Carlo Suarès : La maturation d'un moi : L'éducation créatrice

Selon la loi de contradiction qui régit le moi, l’amour et l’intellect ont des fonctions qui s’op­posent à leurs propres mouvements. L’amour donne à l’individu l’impression d’un mouvement centrifuge : le moi a l’impression de se donner, de s’abandonner ; mais s’il se laisse en effet emporter par le cours de ses sentiments et de ses passions, s’il accepte d’y éteindre le sentiment de soi, ce n’est que parce qu’il espère y trouver (par l’union avec l’objet de son amour) une permanence dont il ne se sent pas assez assuré. L’amour est une recherche de permanence, qui s’effectue au détriment du désir qu’a le moi de se percevoir ; l’amour cherche, par tous les moyens, à utiliser le monde extérieur pour construire cette perma­nence intérieure. Loin d’être centrifuge, c’est donc un mouvement centripète, mais qui donne l’illu­sion d’être centrifuge, parce que la notion qu’a le moi de sa propre réalité s’y trouve obscurcie. Dans le monde à rebours qu’est celui du moi, c’est donc bien en perdant le sentiment de sa réalité, donc en sortant de lui-même, que le moi rentre en lui-même, et s’affermit dans sa propre permanence intérieure.

Carlo Suarès : La croissance d'un moi : Son processus

Le moi, en se refermant sur lui-même, en se détachant, en s’isolant, ne perd point pour cela l’orientation de toute l’activité du subjectif qui l’a conduit à ce point. On se souvient que cette orien­tation est une recherche de permanence. Le moi utilisera ce désir pour son propre compte, au détriment de sa propre essence sur laquelle il s’est re­fermé. Il se séparera donc de plus en plus de son essence, il perdra complètement toute notion réelle au sujet de sa raison d’être, il s’isolera de plus en plus. Et parce qu’il en souffrira, il ne fera qu’exa­cerber sa soif de permanence, jusqu’à un degré qui devrait devenir insoutenable, jusqu’à se briser lui-même. Là encore, les congrégations des moi stérilement assurées de leurs possessions spiri­tuelles et matérielles, viendront l’aider, le conso­ler, lui apporter la foi, l’espérance, la charité, ou sous d’autres formes, n’importe lesquelles, la sé­curité, l’ambition et l’exploitation, qui le feront mourir, étouffé.

Carlo Suarès : L'enfance d'un moi : «Je suis un moi»

La façon dont le je, non-conscient, de l’enfant parvient, lorsqu’il est mûr, à se détacher de l’univers subjectif qui l’a créé, et dont il ne s’était pas encore nettement différencié, est d’une importance extrême, car elle caractérise le moi qui surgit, ses tendances, ses possibilités, et nous révèle sa na­ture la plus intime. Ce phénomène d’individualisa­tion n’a cependant jamais été étudié, à notre con­naissance sous cet aspect. Ne pouvant nous ap­puyer ici que sur notre propre documentation, en­core très restreinte, nous nous bornerons à indiquer des voies de recherches, telles qu’elles se présen­tent en ce moment à nous.

Carlo Suarès : La première réponse au présent : Naissance d’un moi

Ce que nous appelons conscience résulte donc d’un effort vers la conscience de soi : le moi graduellement devient conscient d’être lui-même, indépendamment de certains rôles qu’il joue, de leurs associations et dissociations ; en s’affranchis­sant de ces objets un à un, il affirme qu’il est un moi, même sans ces objets. Or, nous avons déjà vu, et nous reverrons en détail, que le moi n’est pas autre chose que des vibrations (associations-dissociations) entre deux pôles, qui ont pris le corps d’une entité ; donc plus le moi devient cons­cient de soi-même, plus il se défait : il se dévore véritablement. En effet la conscience de soi n’est qu’une illusion, l’affirmation « je suis moi indépendamment de mes rôles » émane de la per­ception de soi qui résulte de rôles sous-conscients, de rôles dont on ne sait pas qu’ils sont des rôles, c’est-à-dire encore que cette affirmation émane d’un personnage qui se compose de tout ce dont il n’a pas encore douté, d’un personnage qui n’est que partiellement défait. L’affirmation moi qui sub­siste, s’appuie sur ce qui reste encore debout de son édifice croulant…

Carlo Suarès : L'évolution du subjectif dans la nature

La naissance de la liberté, est la naissance de ca­ractères isolés, individuels, qui affranchissent le sujet des réactions rigoureusement déterminées de l’espèce. Cela ne veut dire aucunement que ces réactions individuelles ne sont pas déterminées, mais elles le sont par des causes qui sont devenues individuelles. Ce je se met à avoir des réactions qui lui sont propres, il devient à lui tout seul une nou­velle espèce. Mais du fait qu’il s’applique dès lors à protéger et à faire durer son équilibre, (son je, ses réactions particulières), il s’oppose à l’équilibre plus général qu’il désire atteindre, il s’oppose à sa propre essence, et sa liberté devient cela même: qui l’enchaîne.

Carlo Suarès : Qu'est-ce que c'est que l'humain ?

Voilà pourquoi nous devons chercher à com­prendre ce qu’est l’humain, et ce que sont ces individus dont toutes les manifestations sont si intimement liées à ce nœud psychologique qu’est le moi. Notre étude assume donc un double aspect : l’homme en tant qu’organisme physiologique, et l’homme en tant qu’entité psychique. Ces deux aspects nous feront comprendre en quoi consiste ce que communément on appelle la nature humaine. Ils nous montreront que cette nature est essentiellement changeante, et qu’elle doit l’être. Ils nous feront enfin comprendre qu’à certaines étapes de son évolution, la nature humaine procède par « bonds », comme tout ce qui, dans la nature, subit des modifications brusques, à la suite de poussées intérieures. Enfin, ils nous expliqueront pourquoi nous sommes parvenus à un moment historique où une telle rupture se produit : en quoi consiste cette rupture; et comment nous devons nous adapter, afin de nous soumettre à cette nouvelle exigence de la dialectique universelle.

Carlo Suarès : Le «quelque chose» et les objets

Tout le drame humain réside dans la lutte des hommes contre leur propre essence, lorsqu’en tant qu’expressions de la vie, ils ne savent pas s’adapter à la vie. Cette lutte est la souffrance. La souffrance est le contraire de l’état naturel, car l’homme n’est pas comme un objet manufacturé qui ne peut se modifier lui-même, mais il possède en lui le moyen de s’adapter toujours à son essence, c’est-à-dire au sens positif de la vie. Ce moyen, il l’a grâce à un instrument, la conscience. La conscience, développée à son maximum, est l’instrument même au moyen duquel la vie se modifie elle-même, dans la race humaine. L’homme com­plètement conscient se modifie sans cesse, car au lieu de s’identifier à un objet — son entité — il s’identifie à la raison d’être de cet objet — la vie. Si à un moment donné il doit choisir entre la vie et lui (entre le poussin et la coquille) il optera pour la vie, sans qu’il lui en coûte, mais bien au contraire, parce qu’il y trouvera sa suprême joie. Son centre se déplacera et ira même jusqu’à voler en éclats. Cette identification constante avec la vie ne comporte pas, et ne peut pas comporter de souffrance. Un Dieu qui souffre n’est qu’un pauvre être inconscient, qui n’a pas su s’identifier à la vie. C’est un tel Dieu inca­pable, qu’adorent les Chrétiens…

Carlos Suarès : La dialectique du moi

Par rapport à la Nature nous envisagerons le moi comme une crise qui se produit dans l’évolution naturelle des règnes, lorsque le sens subjectif (le je), après être devenu conscient et avoir augmenté d’intensité à travers les règnes inférieurs à l’homme, est devenu assez aigu pour assumer à sa propre perception la valeur d’entités isolées, de moi nettement séparés des autres moi. Nous reprendrons ainsi, dans le domaine psychologique, la méthode matérialiste, en faisant sauter ses propres cadres, et nous indiquerons par quelles voies le moi peut et doit parvenir à comprendre sa nature et sa raison d’être, passer de l’état d’isolement à l’état de connaissance.

Carlo Suarès : Joe Bousquet

J’ai déjà dit qu’il ne s’agit pour Bousquet ni d’aspiration, ni de recherche spirituelle. Aspiration et recherche ne sont que les échecs de la poésie et du mysticisme. Elles sont l’artifice par lequel se voile leur défaite. Ne nous trompons point à leur accent touchant. Si le mou­vement humain qu’elles évoquent n’a jusqu’ici que très peu émergé de l’inconscient, s’il nous a légué plus de témoignages de faillites que de succès gardons-nous de le parer des attributs de ces faillites ! Gar­dons-nous ainsi d’évoquer Dieu à propos de mysticisme. Dieu en est l’échec, même dans l’union. Une véritable unification de l’individu dans sa propre essence doit éliminer toute idée de principe, de divinité, de cause. Ces précautions dont je m’entoure au sujet du mot mysti­cisme en ce qui concerne Bousquet sont essentielles.

Krishnamurti : L'homme et le moi

Je me rends bien compte de l’indifférence, de la majorité des hommes à l’égard de la Vérité: ils ignorent jusqu’à son existence. Ils sont comme des prisonniers qui seraient nés dans leur prison et qui ne savent pas qu’elle a une sortie, mais qui souffrent à cause de leur emprisonnement. La Vérité, qui est la Vie, ne supporte aucune limitation. Pour la découvrir, nous devons nous libérer; et pour nous libérer, nous devons être poussés, par le désir de comprendre, à trouver la cause de nos limitations. La certitude à laquelle nous parvenons alors est le résultat de nos propres luttes, de notre compréhension, de notre doute. Cette certitude, personne ne peut nous la donner.