D.T. Suzuki
Causerie à Mexico

Il n’y a pas de processus progressif se réalisant pas à pas. Il y a une brusque rupture, un plongeon direct dans le vide. Nous devons dépasser l’intellect, déclara-t-il, en l’ayant utilisé au maximum de ses possibilités. L’intellect nous conduira au précipice, où nous devons sauter dans le vide.

(Revue Etre Libre. Numéros 167-170, Déc. 1959 – Fév. 1960)

Un auditeur a demandé au Dr. Suzuki quelles étaient les relations entre le subconscient et l’inconscient de la psychologie du Zen.

Le Dr. Suzuki répondit que ces termes relevaient de la psychologie et que le Zen ne les utilise pas. Toutefois, pour lui, personnellement il préférerait parler d’un subconscient infini. Si le Zen devait employer des termes de cet ordre, il utiliserait probablement des expressions telles que « Inconscient psychologique » ou « Inconscient biologique » ou « Inconscient cosmique », l’Inconscient cosmique étant le « rien » du Zen. Ce « rien » ne peut être comparé à quoi que ce soit que nous connaissons. A titre d’exemple, le Dr. Suzuki montra la table et déclara que si cette table pouvait être enlevée, nous pourrions dire qu’il n’y avait rien ici, mais ce « rien » n’est seulement qu’en relation avec la table. Le « rien » du Zen est un « rien complet », un vide extrême qui est la source d’une infinité de possibilités.

Un auditeur demanda au Dr. Suzuki s’il était nécessaire d’expérimenter les états d’inconscience biologique et psychologique avant d’atteindre l’inconscient cosmique.

« Il n’y a pas de processus progressif se réalisant pas à pas », répondit le Dr. Suzuki. « Il y a une brusque rupture, un plongeon direct dans le vide. Nous devons dépasser l’intellect, déclara-t-il, en l’ayant utilisé au maximum de ses possibilités. L’intellect nous conduira au précipice, où nous devons sauter dans le vide. » (Il toucha l’arête de la table, tourna sa main et la laissa tomber, imitant un homme qui saute dans l’espace.)

Comment savons nous que nous sommes sur le seuil du précipice demanda une auditrice.
Vous n’êtes pas encore au bord, répondit-il.

Qu’arrive-t-il si nous sautons avant d’atteindre le seuil ?
« Sauter avant le seuil n’est pas sauter du tout »„ répondit le Dr. Suzuki.

Qu’arrive-t-il si quelqu’un arrive au seuil et ne saute pas demanda une auditrice.
« Cela signifie qu’il n’est pas sur le seuil, répondit le Dr. Suzuki. Lorsqu’un homme est sur le seuil, il aura peut-être peur de sauter, mais une poussée le transportera. Le moment où il décide de se libérer de sa peur est exactement le moment où il saute. »

Qu’est-ce que la volonté ? demanda un auditeur.
« La volonté, répondit le professeur Suzuki, est toujours dirigée par quelque chose. Nous disons « je » veux, et « je » pense et « je » sens et tout ceci sont des manifestations du « moi ». Mais, au delà de toutes ces manifestations, il y a un point où tout se rencontre… Le Zen désire saisir ce point… Lorsque vous saisissez fermement ce point, toutes ces manifestations prendront soin d’elles-mêmes. »

Une auditrice déclara qu’elle pouvait comprendre que toutes les choses étaient reliées à un point, mais qu’elle ne pouvait pas le saisir pour son entourage immédiat.

« C’est une question inutile, déclara sévèrement Suzuki. Cela ne vous regarde pas de demander le « comment » de tout ceci. En posant de telles questions, vous établissez de la confusion en vous et dans les autres. Aussi il est préférable de laisser ces questions tomber. »

« Si vous prenez cette table, dit le Dr. Suzuki, et si vous la considérez telle qu’elle est maintenant, sur le porche de cette maison, qui est a Cuernavaca, qui est dans l’Etat de Morelos, qui est sur la terre de cette planète, qui fait partie du système solaire, qui est partie de la Voie Lactée, qui est elle-même incluse dans un système plus vaste encore — si vous pouvez considérer tout cela lorsque vous regardez la table, alors, et alors seulement, il vous sera possible de comprendre la table. »

«  Si nous nous considérons nous-mêmes, continua le Dr. Suzuki, depuis le moment où nous sommes nés, en allant très loin dans les profondeurs du temps, jusqu’au moment où nous mourrons, en allant bien au delà, et alors, si nous envisageons tout ce qui existe dans le temps et l’espace, où et quand pouvons nous parler du « moi » ?
»  Que répondez-vous à cela ? nous demanda-t-il
»  Qui appelez-vous un « moi » ?

Les auditeurs restèrent silencieux et quelqu’un répondit que le « moi » était ce qui observait.
« Mais quelle est la chose qui dit que le « moi » observe ? » demanda le Dr. Suzuki.

Après un silence, il dit que le « moi » est un pronom qui, à la façon de tous les pronoms, se réfère à « quelque chose ». Si nous avions la faculté de connaître réellement ce « quelque chose », il nous serait possible de connaître toutes choses.

(Traduit de l’anglais; extrait du « Middle Way » London, August 1959.)