Henri Go
Célestin Freinet, l’éducation selon la vie

On constate à quel point la visée de Freinet est AUTRE que toutes les visées communes en matière de « pédagogie ». On est confronté ici à une prise en compte globale de l’être : matériel (physique, psychique) et spirituel. C’est en fait que Freinet porte son attention sur ce qui peut opérer l’UNITÉ en l’individu, ce qui est partout dans les manifestations extérieures, ce qui n’est nulle part au plus profond : le principe énergétique. Ce principe est beaucoup plus que ce que la psychanalyse pourrait nommer, il dépasse aussi largement ce qui serait comme une « conscience de classe » chez les enfants du peuple… Il est cela, mais il est plus que tout cela : Freinet le nomme la vie. La vie cherche sa réalisation. C’est le principe. Toute la réalité extérieure n’est que le décor ou le prétexte du processus.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 10. 1983)

C’est une courte étude de la pensée et de l’action de Célestin Freinet que nous propose Henri Go. Nous comprendrons alors combien les problèmes de l’éducation et de la pédagogie préoccupaient cer­tains enseignants dès les premières années de ce siècle. Son « école de la vie » est une approche passionnante de l’enfant puis de l’adulte tout au long de son existence. Pour Freinet, la vie doit être une éducation incessante, déjà la formation continue, mais à quel niveau ! … Et quel est celui d’entre nous qui n’eût rêvé de fréquenter l’école de Freinet ?

Façonné dès son enfance dans la tradition paysanne, puis nourri de la lecture des philosophes du XVIIIe, blessé grave de la grande guerre, enfin, Célestin Freinet jeune instituteur quitte sa cantine d’officier pour rejoindre en 1920 son premier poste d’enseignement. Encore convalescent, on lui conseille : « Pour vous, jeune homme, la chaise longue au bord des pins ! ». Cependant, celui qui avait passé son enfance à parcourir les collines ne peut se résoudre à l’impotence : il refuse d’être un mort en sursis, il sait qu’il peut trouver en lui les forces volontaires de la vie et de la création. Son métier d’instituteur devient alors très vite comme un paradigme pratique de sa pensée de l’Éducation. Il s’accorde à Flaubert lorsque ce dernier écrit : « La vie doit être une éducation incessante. » Dans ce combat qu’est la vie quotidienne de Freinet entre 1920 et 1925 se prépare sa puissante réflexion sur le thème de l’éducation. Dès son premier contact avec l’institution scolaire, il a l’intuition que l’action éducative doit être liée au flux général de la vie.

« Voilà l’inéluctable voie naturelle, trop souvent masquée par les théories sociales, philosophiques ou religieuses, intéressées à l’obscurcisse­ment de notre volonté de vie et qui ont tenté de donner artificiellement un autre but à nos efforts, comme si ce n’était pas un destin suffisamment noble que de réaliser en soi, et en collaboration avec d’autres hommes, sa part de travail, de beauté et d’harmonie. » (in « Essai de psychologie sensible » éd. Delachaux et Niestlé, p. 151. chap. I)

Épuisé par la guerre, contraint de constater par les faits l’échec de la morale qui fut à l’école la raison de toutes choses, Freinet s’en va chercher ailleurs des éléments qui pourront éclairer ses questionnements sur la vie et son sens. Il s’en remet aux repères simples de son enfance près de la nature, il se laisse guider en même temps par l’observation attentive des enfants : en quelques années, Freinet va mettre sur pied sa vision de la loi universelle selon laquelle toute existence tend naturellement à se développer, à acquérir de la puissance. C’est le premier point de cette loi : LA VIE EST : « Tout se passe comme si l’individu et d’ailleurs tout être vivant était chargé d’un potentiel de vie, dont nous ne pouvons encore définir ni l’origine, ni la nature, ni le but, qui tend non seulement à se conserver et à se recharger, mais à croître, à acquérir un maximum de puissance, à s’épanouir et à se transmettre à d’autres êtres qui en seront le prolongement et la continuation. » (op. cit. p. 16. chap. I)

Freinet place d’emblée la problématique de l’éducation hors des champs habituels de raisonnement : il exclut au départ la Morale, la Philosophie et toutes les tendances sociologiques qui traitent l’éducation selon des normes quantifiables. Que reste-t-il ? Deux choses : la pratique, et l’intuition.

Ces deux choses resteront le moteur de la vision pédagogique de Freinet, toute son existence. En effet, on retrouve cette notion à tout moment : « L’être en mouvement se conçoit intuitivement, mais il est autrement difficile d’en expliquer logiquement le mécanisme ; la vie se « sent », mais il est bien délicat d’en découvrir les règles et les lois. » (op. cit. p. 18. chap. II) Revenir au plus près, par un acte de dépouillement de l’être, de ce qui constitue les fondements énergétiques de la vie. Permettre à ces lois simples de se réaliser dans un processus de connaissance tâtonnée du monde et de soi-même. En fait, à l’extrême, la connaissance du monde ne peut que renvoyer à la connaissance de soi. C’est ce qui se dessine de fondamental dans l’œuvre de Freinet. Et l’on pourrait imaginer pour dessiner la vie, une sorte de spirale évolutive qui, démarrant d’un point d’intense concentration énergétique, va s’amplifier dans l’oxygénation de ses multiples échanges jusqu’à atteindre une dimension où tout devient diffus dans l’immense univers : l’homme ayant ouvert au plus sa réalité intérieure se confond dans la loi universelle de l’harmonie.

On constate à quel point la visée de Freinet est AUTRE que toutes les visées communes en matière de « pédagogie ». On est confronté ici à une prise en compte globale de l’être : matériel (physique, psychique) et spirituel [1]. C’est en fait que Freinet porte son attention sur ce qui peut opérer l’UNITÉ en l’individu, ce qui est partout dans les manifestations extérieures, ce qui n’est nulle part au plus profond : le principe énergétique. Ce principe est beaucoup plus que ce que la psychanalyse pourrait nommer, il dépasse aussi largement ce qui serait comme une « conscience de classe » chez les enfants du peuple… Il est cela, mais il est plus que tout cela : Freinet le nomme la vie. La vie cherche sa réalisation. C’est le principe. Toute la réalité extérieure n’est que le décor ou le prétexte du processus. La vie prendra de multiples chemins pour se satisfaire, y compris ceux de la dénégation, des pulsions morbides et de la mortification, de l’autodestruction pour s’inventer une forme d’équilibre. Dans la plupart des cas, nous assistons à une éducation par les faits ; une course désespérée et désordonnée du principe vital pour survivre dans le noir où on le plonge dès l’enfance. Freinet le décrit de cette façon : « Plus il y a déséquilibre dans le milieu, plus est grand et vaste le rôle de l’éducation. »

« L’éducation, c’est l’adaptation au milieu de la montée de l’individu vers l’efficience de son être » (op. cit. p. 26. chap. III). Cela signifiera en substance que le principe vital devra déployer beaucoup plus d’énergie pour aller dans son sens naturel d’efficience lorsque le « milieu » est en trouble important. L’éducation sera une véritable lutte du principe pour anéantir toute adversité, une lutte pour sa propre puissance d’équilibre. Partant, Freinet passe au peigne fin de la critique notre monde occidental et la morale issue de la « civilisation » capitaliste. Il conclut cette chose : tout est fait partout, pour empêcher la vie de grandir. C’est une remarque absolue. Freinet évoque dans l’inégalité des pouvoirs et des richesses, le malaise intense des dirigeants, des membres de ces castes qui croient satisfaire la vie par l’opulence, le luxe et la perversion. Il leur oppose la « sagesse de Mathieu » : « Que l’homme mesure humblement sa vraie puissance et ses possibilités effectives et qu’il sache, pour ce qui le dépasse, vibrer comme les enfants aux pulsations fécondes de la vie qui monte et qui crée » (in L’Éducation du travail, éd. Delachaux et Niestlé, p. 20). Car Freinet pense avoir trouvé que le sens (idéal) de la vie est : potentiel maximum au départ, conditions génétiques, familiales, sociales favo­rables ; possibilité de grandir et de comprendre à son rythme individuel ; moyens de création à l’âge adulte, « calme sage » de l’épanouissement et de la mort. C’est le schéma idéal de toute vie, que toute vie connaît de façon intuitive comme étant son sens. Cependant, la réalité impose d’autres conditions à la vie. Et l’éducation aura, chez Freinet, à donner des moyens à ces vies pour aller dans leur sens naturel : « Ce besoin de puissance, nous allons donc, nous, en faire cette lumière permanente qui, quels que soient les détours que nous puissions emprunter, nous permet seule de suivre l’homme dans sa lutte pour cette plénitude de vie qui est sa raison d’être et la promesse de son épanouissement. » (in Essai de psychologie sensible, p. 30. chap. III).

C’est en fin de compte une appréhension à la fois organique et spirituelle du monde qui est en travail chez Freinet : organique, parce qu’il découvre une loi générale à toute vie d’aller vers sa croissance ; spirituelle parce que l’éducation est la dynamique qui, en chacun, permet de trouver (créer) un équilibre intérieur en harmonie avec la loi générale.

Le paradoxe de la technique

Ainsi, l’éducation existe avant la forme. Cela veut dire pour Freinet que la vie elle-même, dans son principe est une dynamique d’éducation. L’acte d’éducation, ou l’action de l’éducateur n’aura de sens que si cette action va dans le sens de la vie. Car le rôle de l’éducateur sera d’aider la tendance naturelle des individus à se réaliser, ou à se mettre en route vers la réalisation du moins, tandis que le « milieu » est avant tout une force d’obstruction à la vie, une inertie. De là, la critique sévère et radicale du système scolaire qui vise au rendement dans l’acquisition de savoirs scolastiques et qui étouffe l’élan vital chez les enfants. Et Freinet oppose éducation à dressage, dressage « aux allures scientifiques ». Il ne s’arrête pas au discours. Il traque sous les argumentations l’erreur fondamentale, l’irrespect de la vie. C’est ce qui fit dire aux adversaires de Freinet qu’on assistait à une pédagogie de jésuites. Mais la critique fut bien légère et s’éparpille en un rien de temps lorsque l’on a l’occasion de voir réellement en action la pédagogie Freinet : un tourbillon vertigineux d’enfants au travail, la profondeur impressionnante de la vie qui suit sa voie naturelle, la puissance déroutante de la créativité enfantine !

Précisément, Freinet opposa au « verbalisme » de la pédagogie scolaire qui programme tout, le matérialisme de son attention à « ce qui surgit » : les enfants ne sont plus des réceptacles à savoirs, ils deviennent actifs et déterminent leur travail selon l’inclination de leur élan vital mais un réel travail qui passe par le tâtonnement expérimental. C’est le processus universel par lequel toute vie se construit : c’est le deuxième moment de la pensée de Freinet – 1. Pour tout individu l’éducation n’a que le sens du développement de l’énergie vitale. – 2. Ce développement ne peut se faire que dans la loi universelle du tâtonnement expérimental.

C’est ce qu’écrit Freinet dans son invariant n° 11 : « La voie normale de l’acquisition n’est nullement l’observation, l’explication et la démonstra­tion, processus essentiel de l’école, mais le tâtonnement expérimental, démarche naturelle et universelle. »

Cette remarque implique une transformation importante dans la démarche pédagogique et déplace les pôles d’attraction d’une classe… Car comment permettre un tâtonnement expérimental dans une classe aux bureaux alignés, où seul le tableau noir renvoie l’ombre du maître ? Là apparaît le paradoxe de l’œuvre de Freinet : tous ses écrits sont émaillés de critiques négatives à l’égard de la technique qui, dans son développement incontrôlé, crée de nouvelles valeurs et éloigne l’homme de lui-même. Freinet insiste à plusieurs reprises dans ses ouvrages sur le fait que les facilités de la technique engendrent de multiples esclavages, et dévastent la richesse initiale de la vie en se substituant à sa puissance. Il évoque le cortège des modes culturelles nées de la technique, et qui ne sont que des palliatifs illusoires du vide angoissant ressenti par l’homme non accompli devenu totalement dépendant de gadgets ayant pour fonction de remplacer l’expérience profonde de la nature. Cependant, c’est aux techniques qu’il fait appel en premier lieu, dès 1925, pour donner aux enfants plus d’autonomie, pour que la vie puisse être tâtonnée dans la pratique, et ce au travers d’un riche éventail de techniques pédagogiques : c’est le côté matérialiste dont il parle sans cesse, et qui fait le caractère de sa pédagogie. Freinet remplace « la leçon permanente du maître » par l’introduction de nombreuses techniques pédagogiques et d’outils comme l’imprimerie ou les fichiers autocorrectifs qui vont permettre une individualisation du travail d’une part, et une différenciation des rythmes d’acquisition et de création selon les enfants. Les techniques sont au service de la vie, et c’est ainsi qu’il faut les comprendre. Freinet conscient du paradoxe met en garde contre une utilisation scolastique de ses techniques, elles n’ont de sens que dans la perspective d’éducation par le tâtonnement expérimental pour « la montée de l’être ». Ainsi doivent-elles être pratiquées avec INTUITION. L’éducateur devra développer son bon sens, apprendre à voir, il devra être à l’écoute de la vie. C’est la règle unique qui permettra une voie naturelle. Car tout est faussé, par rapport à une norme idéale d’éducation : il faut donc tracer une voie, que l’on suivra avec précaution pour ne pas risquer d’accentuer la guerre menée contre la vie. Cette voie de l’éducation est une voie globale qui « travaillera » tous ceux qui la suivent : enfants, éducateurs, parents ; c’est une voie ouverte. Sans aller dans le détail proprement pédagogique de l’introduction des techniques à l’école, on peut dire que le rôle de l’Institut coopératif de l’école moderne créé par Freinet est, depuis ses origines, de moderniser et développer les techniques qui permettront l’individualisation du travail, et les situations de tâtonnement-création. La règle qui conduit ces recherches est : « c’est l’enfant qui édifie sa construction avec l’aide des adultes. »

La voie de la vie

Beaucoup d’enseignants ont, par facilité, réduit la pensée de Freinet à un agencement cohérent de techniques pédagogiques visant à libérer l’enfant (relativement) de la tutelle rigide du maître. C’est une réduction qui fixe le sens même de la vision éducative de Freinet. Car nous l’avons vu ces techniques ne sont que la « cuisine pédagogique » au service de la méditation illimitée sur la vie, méditation active qui vise un changement profond de toute la réalité. Toute la réalité, c’est-à-dire tout ce qui existe et que l’on peut prendre en compte dans une relation d’éducation. Mais le sens de cette voie, c’est d’utiliser des techniques comme un fil d’Ariane pour toucher au centre ce qui est l’énergie même. Les techniques Freinet sont comme des hameçons, et l’éducateur doit atteindre au plus profond de l’être ce qui pourra amorcer une dynamique de transformation, une intensification de la vie.

Il y a en l’homme un principe vital qui entre dans une courbe ascensionnelle asymptotique : APPRENDRE. C’est la façon dont se manifeste ce mouvement vers la puissance, il s’agit d’une réalisation au travers de la notion d’apprentissage. Mais un apprentissage de quel ordre ? L’école traditionnelle et la société occidentale ont limité les dimensions de ce terme apprendre : elles ont réduit sa portée aux domaines de la connaissance objective, de la didactique d’acquisition de savoirs. Pour Freinet, il faut libérer ce mot. Car apprendre, pour l’être humain, concerne quelque chose de beaucoup plus vaste ; l’humain a une « soif d’inconnu ». Cet inconnu qu’il cherche d’abord au-dehors, il finit par le voir en lui-même. Ainsi, le développement de la vie est un processus dont le sens organique, naturel, est d’accéder à une forme d’harmonie qui est la clef de tout : « Plus que l’exaltation des tendances, quelles qu’elles soient, nous viseront plutôt à l’harmonie réactionnelle du faisceau des tendances. » (op. cit. p. 103. chap. XII).

Là réside la définition de la voie de la vie… Il s’agit, en travaillant sur les « tendances » par les techniques, d’amener l’enfant dans la voie de l’équilibre de sa personne : là est le réel APPRENTISSAGE. Pour guider les enfants dans cette voie, Freinet met en place toute une série de pratiques qui sont la méthode, la méthode naturelle : il les appelle techniques de vie. Mais il y a du même coup les règles qui s’adressent à l’éducateur car il ne peut amener les enfants sur la voie de la vie si lui-même ne se conduit pas d’une manière qui puisse favoriser son action… Tout un vocabulaire de la méthode est élaboré par Freinet entre 1930 et 1940. Il rédigera enfin en déportation son Essai de psychologie sensible qui récapitule les règles pour suivre cette voie.

Nous avons à faire à une invention géniale : une voie, au sens du DO japonais, spécialement conçue pour les enfants ! Une voie qui cependant est celle de l’éducateur car lui-même doit être à l’écoute de la vie : la voie du dépouillement, du sensible. Qui pourrait mesurer la portée de l’œuvre de Freinet ? Il fut le fondateur de quelque chose d’immense : la voie de l’éducation selon la vie. Il en a fourni la méthode. Mais les élèves de Freinet, sauront-ils persévérer dans la voie ? Il importe de montrer toute l’originalité de cette œuvre pour éviter qu’elle ne se fige en un ensemble de techniques ritualisées, vidées de leur sens, ayant perdu leur centre.

Henri Louis GO, Maître de conférences; Responsable de la licence de sciences de l’éducation; Université de Lorraine

Directeur de l’équipe « Normes et valeurs » du LISEC (EA 2310)
Coordonnateur scientifique de l’École Freinet
Secrétaire de l’Institut Freinet de Vence

Ouvrages généraux de Freinet

Essai de psychologie sensible (tome 1), éd. Delachaux-Niestlé

L’Éducation du travail éd. Delachaux-Niestlé.

Les Dits de Mathieu, éd. Delachaux-Niestlé.

[1] Qu’on ne s’y trompe pas : le grand drame de l’éducation d’aujourd’hui vient de ce déséquilibre permanent entre le milieu interne d’une part de l’individu qui atteint et a besoin de conserver pour vivre un minimum d’équilibre et d’harmonie, et un milieu externe sans cesse en mouvement, continuellement agité par les pierres qui éclaboussent en produisant des ondes qui se heurtent et se contrarient comme des vagues folles » (in op. cit. p. 24. chap. III).