Zéno Bianu
Bali : la mystique ondulatoire

L’apprenti est immé­diatement introduit en situation de danse, dans une globalité chorégraphique. En même temps que les posi­tions de base, il doit se pénétrer de la mélodie centrale des gender (métallophones), des figurations rythmiques des tambours, des différentes cadences des gongs. Lors­qu’il sera appelé à danser au temple, il devra interpréter la musique avec son corps tout en commandant l’inten­sité et le tempo de celle-ici, suivant un système de coor­dination extrêmement structuré. Chaque geste est alors hiéroglyphe : mouvements brefs de la tête et des yeux, arrêts brusques changements soudains de direction, séries de petits pas en staccato ponctuent la mélodie et constituent autant de signaux, d’appels aux musiciens, déterminant des changements de rythme, des pauses, des accélérations, au sein d’une parallélité frémissante où accent musical et geste fusionnent pour ne former qu’une seule impulsion. L’objectif du maître est donc de déclen­cher chez l’élève une réponse corporelle automatique aux modulations syncopées de l’orchestre…

Zéno Bianu, né à Paris en 1950, est un poète, dramaturge, essayiste et traducteur français.

(Revue Question De. No 52. Avril-Mai-Juin 1983)

Subtile dissonance entre deux notes iden­tiques, comme animées de l’intérieur. Au loin, la musique du gamelan fait sourdre ses bruis­sements d’élytres. Dans un pavillon près du temple, au milieu du papillotement des enfants rieurs, I Made Djimat parfait son maquillage – point rouge entre les yeux, trois points blancs sur chaque tempe. Son miroir lui renvoie l’image d’un visage qui excède déjà l’humain. Il saisit lentement sa coiffe dorée et l’imprègne rituellement des volutes d’un encens. Les enfants se taisent. La magie opère. Le danseur s’est absenté à lui-même ; en ses yeux, l’en deçà des choses miroite. Il a revêtu son corps de danse. Plus près, maintenant, les accents chatoyants des métallophones se mêlent au grésillement des grillons. Le danseur a changé d’identité : ses doigts frémissants émergent parmi le vacillement des torches. En franchis­sant le portail du temple, il traverse une ligne de partage mystique entre deux réalités, : il pénètre dans l’empire de l’esprit.

« LA POÉSIE PAR TOUS… »

Cet acteur de la nuit, le reconnaîtriez-vous le jour ? Ce paysan, est-ce lui qui, le soir, se meut dans le monde des ombres, devenu par la grâce de la danse dieu, roi ou démon ? Est-ce cette fillette qui se métamorphose en nymphe divine lors de la danse du legong ? 1 Traditionnellement, le théâtre – et l’art dans son ensemble – ne constitue pas une profession pour les balinais, mais un travail rituel. Selon leur vocation, les villageois, quel que soit leur métier, sont également danseurs et/ou musiciens. Nul terme dans la langue balinaise pour désigner l’art ou l’artiste : les verbes danser et jouer sont toujours accompagnés d’un complément. On danse telle danse, on joue de tel instrument. Bref, on ne fait pas de l’art en général, de l’art pour l’art, puisque celui-ci fait partie intégrale des rites qui consolident la commu­nauté et soutiennent le monde. On joue pour exorciser, piétiner un envoûtement, protéger le village des épidé­mies, défendre un territoire consacré contre des influen­ces néfastes, apaiser ou expulser les pouvoirs, fêter les ancêtres déifiés. Aucune cérémonie n’est viable sans théâtre. Danse, drame et musique ponctuent anniver­saires, processions, crémations, mariages, fêtes du temple, rites de purification. L’offrande dramatisée par­fait le rituel ; elle donne sa pleine saveur au festin des dieux. L’esthétique inouïe du théâtre balinais ne résulte donc pas seulement d’une créativité individuelle, mais se fonde sur l’éthique de la communauté qui la produit, dans un effort ininterrompu de légitimation divine. Qui n’a rêvé de voir réalisé le mot d’ordre de Lautréamont : « La poésie par tous, non par un ? » A Bali, une île parmi les trois mille que compte l’Indonésie, à peine discernable sur une mappemonde, s’est créé un art de tous, par tous et pour tous – non pas un simple folklore spontané, « primitif », mais un art classique popu­laire rigoureusement codé et millénairement éprouvé.

LA DANSE DANSE

Artaud voyait juste lorsqu’il parlait d’« états d’esprit ossifiés » (« Le théâtre balinais », in Le théâtre et son double, Œuvres complètes, Gallimard). L’enfant balinais apprend la danse par imi­tation, ou plutôt par imprégnation. Contrairement à l’enseignement de la danse classique occidentale ou indienne, un maître traditionnel ne procède jamais de manière analytique ou morcelée. L’apprenti est immé­diatement introduit en situation de danse, dans une globalité chorégraphique. En même temps que les posi­tions de base, il doit se pénétrer de la mélodie centrale des gender (métallophones), des figurations rythmiques des tambours, des différentes cadences des gongs. Lors­qu’il sera appelé à danser au temple, il devra interpréter la musique avec son corps tout en commandant l’inten­sité et le tempo de celle-ici, suivant un système de coor­dination extrêmement structuré. Chaque geste est alors hiéroglyphe : mouvements brefs de la tête et des yeux, arrêts brusques changements soudains de direction, séries de petits pas en staccato ponctuent la mélodie et constituent autant de signaux, d’appels aux musiciens, déterminant des changements de rythme, des pauses, des accélérations, au sein d’une parallélité frémissante où accent musical et geste fusionnent pour ne former qu’une seule impulsion. L’objectif du maître est donc de déclen­cher chez l’élève une réponse corporelle automatique aux modulations syncopées de l’orchestre. Ainsi, en chantant les syllabes phonétiques qui correspondent aux princi­paux accents des tambours et des gongs, le maître ajus­tera-t-il inlassablement le corps de l’élève selon la calli­graphie musculaire requise jusqu’à ce que celui-ci soit habité par la danse – et que la danse, en retour, surgisse de son propre dédale vibratoire et s’anime d’une force intérieure : que la danse danse. Apprendre non plus par cœur, mais par corps. Alors comme le dit le Zarathoustra de Nietzsche, l’intelligence passe dans l’orteil du danseur.

LA MÉMOIRE BIOLOGIQUE

« Un jour, Kaki Semara eut l’occasion d’observer quel­ques fillettes qui exécutaient des pas de danse, recueil­lies en elles-mêmes et presque inconscientes, sans jamais avoir reçu de leçons de danse. En tant que sanghyang (vénérées, saintes), leur devoir était de se tenir à la disposition des dieux et de leur servir de demeure dans le cas où ils viendraient au temple (…) Kaki Semara se mit à la recherche de nouveaux éléments qui pourraient servir à animer davantage la danse des fillettes. Comme il était persuadé de trouver de tels éléments dans le monde animal, il s’en alla dans la forêt afin d’y observer le bœuf sauvage, l’éléphant, le cerf (…) ainsi que les oiseaux et les papillons. Un bœuf sauvage qui s’apprêtait à brouter, fut effrayé à tel point par sa présence qu’il fit un mouvement de recul que l’on utilise aujourd’hui encore pour une position de base de la danse du baris 2. Kaki Semara emprunta d’abord la démarche de l’élé­phant pour les danses féminines (…) Puis il se laissa inspirer par les hirondelles et les papillons pour créer les pas avec lesquels les petites filles se déplacent comme en planant lors de certains passages du legong. » (Urs Ramseyer, L’art populaire à Bail, Office du Livre, 1977)

UNE ARCHITECTURE NATURANTE

Ce récit légendaire illustre pertinemment le rôle choré­graphique de l’animalité dans le théâtre balinais. Chaque mouvement fondamental porte souvent un nom qui le relie métaphoriquement à une gestuelle animale. Tel sou­bresaut virevoltant est identifié par un terme désignant un tigre agacé par les moustiques, tel pas de côté sym­bolise le saut vif d’une grenouille. Une inclinaison de la tête, et c’est un cerf qui aperçoit un oiseau sur une feuille de cocotier. Un tremblement des doigts, voici des papillons portés par une brise légère. Un regard dirigé vers le haut, un singe en quête de fruits dans un arbrisseau. Pas de prétendue inspiration spontanée, au sens où nous l’entendons ici, mais un code de possession contrôlée, une architecture naturante où, par une minu­tieuse plongée dans sa mémoire biologique et ses exactes potentialités, l’humain puise théâtralement dans l’animalité de quoi nourrir le divin. Ainsi, nul décor, nul accessoire : tout fait signe et répond à d’originelles cor­respondances. Le danseur porte un doigt a son front, saisit un pan de son habit, le laisse retomber délicate­ment, et le spectateur sait, supplée un décor concret à chaque scène. Sous l’égide du même et du sans cesse renaissant, il a vu le drame des centaines de fois. Dès son plus jeune âge, que ce soit sur les genoux de son père jouant d’un instrument, ou assis au premier rangd’une représentation, il a été intégré dans le tissu d’une tradition vivante, d’un sacré tangible. Le public balinais entre donc dans la danse comme dans un paysage 3 où les acteurs ne copient pas la nature, mais en distillent savamment l’essence.

L’AUTRE PENSÉE

Au cœur du temple, deux fillettes s’agenouillent devant un brasier d’encens. Alors que le pemangku (prêtre) présente ses offrandes à la divinité, un chœur de femmes assises appelle les nymphes célestes à s’incarner. Les yeux clos, les petites danseuses se balancent mollement d’avant en arrière au-dessus du brasier jusqu’à tomber dans une transe profonde. Des femmes posent alors sur leurs têtes des couronnes fleuries. Deux hommes les prennent sur leurs épaules et les transportent au lieu de la danse. Le chant redouble d’intensité. Comme endormies, les deux nymphes exécutent les mouvements de la danse du legong à l’unisson, bien qu’elles ne les aient jamais appris. Leurs yeux restent clos, mais leurs gestes coïncident en une prodigieuse unité onirique. Dès que le chœur cesse son chant, les jeunes filles s’éva­nouissent. Puis, elles sont ranimées par le prêtre qui les asperge d’eau consacrée. Tel est le déroulement du sanghyang dedari, pendant lequel, répondant aux fumées d’encens et aux chants qui montent vers le monde céleste, les esprits descendent provisoirement au village et se manifestent dans le corps des danseuses. Celles-ci, tenues en grande estime par la communauté, sont inca­pables en temps normal de répéter les mouvements exécutés durant leur transe. Il en va de même du danseur de sanghyang djaran qui, monté sur un cheval de bois, se roule dans un bûcher de noix de coco jusqu’à en éteindre les dernières braises avec son corps, ou encore du danseur de tjupak (le glouton le plus notoire de Bali) dont le ventre grossit à vue d’œil alors qu’il avale en quelques minutes une pyramide de riz et des litres d’eau.

La danse balinaise, en effet, postule une épiphanie orga­nique, une métamorphose, que les acteurs appellent « passage dans l’autre pensée ». Lorsqu’on lui montra pour la première fois sa propre photo, Mario, célèbre danseur des années vingt, s’exclama : « Cet homme est un bon danseur. Comment se fait-il que je ne l’ai jamais vu ? » – et de rire de bon cœur, découvrant que c’était lui-même (Covarrubias Miguel, Island of Bali, New York, A.A. Knopf, 1942). Est-il plus clair exemple de métaphysique expérimentale – et le théâtre peut-il être autre chose ? – que ce visage qui se sublime jusqu’à ne plus se reconnaître ?

1 La danse des nymphes célestes, qui conte le rapt de la belleRangkesari par le roi de Lasem (tiré de légendes javanaises de Panji, XIIe siècle). La danse féminine par excellence.

2 Danse martiale masculine consacrant à l’origine le guerrier et son arme. Cette geste guerrière de haute virtuosité est un des fleurons du théâtre balinais.

3 Spies Walter et de Zoete Béryl, Dance and drama in Bali, Londres, Faber and Faber, 1938. (Extraits traduits dans Les danses à Bali de Cartier-Bresson, Robert Delpire, 1954).