Michel Random
Borobudur, la montagne de la vacuité

Borobudur se présente donc comme un mandala exprimant les trois niveaux et les trois états de la réalité : le premier niveau est le monde du désir (Kamadhatu). C’est par lui que la matière se manifeste, que les joies et les souffrances apparaissent. En fait, ce premier degré de la manifestation est invisible. Cent soixante reliefs représentant l’enfer et les méfaits du désir ont été sculptés à la base, puis, nécessité architecturale ou volonté de cacher les images infernales, ces bas-reliefs furent recouverts d’une paroi de pierre, et ce n’est qu’à la suite de travaux de restauration en 1885 qu’ils furent découverts. Depuis inventoriés et photographiés, ils sont à nouveau recouverts de terre.

(Revue 3e Millénaire. No7 ancienne série. Mars-Avril 1983)

Quel est le sens de ce mandala, redécouvert au XIXe siècle un peu par hasard après 10 siècles durant lesquels il fut enseveli comme Pompéi sous les cendres volcaniques et sous une végétation luxuriante ? Michel Random tente de répondre à cette question et surtout apporte l’illustration d’une thèse nouvelle : Borobudur centre d’un pèlerinage sacré et pôle d’une gigantesque route de la soie maritime.

BOROBUDUR est un nom à la fois simple et étrange. Il résonne un peu comme une formule magique, comme Abracadabra. Et de fait Borobudur est bien un nom et un lieu magique, celui d’une montagne de pierres qu’on a envie de dire vivantes, de pierres organisées selon la perfection d’une figure géométrique parfaite qui se nomme mandala.

Un mandala est à l’origine un tracé dessiné sur le sol, qui allie la forme carrée de la création à la forme circulaire de l’unité céleste. La force du mandala tient à cette interpénétration cosmique entre ciel et terre. Dessinez six carrés et trois cercles en ordre décroissant, placez au centre un point, et vous aurez l’image d’un mandala parfait : c’est Borobudur. C’est dire l’équilibre des nombres parfait 6 + 3 = 9, chiffre sacré du Bouddhisme. Cette figure géométrique, conçue et réalisée de mains d’hommes, s’inscrit dans des proportions gigantesques. Les hommes qui ont construit voici onze siècles ce monument, pour sceller l’alliance de la terre et du ciel savaient ce qu’ils faisaient. Ils construisaient probablement un grand orgue cosmique, un orgue pour que la résonnance des formes fasse vibrer harmonieusement les forces de vie bénéfiques qui se confondent avec la réalité spirituelle.

Le lieu choisi par le destin est une île qui sent bon l’aventure. C’est Java, la plus peuplée des îles de l’Indonésie. Java est comme un grand navire jeté entre l’océan Indien et la mer de Chine. Mille kilomètres de long, cent quatre vingt de large : des proportions parfaites pour naviguer entre terre et ciel. Une armature de volcans et de sommets volcaniques suffisamment éloignés pour permettre les communications et les échanges. Une terre riche, un climat tropical mais pondéré, toutes les conditions sont réunies pour que Java devienne une terre bénie des dieux où effectivement les dieux se trouvent bénis. Si Borobudur est le plus grand mandala de pierres de Java, il n’est pas le seul. Il existe d’autres constructions non moins impressionnantes, tel l’ensemble des temples de Prambanan, érigé par la dynastie civaïte de Mataram, par le roi Daksha vers 915. Ces temples dédiés à Civa, Brahma et Vishnu, la trinité hindouiste, sont comme Borobudur d’origine bouddhique. En fait, on pourrait de Ceylan (ou Lanka) à travers l’Inde, la Birmanie et Java, tracer un itinéraire où existent d’autres constructions de même époque et de même type qui sont comme des relais sacrés. Une question vient donc naturellement à l’esprit : et si cet itinéraire était bien réel ? Si tous ces temples n’étaient pas isolés entre eux, mais reliés comme le serait une chaîne sacrée et initiatique à la fois ?

Une route de la soie maritime expliquant l’itinéraire sacré

Cette question est posée par un chercheur et un philosophe japonais Eiji Hattori. D’après lui, Borobudur n’est que le maillon le plus représentatif d’un vaste ensemble de monuments, qui, comme on vient de le dire, forment une nouvelle route à la fois marchande et religieuse, une sorte de route de la soie à l’échelle maritime extrêmement étendue. Borobudur ne serait que la pièce maîtresse d’un vaste ensemble, comme Chartres reste la pièce maîtresse des grandes cathédrales gothiques.

Il y a tout lieu de penser, dit Heiji Hattori, que diverses influences ont joué le long de cette route de la soie maritime. Les communications par terre étaient certes lentes et difficiles, une expédition pouvait durer plusieurs années. D’un côté on voyageait à dos de chameaux. Par contre, la route de la mer était relativement très rapide, elle ressemble à notre TGV moderne. Les Grecs et les Romains connaissaient cette route de la soie. Par contre, il semble bien qu’à partir du IXe siècle cette route cesse d’être pratiquée par les Occidentaux. Ce que nous savons des communications culturelles entre civilisations permet d’imaginer des échanges multiples et complexes. On trouve par exemple en Égypte de la céramique chinoise du VIIe siècle, et même à Ceylan cette influence chinoise est évidente. Le développement du bouddhisme à Ceylan est certes une conséquence de l’Inde, mais le monastère de Abayagiri à Anudarapura (Ceylan) a subi nettement l’influence chinoise. C’est dans la région chinoise de Xian que se développa le bouddhisme Mahayana. Et dès le VIIIe siècle, des centaines de moines bouddhistes de Ceylan vont à Xian par la route maritime. Or, sur cette route se trouve l’île de Java. Java est comme Ceylan une grande étape. Les bateaux se rassemblaient à Mantai, un port construit par les Grecs au N.-O. de Ceylan, en attendant la mousson. De ce port, on traversait l’océan Indien, avec le plus d’escales possibles en Birmanie, Thaïlande et Indonésie.

N’oublions pas que la plus grande navigation du monde est sans doute celle de l’amiral Zheng Hé, qui en 1405 organisa la première de sept grandes expéditions, et ceci quatre-vingts années avant Christophe Colomb. Or, cette expédition était véritablement gigantesque pour l’époque, jugez-en : le navire amiral était un bâtiment de guerre pesant quatre cent tonnes (la caravelle de C. Colomb n’en pesait que 180). Cette expédition comptait 125 navires et 24000 marins. Elle partit de Chine, et longea toutes les côtes est de l’Afrique jusqu’à Madagascar, avant de revenir à son point de départ. Or, l’amiral Zheng Hé ne signale pas de découvertes parce que cette route était déjà connue et pratiquée par les Grecs, les Romains et les Chinois. C’est en fait une route maritime qui remonte avant Jésus-Christ.

Et cette route passait toujours au large de Singapour pour arriver à Canton (Chine) qui était en quelque sorte le terminus d’un voyage commencé à l’extrémité ouest, en Alexandrie.

Borobudur-centre d’une immense route de la soie maritime, voilà une hypothèse encore peu connue. Ce qui est bien vrai, c’est l’interpénétration des influences hindoues et bouddhiques d’où est d’ailleurs née la civilisation indonésienne. L’âge d’or de Borobudur ne durera que le temps d’un seul siècle, puisque le monument fut, semble-t-il, abandonné vers 930, quand le centre de la vie politique de Java se déplaça vers l’est de l’île.

Le pouvoir d’un mandala

Borobudur se présente donc comme un mandala exprimant les trois niveaux et les trois états de la réalité : le premier niveau est le monde du désir (Kamadhatu). C’est par lui que la matière se manifeste, que les joies et les souffrances apparaissent. En fait, ce premier degré de la manifestation est invisible. Cent soixante reliefs représentant l’enfer et les méfaits du désir ont été sculptés à la base, puis, nécessité architecturale ou volonté de cacher les images infernales, ces bas-reliefs furent recouverts d’une paroi de pierre, et ce n’est qu’à la suite de travaux de restauration en 1885 qu’ils furent découverts. Depuis inventoriés et photographiés, ils sont à nouveau recouverts de terre.

Le monde des formes ou second niveau attend en fait le voyageur (c’est Rupadhatu). Mille trois cent panneaux décoratifs décrivent sur une longueur de deux kilomètres et demi la vie de Bouddha et ses existences antérieures. Trois cent soixante niches abritent de plus chacune une statue de Bouddha. Les mains des Bouddha établissent une sorte de lecture différente selon les orientations : à l’est, Bouddha s’unit à la terre. La main droite est sur le genou, paume en bas. Au sud, la position est identique mais la paume est en haut : ce qu’il a reçu à l’est, Bouddha le donne au sud. A l’ouest, c’est le lieu de la fin du jour. Ainsi Bouddha est en méditation, contemplant l’étendue devant lui, les deux mains dans son giron, paumes en haut. Il n’est qu’écoute, ouverture et don. Par contre, contre les vents froids du nord, la main droite est levée, sans doute pour que les forces déchaînées s’arrêtent, et s’apaisent surtout.

Nous voici au troisième niveau, le monde sans forme se nomme ici Arupadhatu. Les deux précédents niveaux aux assises stables et carrées sont tout à coup abolis. Ici, trois cercles de pierre et un point immense, l’ultime stupa, qui ne contient rigoureusement rien. Et il n’y a plus rien, rien à dire également, donc les reliefs descriptifs des niveaux précédents sont abandonnés. Par contre soixante douze-stupas contiennent autant de Bouddha, en position de prédication. Ici c’est le niveau où le Verbe et le Son se manifestent. Par contre, la dernière terrasse supporte en son centre un grand stupa fermé qui est sans doute le cœur et le symbole actif de tout ce gigantesque mandala de pierres. Et cet ultime stupa est Vide.

En fait, ce stupa symbolise le corps même de Bouddha en ses trois aspects : le corps matériel est le Nirmanakaya. L’aspect, nous dirions aujourd’hui quantique ou vibratoire, est nommé corps de félicité. C’est le soi réalisé, le Sambhogakaya. Enfin le corps essentiel et informel, le « corps du Vide », ou l’être infiniment présent comme l’Éternité elle-même, est le Trikaya.

Étage après étage, Borobudur est une cosmogonie de la sagesse. Une énorme et fantastique masse de pierres, une architecture quelque part écrasante d’une présence impressionnante, cent treize mètres de côté et trente-sept de haut. Les superlatifs ont beau jeu ici, l’un et le multiple dialoguent avec une force surhumaine. Nous sommes de l’autre côté du temps, nous sommes au-dedans de nous-même, ou d’un corps en creux et en plein, ou dans la cinquième dimension. Le sol des pierres n’est là que pour, étage après étage, dérouler récit, sensation, plénitude et beauté. Au-dessous ondoie la plaine de Magelang, toute parée de rizières et verdoyante de palmiers. « Comme les fleuves se libèrent de leur nom et de leur forme en se perdant dans l’océan, ainsi sans forme et sans nom, le sage se fond avec l’esprit divin… » (Moudaka-Upanishad 3, 2, 8). C’est cela la montagne cosmique. Je songe à cette autre montagne que René Daumal évoque dans le « Mont Analogue ». Elle est vraiment contenue ici, et les touristes qui se pressent par milliers n’imaginent sans doute pas qu’on puisse jamais la trouver.

Le nom des souverains Sailendra signifie « roi de la montagne ». Borobudur est indubitablement une montagne cosmique. Les guerriers qui ont su bâtir un tel monument de pierres n’ont pas laissé de restes visibles d’autres constructions ou de capitale aux ruines significatives. Rien. L’éternel et le transitoire. L’alliance de l’homme avec les entités cosmiques et le sourire tranquille de Bouddha. Une architecture pour l’éternité ? Une parenthèse de 10 siècles, une inauguration en 1983, pourquoi et comment les signes et le hasard des nombres et du temps viennent-ils s’orchestrer ? L’inauguration de Borobudur pose apparemment des questions simples, mais l’unité qui sous-tend l’apparent est sans doute plus mystérieuse et plus compliquée.