on donne de ce qui peut être défini par le langage. On ne peut « comprendre » l’Inexprimable, mais on peut Le vivre comme on écoute un concert de Bach ou de Mozart.

Il nous est difficile, à nous Occidentaux, hypertrophiés mentaux, de trouver la réponse à la question fondamentale : qu’est-ce que je suis ? Sur nous pèse le poids des siècles d’affirmation de l’irréductible séparation de l’homme et de la divinité, d’un dualisme fondamental entre le créateur et la créature. Nous sommes englués dans un sentimentalisme de midinette et une métaphysique qui ont fini par faire de Dieu le complice de l’homme. Il y a une spiritualité-fiction comme il y a une science-fiction avec cette différence que les auteurs et les lecteurs de science-fiction savent qu’ils jouent, tandis que les autres croient fermement à la réalité, de ce qu’ils disent, et entendent. Et l’on comprend la parole d’Eckhart : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu », c’est-à-dire de ce que la pensée et le sentiment ont fait de Dieu, de la conception et de la représentation humaine de Dieu. Car dans l’au-delà de Dieu conçu, pensé, invoqué, prié, aimé, auquel on croit, il n’y a que : Le Silence, le Rien, la Vacuité (qui n’est pas le néant, mais l’absence de forme et l’absence même de toute formulation possible, comme Etre ou Non-Etre, mais bien l’au-delà (épékina en grec) de toute expression).

« On ne saisit pas Dieu, Dieu est pur Rien » (ein Lauter Nichts), écrit Angelus Silesius. Mais ce rien pourrait après tout n’être que la constatation de la limite de la pensée au-delà de laquelle l’homme honnête se refuserait à suppléer, comme c’est le cas généralement, son ignorance par l’imaginaire, préférant avouer « Je ne sais pas », ce qui conduirait à l’agnosticisme ou à l’athéisme si l’homme n’avait pas accès à la Transcendance, ne devenait pas Un dans l’Un.

Et c’est là, en apparence du moins, que se séparent la pensée orientale et la pensée occidentale. « Ta nature véritable est l’Inexprimable, sois-Le consciemment, vis-Le », voilà ce que dit l’Orient contemplatif, que l’Inexprimable soit nommé le Brahman, la nature de Bouddha, le Tao, ce qui est au-delà des mots, des formes, de la pensée, de la sensation et du sentiment, le Cela lumineux, non le ça infrahumain, trouble et ténébreux du freudisme.

De son côté la tradition chrétienne a étouffé, et non tué car elle ne le peut, ce que certains considèrent comme le comble de l’orgueil : la possibilité pour l’homme de devenir Dieu, oubliant la parole de saint Athanase : « Dieu s’est fait homme pour que les hommes deviennent Dieu », oubliant que le Dieu dont il s’agit ici n’est pas celui de la théologie du dogme ou de la bondieuserie saint-sulpicienne. « On ne sait ce qu’est Dieu : Il n’est ni lumière, ni esprit, ni vérité, ni unité, ni ce qu’on nomme divinité, ni sagesse, ni raison, ni amour, ni essence ou affect. Il est ce que ni moi, ni toi, ni nulle créature jamais n’apprennent qu’en devenant ce qu’Il est », écrit Angelus Silesius (IV-21) et aussi : « Chrétien, si tu peux être enfant du fond du cœur, dès cette terre est tien le Royaume des Cieux » (I, 253) [1]. Et encore « On est pris par quelque chose de simple et d’illimité et dans cette unité le sentiment du multiple s’efface », dit Tauler — « Quand je suis plongé dans ce bien et le contemple, je ne me souviens plus de Jésus, ni de quoi que ce soit qui ait une forme. Je vois tout et cependant ne vois rien, je vois Dieu selon un mode qui ne peut être ni exprimé, ni conçu, je vois que c’est le bien absolu », écrit Angèle de Foligno » (Cité par Louis Pauwels dans son livre : Ce que je crois, Grasset, 1974).

Mais il ne suffit pas d’exhumer des textes d’auteurs morts pour rendre une tradition vivante. Ce n’est que vivre « du parfum d’un vase vide » selon l’expression de Renan. A s’être cristallisée dans les événements d’un moment de l’histoire, donnant ainsi une importance démesurée aux faits, pour avoir accordé le primat aux affaires du siècle, quitte à s’en faire complice, pour avoir voulu ignorer et réduire au silence de leur vivant ses spirituels authentiques, quand elle ne les a pas persécutés et condamnés, la tradition chrétienne s’est affaiblie dangereusement, pour ne pas dire plus, n’apparaissant plus que comme moralisme et ritualisme.

Il est une autre dimension de l’homme que celle de la raison, des sensations et des sentiments, autre que celle de l’imaginaire, du phantasme et du rêve. Laissons la science et la logique, fortes de leurs succès dans le monde des phénomènes mesurables et explicables par l’expérience, couler par le fond ce qui sans preuve avait été présenté comme vrai seulement avec des mots. Alors, quand tout aura été expliqué, en admettant que cela puisse jamais se produire, apparaîtra en sa nudité intégrale dans le cœur de l’homme le désir de la Transcendance. Mais alors on ne pourra plus maquiller et déguiser la Transcendance avec des pseudo-vérités, de la pseudo-raison, et de la pseudo-logique pour endormir ce désir, comme on calme une douleur avec des analgésiques sans jamais faire disparaître la cause de la douleur. Alors ce besoin essentiel ne pourra être satisfait que par l’accès effectif à la Transcendance dont le domaine inaccessible à la pensée logique et au langage échappe à la science et à l’analyse.

« Vouloir exprimer la sagesse, c’est comme chercher à saisir une flèche au vol. La tient-on qu’on n’a plus qu’un morceau de bois entre les mains », dit un proverbe chinois. On ne pénètre pas dans l’Ineffable encombré de bagages mais nu. Certains y accèdent parce qu’ils ont gardé la transparence, la spontanéité et l’innocence de l’enfance, la nudité de la naissance. Pour les autres, il leur faut passer par la nudité de la mort. Non pas en se mutilant et en déployant des efforts surhumains, ou en sortant victorieux d’épreuves à la manière d’un personnage de bandes dessinées, mais en prenant conscience de la vanité de tels efforts. C’est finalement dans un univers glacé, où tout a un goût de cendre, où l’on a capitulé sans conditions, sans espoir de pouvoir atteindre la Transcendance, que la lumière peut apparaître : soit d’elle-même, soit parce que la rencontre d’un être vivant la Transcendance a permis la reconnaissance de la lumière. Alors on sait ce que l’on est. Non parce qu’une réponse a été apportée d’une manière ou d’une autre à la question fondamentale, mais parce que la question, n’ayant plus de raison d’être, n’existe plus.

Et à tous ceux qui sincèrement aspirent à la Transcendance, pour s’y fondre et disparaître en Elle, et non pour obtenir un surcroît de jeunesse, de puissance, d’intelligence ou d’affectivité comme dans le mythe faustien, pour posséder la clé qui ouvre toutes les portes, qu’ils sachent que tout ce qu’ils peuvent imaginer au sujet de la Transcendance à partir de ce qu’ils ont pu entendre dire, ou lire, auquel se mêle le petit point de vue personnel issu du conditionnement social et éducatif, ne sert à rien pour l’approcher, mais risque au contraire de dresser un mur infranchissable.

Il ne s’agit nullement de faire cesser volontairement son tintamarre intérieur. C’est aussi stupide que de vouloir par l’effort devenir naturel et spontané, le principe même de l’effort tuant le naturel et la spontanéité. Tout ce que l’on pense, éprouve et sent n’est rien. Quoi que ce soit qui se puisse présenter en nous, que l’on sache que ce n’est jamais Cela et que l’Ineffable est toujours au-delà, au-delà de toute pensée, de toute sensation, de tout sentiment, au-delà de l’imaginaire, au-delà du rêve, au-delà ! Comme le concerto de Bach ou de Mozart, Il ne signifie rien, ne traduit rien, ne sert à rien. Il est, c’est tout. Comme il est des êtres pour qui la musique est raison de vivre, il en est pour qui la Transcendance est la raison d’Etre. Mais pour vivre la Transcendance il faut d’abord que le silence de soi s’établisse en soi afin que le Silence de l’Inexprimable puisse être entendu.

Ami j’arrête là. Si tu veux lire encore, Va, toi-même deviens l’écriture et l’essence, Angelus Silesius (VI, 263).

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(Revue Être. No 3. 2e  année. 1974)

Dans une lettre ouverte, écrite sur un mode ironique, Pierre Briot a tenté de résumer les critiques dont ETRE et plus spécialement Jean Gontier ont été l’objet de la part de certains lecteurs.

Lettre ouverte de Pierre Briot à Jean Gontier

Monsieur,

N’y a-t-il pas quelque égoïsme en vous à vouloir rechercher un bonheur personnel en ignorant la misère et l’injustice qui pèsent sur les autres ? Ni quelque lâcheté à fuir l’angoisse qui étreint la multitude ? Vous êtes bourgeois, Monsieur, vous êtes bourgeois !

Si votre refus de faire cause commune vous vous absteniez du moins de l’afficher, en vertu du principe : qui ne dit mot consent, vous seriez indirectement récupéré par la foule, ne donnant plus ainsi lieu à reproches. Abstenez-vous, Monsieur, abstenez-vous !

Malgré tout, si le besoin d’écrire vous possède, de grâce Monsieur, tenez-vous-en seulement à l’Essence et ne troublez pas le confort spirituel de ceux qui vous lisent. Pas de heurts, pas de bruits, les voix qui crient dans le désert, vous le savez bien, n’ont jamais trouvé d’écho. Du lénitif, Monsieur, du lénitif !

Ne pensez-vous pas que les livres sacrés, les œuvres et la vie des grands morts de la Tradition suffisent amplement pour le présent sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter encore un point de vue personnel qui s’écarte du sillon tracé par le passé dont il ne respecte ni les normes ni les canons ? Du conformisme, Monsieur, du conformisme !

A vous voir prôner, comme vous le faites, une décohésion d’avec le monde, une sorte d’autisme et d’esthétisme solitaire, je redoute que l’on vous prenne pour quelque peu schizoïde, ce qui éveille la commisération envers celui qui est tenu pour tel, mais le déconsidère à coup sûr définitivement. Je crains pour vous, Monsieur, je crains pour vous !

Nous attendons de vous autre chose, de la culture et de l’agréable sans scientisme et sans psychologisme. Nous l’espérons, Monsieur, nous l’espérons !

Voilà ce que je tenais à vous dire, Monsieur, en raison de cette sympathie que j’éprouve pour vous et au nom de laquelle je vous salue.

Pierre BRIOT

Réponse de Jean Gontier à Pierre Briot

Monsieur,

Je vous répondrai que le monde des hommes avance à coups d’épaule seulement avec ceux qui le font. Ceux-là ont sculpté les pierres de Chartres et de Tournus, les vierges romanes et mis en portée la musique ambrosienne. Ce ne sont pas ceux qui s’imaginent avoir agi parce qu’ils ont parlé ou écrit. On ne change pas le sort du monde avec des colloques et des concertations.

Pardonnez-moi, je ne compte pas parmi les fidèles de Sainte Parlance.

Et ne pensez-vous pas qu’avant de songer à l’Autre, il convient de se connaître soi, c’est-à-dire de découvrir son Moi réel pour qu’ainsi, transformée par cette découverte même, son action à l’égard de l’Autre devienne enfin juste et non plus seulement affective parce que la passion alors n’y a plus aucune part ?

Car l’homme qui regarde les étoiles s’appuie en même temps sur le sol, les pieds dans la boue et le dos parfois courbé par le vent. A ne vouloir considérer qu’un seul aspect des choses en ignorant délibérément l’autre on ne peut aboutir qu’à la stérilité et à la confusion. Ignorer l’homme empêche de connaître la Réalité. Ignorer la Réalité ne peut conduire qu’au chaos et c’est bien ce qui se passe actuellement.

Mais l’homme désire-t-il véritablement connaître la Réalité ? Il s’imagine entendre l’appel de l’Absolu, mais en définitive il aspire seulement à rêver, à jouir du merveilleux. Au fond il ne change pas avec l’âge, c’est toujours des contes de fées qu’il désire, comme au temps de l’enfance.

Quant au reste il ne veut rien abandonner. Tout passe par le crible de sa petite programmation personnelle toute sclérosée, en vertu de laquelle les choses sont classées une fois pour toutes comme convenables, justes, bonnes, belles ou le contraire. Ce qui importe ce n’est pas de voir une chose telle qu’elle est, relativement dans son ordre, mais de la tenir pour vraie ou fausse selon ses critères de référence personnels auxquels on accorde une valeur universelle. Encore faut-il s’estimer heureux quand la forme et l’apparence ne comptent pas davantage que le fond.

Pour voir une chose dans son état initial il importe d’enlever tout ce que les modes au fil des ans ont surajouté comme peintures, vernis, trompe-l’œil et faux-semblants. Cela s’appelle faire de la restauration. Pour cela l’acide est parfois nécessaire. Il existe d’autres méthodes, comme la lampe de Wood qui permet de découvrir sous la peinture apparente d’autres dessins en profondeur, sans altérer ni changer en rien la surface. Il en est de même pour tous les ajouts qui masquent le Moi réel. L’attention lucide portée sur le moi apparent, simplement pour le voir tel qu’il est sans aucune référence à une échelle de valeurs quelconque pour le juger et sans le comparer à d’autres, permet de passer au travers et de découvrir le Moi véritable.

En ce qui me concerne, si ce qui existe au-delà de ce monde sensible, des sentiments, des pensées et des mots m’a amené corrélativement à faire table rase de tout le reste, du moins en est-il ainsi pour moi et ne connaissant rien d’autre actuellement qu’une telle conception des choses, c’est de celle-là seulement que je peux rendre compte, sans vouloir prétendre quoi que ce soit quant à sa valeur, sa justesse ou sa véracité. Pour moi elle existe. Maintenant, qu’elle soit acceptée ou non, qu’elle trouve une audience ou pas, ce n’est pas mon problème et d’une certaine manière cela m’indiffère.

Suprême orgueil, direz-vous. Peut-être, mais je n’ai pas de message à délivrer au monde à la différence de tant d’autres qui écrivent parce qu’ils le pensent. Je ne me sens chargé d’aucune mission. Il m’a été demandé d’exposer mon point de vue. Je l’ai fait. C’est tout. Quant aux états d’âme de mon moi apparent je pense qu’ils ne doivent pas davantage présenter d’intérêt pour les autres que pour moi-même.

Croyez-moi, le son d’une cloche de quelque église de village qui fait vibrer l’air du soir à l’heure de l’angélus a plus d’importance que tout ce que j’ai pu ou pourrai écrire sur l’approche de l’Inexprimable. Ne comptez pas sur moi pour écrire selon la Tradition, vous apporter de la culture ou des douceurs spirituelles. D’autres sont beaucoup plus habiles et bien plus qualifiés que moi, possédant tous les labels nécessaires pour ce faire.

Patientez, Monsieur, patientez, encore un temps et à mon tour je franchirai la passe de l’Ouest pour gagner le versant lumineux de la montagne, celui du silence. Nul n’entendra plus parler de Gontier qui un instant, selon ses possibilités et à sa manière, aura tenté de dire non ce qu’est l’Inexprimable, à moins d’être un halluciné ou un illusionniste aucun jamais ne pensera pouvoir le faire, mais ce que l’Inexprimable n’est pas. Qu’il ait été entendu ou pas demeure en soi de nulle importance.

Recevez, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus choisis.

Jean GONTIER


[1] Angelus Silesius, l’Errant chérubinique, dans l’excellente traduction de Roger Laporte, — Collection « l’Expérience Intérieure », édition Planète, 1970.