Marguerite Bangerter
Ce que Teilhard apporte aux incroyants

J’entends constamment opposer « croyants » et « incroyants ». Qu’est-ce que cette « croyance qui diviserait le monde en deux catégories opposées »? Il y a dans l’habitude qu’on a prise de faire usage de ces termes quelque chose qui me choque et me fait à chaque fois sursauter. Faut-il pour entrer dans la catégorie des « croyants » avoir simplement la perception du divin ou faut-il de surcroît adhérer au symbole des apôtres ? Ce que l’occidental chrétien appelle un incroyant est-il simplement celui qui rejette en tout ou en partie ce que « notre mère la sainte Eglise nous propose de croire » ?

(Revue Etre Libre. Numéros 202-204, Oct.-Nov.-Déc. 1962)

Il conviendrait d’abord de s’entendre sur ce qu’implique dans l’esprit des chrétiens ce terme d’incroyant.

J’entends constamment opposer « croyants » et « incroyants ». Qu’est-ce que cette « croyance qui diviserait le monde en deux catégories opposées »? Il y a dans l’habitude qu’on a prise de faire usage de ces termes quelque chose qui me choque et me fait à chaque fois sursauter.

Faut-il pour entrer dans la catégorie des « croyants » avoir simplement la perception du divin ou faut-il de surcroît adhérer au symbole des apôtres ? Ce que l’occidental chrétien appelle un incroyant est-il simplement celui qui rejette en tout ou en partie ce que « notre mère la sainte Eglise nous propose de croire » ?

Ceux-là sont innombrables, mais il s’en faut, et de beaucoup, que cette majorité soit dépourvue de sens religieux. Puisqu’il faut nous comporter désormais en citoyen du monde, c’est trop peu de penser en terme de chrétienté seulement, alors que toute l’Asie est là qui a tant à nous apprendre du point de vue de la mystique et de la perception du divin. Si ces peuples prennent rang actuellement parmi les sous-développés, il ne faut pas perdre de vue que le grand retard où ils se sont mis est imputable précisément à la place quasi exclusive qu’ils ont accordé au spirituel. Dans la grande misère où ils sont, il est indiscutable que la masse populaire se livre à une religion de deuxième zone, mais les monastères et les ashrams de la Chine, du Japon, du Tibet et de l’Inde ont conservé dans leur pureté originelle un enseignement religieux infiniment antérieur au Christianisme, dans lequel la représentation du divin est si vertigineusement dépouillée qu’elle était presque inaccessible à nos esprits occidentaux plus impatients « d’avoir » que « d’être ».

Le grand silence intérieur et la disponibilité du mental auxquels s’appliquent les yogas et les disciplines de méditation du Bouddhisme ont pour objet de déblayer le cerveau des pensées vagabondes centrées sur le « moi » égoïste ou exclusivement égocentrique et de créer le vide dans lequel puisse s’engouffrer la Totalité-Une, vie unitive qui est l’aboutissement de l’aspiration de l’espèce humaine toute entière.

Je rougis du manque de finesse et de compréhension qu’on affiche complaisamment ici quand on définit l’attitude d’intense concentration du Bouddha, toute tournée vers l’intériorité de l’être, quand on définit cette attitude méditative de « béate contemplation de son nombril ». Les chrétiens ont interprété le Nirvâna comme un état aboutissant au Néant, alors que la vacuité mentale qu’il implique ne vise qu’à l’immersion dans le grand silence de la Totalité-Une, sans nom ni forme, en dehors de l’espace et du temps, qui s’apparente étrangement au point Oméga.

Par bonheur, éduqué par ses disciplines scientifiques — un yoga à sa façon — l’Occident commence à se départir de ce matérialisme épais.

La connaissance scientifique a amenuisé la notion de « matière », de façon telle que, même l’incroyant dépourvu de tout sentiment religieux, est contraint de prendre de l’Etoffe de l’Univers une notion dont l’ubiquité est le principal attribut.

Mais, tous les peuples non-chrétiens mis à part, parmi ceux qu’on nomme ici couramment « incroyants », il n’y a pas que des athées, des agnostiques ou des rationalistes.

Il y a ceux qui ont gardé vives toutes leurs aspirations et leurs facultés de perception spirituelle, mais dont les convictions sont incompatibles avec le credo du symbole des apôtres.

Je suis de ceux qui pensent qu’à notre époque il s’agit désormais moins de « croire » que de connaître, comprendre et aimer en mettant à profit dans ce but le maximum d’informations que la science est à même de nous fournir.

Ce n’est qu’à force de connaître et de mieux comprendre que pourra s’abolir la querelle opposant matérialistes à spiritualistes, croyants à incroyants, qui pourront, comme le dit le Père Teilhard, « se rejoindre dans une sorte de Phénoménologie ou Physique généralisée, où la face interne des choses sera considérée aussi bien que la face externe du monde. Impossible autrement, dit-il, de couvrir par une explication cohérente, ainsi que la science doit tendre à le faire, la Totalité du phénomène cosmique.»

Ceci confirmerait la règle, assez générale, qu’un problème reste insoluble sur le plan où il se pose, le conflit ne cessant qu’après s’être hissé sur un plan où le problème ne se pose plus.

Aussi je ne dissimule pas la joie que j’ai ressentie à entendre si courageusement dire par le Père Leys, à Bruges, que les dogmes devraient être retraduits en termes qui s’accordent avec les données actuelles.

Maeterlinck écrivait dans « Le double jardin » : « Quoiqu’en puissent dire les moralistes absolus, dès qu’on n’est plus entre consciences égales, toute vérité, pour produire l’effet de la vérité, demande une mise au point. Jésus-Christ lui-même, disait-il, était obligé de mettre au point la plupart de celles qu’il révélait à ses disciples, et s’il s’était adressé à Platon ou à Sénèque, au lieu de parler à des pécheurs de Galilée, il aurait probablement dit des choses assez différentes de celles qu’il a dites. »

Il s’en faut certes que le catholicisme traditionnel partage déjà cette manière de voir, si révolutionnairement avancée.

Mais en dépit des vicissitudes qui ne manqueront pas d’entraver cette idée dynamique, je crois qu’on peut lui faire confiance car sa nécessité est l’évidence même.

Que d’obstacles en moins à une compréhension mutuelle entre croyants et incroyants !

Quoiqu’il en soit, mon propos était de vous dire ce que Teilhard apporte à ces derniers.

Ma foi, tout uniment ce qu’il apporte au monde, c’est-à-dire le message de son œuvre scientifique si solidement élaborée et, surtout, si puissamment étayée par celle-ci, son immense espoir dans la destinée de l’Homme.

Après s’être penché en paléontologue et en naturaliste sur l’apparition et les origines de la Vie, il établit sa phylogénèse, convaincu que l’Etoffe de l’Univers porte en elle toutes les potentialités.

Le tableau de l’arbre de vie qu’il nous brosse à travers les âges géologiques vise à établir que la complexification cellulaire s’accompagne de la montée progressive d’une tension, sa « tension radiale » qui attire les éléments dans la direction d’un état toujours plus complexe et plus centré vers l’avant.

Aussi quand l’homme apparaît, en de multiples points à la fois, la soi-conscience ne survient pas à ses yeux comme un phénomène nouveau, mais comme la suite naturelle d’un état longuement préparé, corollaire d’un édifice cellulaire extraordinairement et magnifiquement complexifié.

L’apparition de la pensée réfléchie ne rompt donc en aucune façon sa notion de l’Unité de base.

Cela lui fait dire : « Inclinons-nous avec respect sous le souffle qui gonfle nos cœurs pour les anxiétés et les joies de tout essayer et de tout trouver. L’onde que nous sentons passer ne s’est pas formée en nous-même; elle nous arrive de très loin, partie en même temps que la lumière des premières étoiles. Elle nous parvient après avoir tout créé en chemin. »

Partageant les vues des penseurs les plus représentatifs de notre temps, il entrevoit l’homme, non plus seulement « agi » par la poussée évolutive, mais coopérant et responsable de celle-ci.

« L’homme, non pas centre de l’univers, comme nous l’avions naïvement cru, dit-il, mais, ce qui est bien plus beau, l’homme, flèche montante de la grande synthèse biologique. L’homme constituant, à lui seul, la dernière née, la plus fraîche, la plus compliquée, la plus nuancée des nappes successives de la vie. »

Après avoir magistralement, et avec quel lyrisme et quel sens poétique, dégagé du passé l’onde porteuse qui nous a façonnés, le Père Teilhard met le doigt sur le mal du monde moderne, angoissé de savoir s’il y a une issue à cette marche en avant, si elle a un sens qui nous donne la force d’en porter le poids, d’en assumer la charge et nous donne le désir de continuer notre effort.

La noosphère, phénomène nouveau dont il nous brosse le tableau, est déjà en train de s’établir et s’organise sous nos yeux. Le resserrement démographique place l’homme actuel dans des conditions de vie sans précédent.

Dans ce coude à coude forcé et toujours plus étroit, les fluctuations de pensée auront des répercussions de plus en plus vastes et non seulement la pensée, mais, couvrant un domaine infiniment plus étendu, tout le psychisme humain.

Ce psychisme est presque vierge encore, car les neurophysiologistes nous disent que l’homme du vingtième siècle n’utilise son cerveau qu’à dix pour cent de ses possibilités.

Quel champ de découvertes et de facultés encore insoupçonnées peuvent prendre place dans cette zone en friche ! Toutes les motivations de nos émotions, de nos antipathies, de nos prédilections; les mystères, les détours ou l’épanouissement de notre affectivité, la télépathie, la transmission directe de la pensée, le sens religieux, l’expérience mystique.

Pour explorer ces vastes régions de l’humain, niées par les rationalistes, sous prétexte que des phénomènes intangibles ne peuvent être objet de science, il faudra innover les méthodes, car, ainsi que l’exprime Roger Godel dans son livre remarquable « Vie et rénovation », la psyché ne se laisse point saisir, ni voir, ni concevoir; on la comprend, non point par l’étreinte, mais dans l’immersion.

Ceci m’amène au « TOUT en tout » qui rempli l’œuvre de Teilhard. L’Unité de l’univers imprègne ses écrits de bout en bout. Il nous répète sans cesse : « L’Etoffe de l’univers correspond à une seule figure, elle forme structurellement un Tout ». Ou encore : « La maille de l’Univers est l’Univers lui-même ».

De cet Unique, de ce Tout, ce grand savant doublé d’un grand mystique a eu intérieurement la perception directe.

Je crois qu’il est juste de dire que la valeur d’un être, le point qu’il a atteint dans le champ de l’évolution peut se mesurer à la qualité de ses facultés affectives.

Aussi Teilhard qui était un être de valeur exceptionnel a-t-il intensément vécu l’amorisation vers laquelle il conçoit que se dirige l’humanité.

L’amour est l’amour, en soi toujours le même, l’élan qui porte le sujet vers l’objet de sa flamme. Mais entre l’amour possessif et l’élan pur qui n’est que don s’étage la gamme infinie d’une progression en qualité.

Pour avoir du « TOUT en tout », une expérience quasi permanente, il faut avoir, comme dit Teilhard, « porté à l’incandescence les nappes intérieures de l’être ».

C’est abriter en soi une flamme telle qu’elle transforme notre cœur en un champ survolté, dont le rayonnement fait jaillir un courant d’étincelles le reliant par le centre au centre des êtres et des choses. ivresse d’amour, de proximité, de compréhension. Aimer avec le sentiment réel et profond de parenté dans l’Unité ce n’est pas aimer tout le monde pour finalement n’aimer personne.

C’est être habité par un amour si torrentiel que, toutes scories consumées, on ne puisse empêcher sa lumière d’éclairer tout ce que le regard ou la pensée embrasse.

« Dieu est en quelque manière, dit Teilhard, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée. » Panthéisme transfigurant dont il s’est par ailleurs défendu.

Son expérience de la Totalité, sa mystique communion avec l’esprit de la Terre, avec celui de l’Univers entier, il nous les a livrés en langage chrétien parce qu’il est né dans ce milieu, qu’il y a grandi et que, de toute son âme il a opté pour la foi catholique. Je ne veux en rien le trahir ni travestir sa pensée. Il était profondément et authentiquement chrétien. Mais sa personnalité était si vaste et le souffle qui l’a traversé si puissant, que son message a porté bien au delà des murs et que son expérience mystique est valable au delà des catégories.

Les catholiques attardés le trouvent dangereux à cause de sa pensée novatrice, les rationalistes à cause de son finalisme christique. Mais on ne peut porter de jugement au delà du niveau qu’on a soi-même atteint. Croyance ou raison pure ont besoin de s’enrichir de perception intérieure sans laquelle leur connaissance et leur compréhension de l’Etoffe de l’Univers restera à jamais incomplète.

C’est dans le sens de sa propre intériorité que l’homme de demain devra diriger l’acuité de sa recherche s’il veut vraiment grandir.

Désormais partie intégrante de la noosphère, l’homme ne pourra s’épanouir harmonieusement dans le collectif qu’en élargissant les vues de son intelligence aux dimensions de l’infiniment grand et de l’infiniment petit et en portant en même temps l’incandescence de son amour à un degré tel que son étroite parenté avec le reste du monde lui devienne un fait d’expérience et non une simple vue de l’esprit.

Une fois cette parenté sentie, fraternité, désintéressement, solidarité viennent naturellement et sans effort. Au lieu de « croire », appliquons-nous à mieux comprendre, mieux connaître, mieux aimer.

Communier par l’intérieur avec notre centre formateur, c’est se mettre en communion avec le centre générateur de tout, avec la Totalité-Une. « TOUT en tous » doit devenir une sorte de théologie expérimentale, comme le suggère Aimé Michel, dans le no 6 de « Planète ». Si près de l’Un, les divergences et les dualismes seront amincis à l’extrême. Christique ou non, quelle importance ?

Sur les parvis de l’UN l’attraction est irrésistible.

Dans la lumière de l’OMEGA toutes les barrières se volatilisent.