May Lorenzini de Buttafoco
Bergson et la pensée théosophique

Il est probable que le mystique n’analyse pas son état, il ressent simplement le ravissement de la vision qu’il a capté au moment où sa conscience s’est élevée dans les régions supérieures de l’être. Mais il ne sait pas que c’est un état que l’initié peut obtenir à volonté en gravissant sciemment les plans de la vie qui sont perméables pour lui et où sa conscience peut fonctionner aussi bien que son intelligence fonctionne sur le plan de la vie physique.

(Revue Spiritualité. No 25. 15 Décembre 1946)

Quand on pense à Bergson, on pense tout d’abord à sa philosophie de l’Intuition. Mais je crains que l’on n’y pense pas de la façon qu’il le désirait car, lui-même avait prévu que ce terme prêterait à confusion, aussi prend-il soin de s’en expliquer minutieusement.

Pourtant, en effet. il y a bien des personnes qui ne donnent pas à cette faculté de l’intuition la portée exacte que lui donnait Bergson et même si ces personnes avaient l’intention de définir ce qu’elles entendent par intuition, elles en donneraient peut-être une définition qui serait presque à l’opposé de celle de Bergson, car elles diraient sans doute « L’Intuition est ce qui permet de connaître directement les choses sans passer par l’expérience ».

Or, Bergson entend lui, bien au contraire, que l’intuition ne peut pas se passer de l’expérience. L’intuition, pour lui, est une expérience métaphysique, mais c’est une expérience tout de même comme l’expérience scientifique.

Pour Bergson donc, il y a une métaphysique positive, tout comme il y a une science positive. Et si A. COMTE affirme que la science positive est notre seul moyen de connaissance authentique, Bergson lui répondra qu’il restreint arbitrairement l’extension et la portée du terme expérience, car il y a une expérience intérieure aussi irrécusable que l’expérience scientifique.

« Cette expérience, dit Bergson, s’appellera vision ou contact, perception extérieure en général, s’il s’agit d’un objet matériel; elle prendra le nom d’intuition quand elle porte sur l’esprit » …, « Ce que la science a fait, elle aussi le fera. »

Et Bergson explique d’où lui est venue cette détermination d’orienter dans ce sens sa philosophie. Il dit « Notre initiation à la vraie méthode philosophique date du jour où nous rejetâmes les solutions verbales, ayant trouvé dans la vie intérieure un premier champ d’expérience. »

Qu’est donc l’INTUITION et comment faut-il la définir à présent ? Nous dirons avec F. MAYER, un des commentateurs de Bergson : l’intuition est la connaissance des réalités non spatiales, non visibles, non palpables, c’est la connaissance des choses de l’esprit, mais remarquez bien le mot connaissance qui implique recherche et étude. Et nous voyons ici Bergson se rapprocher singulièrement de nous. Me A. BESANT ne dit-elle pas aussi que « la Philosophie n’est qu’abstraction » et nous savons tous, qu’il n’y a de solidement connu que ce qui est vécu, senti et que chacun peut faire l’expérience qui le conduira à vivre cette vie supérieure où la métaphysique est positive.

Bergson lui, ne va pas si loin, mais il admet cependant et étudie philosophiquement le moyen par lequel le mystique tout au moins atteint cette région particulière où l’intuition est pour lui l’expression d’une vérité d’expérience. Et c’est déjà beaucoup. Je cite ses paroles :

« A nos yeux, dit-il, dans les Deux Sources de la morale et de la religion, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact et par conséquent une coïncidence partielle avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de DIEU lui-même. Le grand mystique est une individualité qui franchit les limites assignées à l’espèce par sa matérialité qui prolonge ainsi l’Action Divine ».

Et plus loin il dit encore :

« La Création apparaît comme une entreprise de Dieu pour créer des Créateurs, pour s’adjoindre des Êtres dignes de son amour. »

Ne trouvez vous pas qu’il y a là un grand effort, un grand élan d’une part vers la notion de l’Unité, de l’identité des êtres avec Dieu puisque Bergson leur assigne des prérogatives divines en en faisant des créateurs et, d’autre part quand il dit que « Le grand mystique est une individualité qui franchit les limites assignées à l’espèce par sa matérialité » ne donne-t-il pas (sans savoir peut-être lui-même combien il le fait parfaitement) le mot de l’énigme.

En effet, si nous avions à définir l’intuition, que dirions-nous ? Nous dirions tout simplement que l’intuition est la faculté de connaître de notre être physique — ce qu’est l’intelligence pour notre cerveau physique, c’est ce que nous appelons intuition quand nous opérons d’un plan plus élevé. L’intuition est l’intelligence de nos corps supérieurs et quand nous disons que nous avons une intuition c’est qu’un reflet de cette connaissance de notre être dans l’un de ses plans métaphysiques est parvenu jusqu’à notre cerveau physique et a pu être vaguement traduite, si je puis dire, par notre intelligence.

Il est probable que le mystique n’analyse pas son état, il ressent simplement le ravissement de la vision qu’il a capté au moment où sa conscience s’est élevée dans les régions supérieures de l’être. Mais il ne sait pas que c’est un état que l’initié peut obtenir à volonté en gravissant sciemment les plans de la vie qui sont perméables pour lui et où sa conscience peut fonctionner aussi bien que son intelligence fonctionne sur le plan de la vie physique.

Il est tout de même d’une grande portée philosophique qu’un esprit comme celui de Bergson ait pu sans expérience personnelle, admettre intellectuellement cela et entrevoir ces possibilités supérieurs avec les ressources de son intelligence seulement.

C’est donc sans doute que, dans notre race actuelle, l’intelligence est assez élevée, du moins chez quelques sujets, pour être toute prête à déborder sur les facultés immédiatement supérieures qui sont l’apanage de la race future.

Cependant Bergson n’est pas que le philosophe de l’intuition, bien que le grand public qui aime les simplifications, l’ait une fois pour toutes, semble-t-il, étiqueté et catalogué de cette façon.

Nous n’avons pas le temps, puisque ceci n’est qu’un aperçu très simplifié de sa philosophie, d’approfondir tout ce que le génie fécond de Bergson offre à nos méditations, mais néanmoins, nous tacherons d’étudier rapidement quelques points importants de son œuvre.

Et tout d’abord la notion du Temps, chez le philosophe, ou de ce qu’il appelle l’Intuition de la durée,  car c’est de cette façon qu’il définit notre connaissance du temps psychologique car pour lui il y a le temps « scientifique » et le temps « psychologique » dont l’un n’est qu’une représentation grossière de l’autre. Cela demande une explication.

En effet, examinons la façon dont la méthode scientifique mesure, le temps, par exemple dit Bergson, le temps mis par un coureur pour franchir cent mètres, On tient compte au moment où commence la course, de la simultanéité du départ du coureur et de la position de l’aiguille sur la montre. A l’arrivée on note une autre simultanéité du même ordre. Mais qu’a-t-on fait en réalité ? On a noté la simultanéité de deux événements, on n’a pas opéré sur la durée même et si le coureur avait couru deux fois plus vite en même temps que la montre aurait marché deux fois plus vite aussi, on aurait eu les mêmes simultanéités, bien que la durée n’ait pas été la même.

« Pourtant, dit Bergson, profonde serait la différence au regard de la conscience; ce ne serait plus pour elle du jour au lendemain, d’une heure à l’autre la même fatigue d’attendre. »

Ainsi, on voit qu’il y a une différence fondamentale entre la durée vraie, celle qui est vécue par la conscience et la durée artificiellement mesurée « purement symbolique » de la Science. Pourtant que toute chose dure, c’est indubitable « Si je dois me préparer un verre d’eau sucrée, dit Bergson, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde ».

La vraie durée est celle qui s’inscrit dans la conscience, qui est inséparable d’elle. La durée est l’être lui-même, l’être qui est une chose qui dure, qui s’écoule.

Vivre pour l’être, c’est avoir conscience de dérouler dans le temps ses impressions et ses sentiments.

« Mais, dit Bergson, au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisible, nous apercevons la fluidité du temps réel qui coule indivisible. Nous en avons l’intuition, mais dès lors que nous en recherchons une représentation intellectuelle, nous alignons à la suite les uns des autres des états devenus distincts ».

Bergson définit donc très pertinemment ce qu’est le temps relatif comparativement à ce qu’est le temps absolu qui est en nous l’intuition de la pure durée. Mais il constate simplement le phénomène sans en donner la raison. Sommes-nous en mesure de le faire?

Nous saurons dire que l’être partiel découpe son univers en parties séparées qu’il juxtapose dans sa conscience, créant ainsi le temps relatif de son propre univers.

En effet, avons-nous dit, ne pouvant percevoir l’Être Tout dans son Unité, c’est-à-dire simultanément, la conscience est obligée de découper l’univers à la mesure de sa capacité restreinte de perception, créant ainsi à chacune de ses vues partielles, des états de conscience séparés que la mémoire joint entre eux, lui donnant l’impression de choses qui durent, qui s’écoulent, qui deviennent, au fur et à mesure qu’elle les touche.

Je suis donc ici à l’opposé de Bergson lorsque je dis, contrairement au philosophe, que l’Être, l’Être Tout ne devient pas, qu’il Est, mais que c’est la conscience partielle qui, en évoluant, s’élargit d’instant en instant, créant dans sa perception relative l’impression que quelque chose devient au fur et à mesure qu’elle les perçoit. Ainsi l’avenir pour nous, ne se construit pas au fur et à mesure, il est, mais il est en quelque sorte invisible pour la conscience restreinte comme les arbres de la route sont tout au long de cette route, mais ne deviennent pour la vue du pèlerin, qu’au fur et à mesure qu’il progresse sur le chemin.

Il n’en reste pas moins que, si Bergson passe à côté de la vraie cause du problème, il n’en a pas moins philosophiquement défini les deux aspects du MOI qui sont en chacun de nous et qui produisent pour nous les deux notions différentes que nous avons de la durée. La durée ou le temps absolu qui est l’expérience psychologique du moi profond, c’est-à-dire l’expérience directe de l’esprit et la durée associaniste qui consiste à noter des simultanéités et qui est une psychologie « matérialiste », dit F. Mayer, c’est-à-dire calquée sur les choses naturelles qui nous entourent.

Aussi dirons-nous, en ce qui nous concerne, l’intuition de la pure durée est le mode de connaissance de notre moi le plus élevé, notre moi Divin qui est capable de se sentir vivre dans l’Unique dont il procède; et la durée partielle où le temps physique est la conséquence de notre séparation momentanée du Divin et la conscience de notre capacité restreinte de percevoir le Tout, c’est-à-dire de l’obligation où nous sommes de morceler le Tout en états partiels qui sont, pourrions-nous dire, des grains de temps.

(à suivre)

(Revue Spiritualité. No 25-26. Janvier-Février 1947)

(Suite)

Une autre étude importante de Bergson est celle de la liberté.

La notion de liberté, que définit Bergson, est d’ailleurs en connexion directe avec sa notion de la durée. Elle en découle logiquement, car si la conscience de l’Être est pour lui, la mémoire qui relie entre elles toutes ses actions passées, elle est aussi l’intuition de ses actions futures dans cette durée indivisible, qui est la trame de l’être.

Car pour le philosophe, les actions futures sont conditionnées par les actions passées selon une sorte de déterminisme psychologique, qui n’est pas le déterminisme scientifique, dont, au contraire, Bergson se défend bien.

Parce que si le déterminisme scientifique peut se définir ainsi « toute cause à un effet et l’effet dépend de sa cause » (ce qui donne l’idée d’un phénomène mécanique). Bergson dira de son côté : « Ce sont nos actions passées qui ont fait l’être tel qu’il est, mais il s’est fait lui-même librement puisque ses actions étaient libres et il continuera donc d’être libre en agissant de telle façon que ses actions passées déterminerons ses actions présentes et futures ». Et il conclut ainsi: « Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment ».

Être libre pour Bergson, c’est donc sans plus obéir à sa nature. Il dit encore « Si l’on convient d’appeler libre tout ce qui émane du « moi » et du « moi » seulement, l’acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre ».

Mais si notre liberté consiste bien dans le fait d’agir tels que nous sommes, tels nous nous sommes faits, il n’en reste pas moins que nous ne pouvons plus agir comme nous ne sommes pas et que nous sommes par conséquent déterminés dans une certaine mesure.

Il faut bien saisir que la liberté, pour Bergson, c’est de nous déterminer nous-mêmes et non d’être déterminés de l’extérieur. Voilà la nuance subtile qu’il faut admettre pour être d’accord avec la philosophie bergsonienne.

Et il résulte de ces déductions que non seulement l’individu est libre, mais aussi le monde. Car de même que l’être de demain est imprévisible, puisqu’il se crée d’instants en instants en vertu de ses actes libres au fur et à mesure qu’il dure, le monde lui aussi tout entier est un perpétuel « jaillissement de nouveautés » selon l’expression même de Bergson car il se crée de la même façon dans l’avenir. « Comme la boule de neige qui grossit au fur et à mesure de sa descente dans l’abîme ».

Je ne veux pas critiquer un exemple, qui n’est peut-être qu’une forme littéraire imparfaite, mais j’estime cette comparaison inadéquate, du moins à la thèse soutenue par Bergson lui-même, car si la boule de neige grossit au fur et à mesure qu’elle descend sur la pente, c’est parce qu’elle y recueille de la neige qui y était déjà répandue.

C’est ainsi que nous l’entendons, car pour nous la conscience partielle s’élargit bien en effet de la connaissance de plus en plus vaste de l’univers qu’elle intègre en elle-même au fur et à mesure qu’elle évolue, mais elle n’opère pas, comme le veut Bergson, une création « ex nihilo » de l’avenir.

La petite boule de neige grossit comme la conscience, puise sa connaissance dans l’Univers déjà existant et s’en élargit d’autant, mais ce que l’une et l’autre prennent à l’extérieur était en nous.

C’est ici que s’affrontent les deux formules opposées : celle du « CELA qui est éternel », thèse d’un univers divin et celle d’un « devenir », dont Bergson est le représentant. Cette dernière implique la croyance en une création perpétuelle de l’être sur le néant.

Indépendamment de cela, sommes-nous d’accord avec la philosophie de la liberté exposée par Bergson ? Oui, dans un certain sens, en ce qui concerne la vie physique, car c’est en somme cette liberté-là que définit notre conception de la loi de Karma.

En effet, nos actes déterminent notre devenir tout au long de notre évolution, puisque c’est en portant leurs fruits, bons ou mauvais, que notre vie se poursuit, bonne ou mauvaise elle aussi.

Si nous sommes déterminés, nous le sommes donc bien par nous-mêmes et « non de l’extérieur ».

Mais la véritable liberté doit être placée plus haut. Comme « Lucifer », l’ange rebelle qui s’est retiré du sein de Dieu, notre moi pensant, l’étincelle spirituelle qui est en nous s’est « séparée » volontairement du foyer divin en « se pensant » individuellement et indépendamment de la Pensée Totale.

C’est en cela qu’a consisté l’affirmation de la liberté initiale de l’être. Mais en nous « séparant » de Dieu, nous sommes tombés dans les contingences de l’Univers spatio-temporel, et nous y sommes jusqu’à ce que nous puissions nous en délivrer en remontant à notre source divine où nous n’aurons plus de limitations, donc plus d’entraves à notre liberté.

May Lorenzini de Buttafoco