Robert Linssen
Cerveaux électroniques et spiritualité

La complexité des enregistrements mémoriels humains, les jeux inouïs que permettent les accords de leurs différents registres et leur nature infiniment plus fluide, nous empêchent de prendre immédiatement conscience de leur caractère fondamentalement répétitif, habituel.

Bien avant la naissance de l’intelligence artificielle et des discussions qui font toujours rage sur la possibilité de créer une machine consciente R. Linssen s’est attaqué au sujet et  a clarifié la différence entre la pensée mécanique basée sur la mémoire et sa manipulation et la conscience réelle de soi. Sa réflexion reste toujours actuelle.

(Revue Être Libre Numéro 101-103, Février-Avril 1954)

Les progrès récents de la cybernétique ont soulevé maintes polémiques entre matérialistes et spiritualistes. Les premiers ont partout proclamé leur victoire en prétendant que l’intelligence n’était qu’un épiphénomène de la matière. Le fait que des machines puissent résoudre en quelques minutes des équations dont une équipe de mathématiciens ne peut trouver la solution qu’en plusieurs journées est de prime abord assez troublant.

Cependant, la signification profonde des expériences cybernéticiennes n’a pas été complètement comprise. Elle ne donne pas raison aux thèses matérialistes ni d’ailleurs à celles des spiritualistes.

Il est d’ailleurs significatif que la plupart des grandes découvertes de l’époque se situant entre 1930 et 1954 nous orientent lentement mais irrésistiblement vers un matérialisme spirituel dont nous n’avons cessé de proclamer l’imminence au cours de nos ouvrages, articles et conférences.

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La confusion existant dans la plupart des esprits relativement aux conséquences philosophiques exactes des cerveaux électroniques résulte du fait que nous nous sommes illusionnés quant à la valeur spirituelle de l’intelligence concrète.

Le fait que les cerveaux électroniques possèdent une mémoire offrant certains parallélismes avec la mémoire humaine ne doit aucunement nous étonner. L’intelligence concrète que nous avons tant déifiée n’est qu’une résultante de mémoires accumulées. Rien en elle n’est réellement créateur, si nous prenons en considération la façon dont elle fonctionne dans l’immense majorité des hommes actuels. Par ceci nous ne voulons pas dire qu’elle reste à jamais fermée à toute possibilité de création.

Mais pour atteindre ce niveau, une certaine mutation psychologique est nécessaire. C’est précisément celle que nous suggèrent de réaliser Krishnamurti et les maîtres du Zen.

Nous ne nous rendons pas assez compte d’un fait important et fondamental : dans la mesure où nous subissons l’emprise de nos mémoires passées nous ne différons en rien des processus mécaniques d’une machine aux rouages compliqués.

Aussi longtemps que nous ne parviendrons pas à comprendre et à dépasser les limites du mental analytique nous serons conditionnés et déterminés par une foule de facteurs : hérédité physique, psychologique, mémoires, déterminisme astrologique.

La limite du libre-arbitre et du déterminisme se situe à cet endroit : elle est fixée par la différence radicale de processus régissant l’univers psychophysique et «  spirituel ». Les processus physiques, émotionnels et mentaux sont régis par des lois mécaniques offrant entre elles énormément de similitudes. Le domaine dit « spirituel » est, contrairement au précédent, celui de la liberté, de la spontanéité.

Encore faut-il dire que ces distinctions sont présentées ici, uniquement pour répondre aux commodités du langage. En fait, semblables divisions sont inexistantes aux yeux des hommes intégrés.

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La plupart des intellectuels éprouvent un mouvement de recul et protestent lorsqu’on leur dit l’ampleur exacte de l’automatisme inhérent à leurs opérations mentales.

Cependant les faits sont là, aussi sévères qu’irréfutables : le processus de pensée de l’homme ordinaire et celui du savant érudit n’offrent que peu de différences essentielles avec la routine et la répétition d’un simple phonographe. Tous obéissent à des processus mécaniques. Tous évoluent dans le sillage du passé. Aucun ne vit à neuf dans le présent.

Lors d’un enregistrement du son, les variations de pressions acoustiques ont tracé suivant leurs amplitudes vibratoires des sillages profonds ou légers à la surface des disques de cire. Ils se borneront à reproduire indéfiniment les mêmes vibrations sonores, connues et reconnues.

Notre cerveau enregistre de la même façon les mémoires acquises ou héritées, individuelles ou collectives, conscientes ou inconscientes.

Tout ce que nous voyons et ne voulons pas voir détermine dans les bâtonnets et cônes de la rétine des transformations chimiques engendrant un influx nerveux, sorte d’électricité cérébrale imprimant dans nos neurones cérébraux des perturbations électromagnétiques connues sous le nom d’engrammes. La physiologie moderne met au point une véritable carte géographique des localisations cérébrales correspondant à la mémoire et à la coordination des perceptions et des centres particuliers de l’activité humaine.

La différence entre un simple phonographe et l’homme, qui nous semble immense, n’est pas, pour certains Sages, aussi considérable que nous le supposons.

Certains objecteront que l’un n’est qu’une simple mécanique et que l’autre est un processus vivant. Nul ne le contestera. Le Sage ne désire pas attirer notre attention sur ce point de vue particulier mais sur celui du caractère mécanique des deux espèces de mémoires.

Nous savons, qu’à notre échelle d’observation habituelle, les engrammes cérébraux sont infiniment plus nombreux que ceux du simple sillage d’un enregistrement de phono. Ils sont d’une nature infiniment plus fluide comparativement à la rigidité de l’ornière guidant l’aiguille du gramophone.

Ensuite, l’homme étant un processus vivant, la somme de ses engrammes cérébraux augmente constamment. Sa mémoire se grossit d’instant en instant.

Parmi ces millions de mémoires accumulées s’établissent des associations, des choix, des agencements aussi nombreux que le demanderont les circonstances.

Et cependant, malgré tout ce qui vient d’être dit, le fonctionnement mental de l’homme ordinaire ne diffère pas fondamentalement de celui des cerveaux électroniques.

Dans la substance éminemment fluide du monde électromagnétique cérébral, des millions de sillages ont été tracés à la façon dont se sont constitués les empreintes d’une plaque de phono. Mais parce que ce dernier répétera machinalement toujours la même chanson, enregistrée une fois pour toutes, le caractère mécanique simple, répétitif, monotone, routinier de plusieurs auditions de ce même disque nous apparaît immédiatement.

La complexité des enregistrements mémoriels humains, les jeux inouïs que permettent les accords de leurs différents registres et leur nature infiniment plus fluide, nous empêchent de prendre immédiatement conscience de leur caractère fondamentalement répétitif, habituel.

Considérés en bloc, ces enregistrements mémoriels se déroulent et se transforment en nous au rythme stérile de simples habitudes et d’automatismes rigoureusement inscrits dans les limites du connu.

Il n’y a dans notre fonctionnement mental ordinaire, aucune création pure, aucune innovation réelle, aucun renouveau authentique. Tout n’est que solution mécanique d’équations infiniment complexes dont les données sont entièrement empruntées au connu, au passé.

Il est important que nous sachions qu’il ne s’agit pas là d’affirmations gratuites. L’essentiel vient d’en être démontré par les cerveaux électroniques et les réalisations récentes de certains « robots » ou hommes mécaniques. Ceux-ci possèdent, en effet, non seulement une mémoire extrêmement complexe mais peuvent procéder à des associations, à des agencements, à des transformations.

De nombreux matérialistes ont crié victoire en prenant connaissance des réalisations récentes d’hommes mécaniques.

Le fait que ces derniers possèdent une mémoire et sont capables d’associations et de déductions en fonction de ce « passé connu » est absolument naturel et ne doit pas nous surprendre outre mesure.

Les processus physiques et psychiques étant régis par des lois assez semblables, il n’existe aucune raison s’opposant à la réalisation de mécaniques pensantes telles que d’habiles techniciens nous en présentent actuellement.

L’homme n’avait jusqu’à présent disposé que d’informations relatives aux lois mécaniques régissant la matière. N’en ayant pas assez relativement au domaine de la pensée, il a cru trop hâtivement au caractère essentiellement créateur et spirituel de celle-ci.

Mais les progrès récents de la psychologie, de la psychophysiologie, l’étude des processus purement mécaniques de la mémoire projettent chaque jour davantage leurs lumières nouvelles dans le domaine des mystères de la pensée.

En plus de ce qui précède, l’essor inouï de la technique a doté l’homme moderne d’instruments extraordinairement perfectionnés. Après la physique ordinaire, nous avons connu la microphysique. A la chimie ordinaire a succédé la microchimie. Aux anciens microscopes ont succédé les microscopes électroniques et protoniques. Les balances de précision ultra-sensibles ont été suivies des spectrographes de masses capables de « peser » les corpuscules atomiques.

Au sein des organismes vivants, les biologistes décèlent des « ondes pilotes d’organisation ». Les tentatives d’explication des processus vitaux par les données de la physico-chimie d’il y a dix ans à peine apparaissent à présent totalement dépassées par les révélations de la microchimie et de la microphysique. Ces différentes découvertes font figure d’un véritable assaut se livrant à la limite des domaines physiques et psychiques.

Rien d’étonnant donc que nous assistions à la construction de cerveaux électroniques et de « robots » doués des capacités les plus extraordinaires.

Les stricts matérialistes semblent cependant perdre de vue deux faits élémentaires.

D’abord, le plus simple : ces différentes réalisations surprenantes sont issues de cerveaux humains.
Ensuite, la moins apparente : ces machines resteront toujours des machines.

Leur marche ne peut dépasser le cadre du connu, des déductions, de la mémoire.

Jamais elles ne pourront réaliser l’Inconnu. C’est en ceci qu’elles se distinguent de l’homme accompli.
Si l’homme ordinaire ne diffère pas fondamentalement des machines pensantes, par le fait que toutes ses réactions mentales actuelles ne sont que la résultante de mémoires accumulées du passé, l’homme accompli lui, peut s’affranchir de cette emprise mémorielle du passé pour découvrir la plénitude de la Vie.

Le but de ces lignes est d’attirer l’attention sur le caractère mécanique des opérations mentales qui nous sont familières. Les réalisations récentes de la cybernétique et des « hommes mécaniques » nous ont permis d’établir un contraste plus tranchant entre nos opérations mentales mécaniques, conditionnées par nos mémoires passées, et la vie intérieure créatrice des hommes accomplis dépassant totalement le cadre des références au passé, du connu, de la mémoire pour s’intégrer à la Plénitude de l’Etre se renouvelant d’instant en instant. Il est souhaitable que les expériences des machines pensantes qui ont eu, pour certains, l’effet d’un soufflet, auront aussi le mérite d’attirer l’attention sur ce qui précède.

Lorsque le fil conducteur de notre existence obéit servilement à certaines ornières de pensées et d’accumulations mémorielles à la façon dont l’aiguille du phonographe se laisse guider par les sillages tout préparés de la plaque, il n’y a ni création, ni liberté, ni individualité véritable.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti au cours de ses conférences d’Ojai 1953 (p. 15 du texte anglais) :
« Pour comprendre, l’esprit ne doit-il pas être totalement libre du « passé » ? Ne doit-il pas arrêter la traduction des expériences immédiates (actuelles) en fonction de ses connaissances antérieures qui deviennent une autorité ? Pour comprendre un problème humain, l’esprit ne doit-il pas l’aborder d’une façon neuve, fraiche et non s’inspirer du centre qui a accumulé, réuni (des connaissances passées) ?
La Réalité, Dieu, ou quel que soit le nom que vous voulez, doit être quelque chose de totalement neuf, jamais expérimenté auparavant, complètement original ; et, un esprit — qui n’est que le résidu du temps, du passé, de la mémoire, de l’autorité, des résistances et de la crainte — peut-il comprendre et voir la signification de ce qui est vrai ? Et cependant, chaque église, chaque   religion, chaque organisation, chaque secte, parlent toujours de Dieu ; et ceux qui croient en Dieu ont des visions qui renforcent leur croyance. Certainement, ce que vous pouvez reconnaître a déjà été connu, par conséquent, ce n’est pas (fondamentalement) vrai. Ce qui est vrai, n’a jamais été connu, par conséquent l’esprit doit l’aborder en étant neuf, frais ; et l’une de nos difficultés majeures réside dans la découverte de la façon dont nous dénuderons l’esprit de toutes craintes, résistances, autorités, de telle manière qu’il puisse être libre d’observer, d’écouter et de comprendre. »

L’enseignement des Sages authentiques a toujours insisté sur cet éveil fondamental. Ce n’est que dans la mesure où nous mourons à nous-mêmes, à notre propre passé que cesse la marche stérile et monotone du connu au connu. La voie conduisant à cette réalisation est à la fois simple et ardue. Simple en elle-même mais compliquée pour nous qui sommes compliqués.

Elle est ardue, dans la mesure où nos habitudes mentales s’accrochent à leurs rythmes statiques, répétitifs, routiniers et s’opposent au silence intérieur de l’esprit. Ce n’est cependant que, dans le silence d’une lucidité sans choix, intensément présente au Présent, passivement créatrice, affranchie de l’emprise des automatismes mémoriels que l’homme réalisera la plénitude de la VIE.

R. LINSSEN.