Rupert Sheldrake
Champs biologiques et résonance morphique

Plus forte encore que l’idée de l’évolution des lois est l’idée selon laquelle les lois de la nature évoluent un peu à la façon des habitudes ou des coutumes, car cela présuppose une sorte de mémoire. Il n’est pas nécessaire de voir dans cette mémoire un phénomène conscient (nos propres habitudes ne sont pas toujours conscientes). De même que la mémoire de l’univers est elle aussi une mémoire qui n’est pas forcément consciente. Ce qui se produit aujourd’hui dépend de ce qui s’est produit par le passé et du nombre de fois où ces choses se sont produites.

(Extrait de Le Corps énergétique de l’homme. L’espace bleu 1992)

 

Il y a une mémoire inhérente à l’ensemble de la nature. Cette mémoire circule dans les champs morphiques, et ce que nous avons généralement à l’esprit lorsque nous parlons des lois de la nature, appartient bien davantage à l’ordre de l’habitude. Pour vous donner d’emblée une illustration, permettez-moi de prendre l’exemple des cristaux.

Je voudrais vous faire comprendre qu’il y a une habitude même dans les cristaux et les molécules, et pas seulement dans les organismes vivants. Voilà comment fonctionne cette mémoire: si vous fabriquez pour la première fois un nouveau composé chimique dans votre laboratoire, la cristallisation s’avère très difficile à réaliser. La seconde fois, même si vous travaillez dans un laboratoire différent, les premiers cristaux auront une certaine influence sur les seconds ; la troisième fois il y aura une influence des deux premières expérimentations, il y aura comme une mémoire cumulée, et à mesure que passe le temps, il sera de plus en plus facile de cristalliser ce composé à travers le monde. Les chimistes connaissent très bien ce phénomène. Il y a pour cela une explication classique qui dit que des fragments microscopiques de cristaux voyagent d’un laboratoire à l’autre, transportés sur les vêtements des chimistes. Pour ma part, je penserais plutôt que cette cristallisation de plus en plus facile ne dépend pas de tels facteurs.

Un autre exemple : si vous enseignez une nouvelle prouesse à un rat, à Paris par exemple, les rats de New-York, de Londres ou d’Australie seront à même d’apprendre plus facilement ce nouveau tour, et cela sans qu’il y ait aucun moyen de communication entre les rats. Plus le nombre de rats ayant appris ce tour à Paris sera important et plus le processus se fera simplement. Voilà qui vous donne un éclairage général sur les théories que je vais vous présenter.

Je voudrais faire un rappel historique succinct, car je crois que ce n’est que dans le contexte de l’histoire des sciences que l’on peut voir pourquoi il est nécessaire d’envisager une idée aussi radicale. La science traverse aujourd’hui une crise très profonde, et cette crise s’est produite parce que ses deux modèles les plus fondamentaux de la réalité sont entrés en conflit.

L’un de ces modèles est ce que l’on pourrait appeler le paradigme de l’éternité : c’est l’idée qu’en fait rien ne change jamais. Ce modèle remonte à la Grèce antique. Pythagore par exemple, pensait qu’une réalité éternelle sous-tendait tous les changements dans le monde, et que c’était la mathématique qui régissait les nombres et les proportions entre les nombres, ce qui permettait de comprendre à la fois le changement et la permanence.

Platon reprit cette idée, convaincu qu’il existait un domaine des formes éternelles. De par la volonté et le travail de Saint Augustin et d’autres théologiens dans la religion chrétienne, on a cru également à l’éternité. Avec la résurgence du platonisme à la Renaissance, ces idées ont été intégrées aux bases mêmes de la science moderne: Kepler, Galilée, Descartes, Newton, d’autres encore qui étaient de très grands savants pensaient que les lois de la nature étaient des lois éternelles. Ils considéraient tous que les lois scientifiques étaient naturelles et qu’elles étaient en fait des idées dans l’esprit de Dieu. Parallèlement, ils croyaient que la réalité physique de l’univers était également éternelle. La réalité ainsi régie était une réalité éternelle composée de petites particules de matière, les atomes, qui ne pouvaient jamais être transformés.

Vers le milieu du XIXe siècle la physique décrivait un dualisme cosmique constitué d’une matière et énergie éternelles, d’une part et d’autre part, de lois éternelles qui régissent toute la construction théorique. En d’autres termes, rien ne change jamais, la matière est toujours la même en terme de qualité, il n’y a pas de fin à la vie, elle se transforme. C’était donc là un modèle de l’éternité, le modèle qui a le plus influencé les physiciens.

L’autre modèle de la réalité que nous devons à nos ancêtres est le modèle du progrès ou de l’évolution. C’est une idée que nous devons à l’héritage judaïque de notre culture. Les juifs avaient l’idée du progrès spirituel, du progrès humain. Au début de XVIIe siècle, ce modèle, sécularisé, devient l’idée du progrès de l’homme, notamment par le biais de la science et de la technologie. Vers la fin du XVIIIe siècle, l’idée du progrès de l’humanité est couramment admise par tous en Europe.

Au milieu du XIXe siècle elle est présente dans tous les domaines de la vie, toile de fond sur laquelle on examine le progrès des espèces. Mais, parallèlement, on garde aussi la conception du cosmos comme mécanique éternelle et immuable, bien que s’essoufflant peu à peu et se dirigeant vers la mort par l’action de l’inertie thermodynamique.

Ces deux modèles de l’évolution et de l’éternité ont donc été maintenus à l’écart l’un de l’autre, l’un couvrant davantage les lois de la physique, l’autre davantage les lois de la chimie. Mais avec l’évolution d’un certain nombre de nouvelles disciplines dans les années soixante, la physique a finalement décidé d’opter pour un modèle évolutionniste de la réalité. On voit ainsi le cosmos sous un jour différent, on le voit se diriger vers de nouvelles phases.

Les hypothèses de base classiques de la physique sont remises en cause, et plus particulièrement l’hypothèse selon laquelle il y aurait des lois de la nature qui seraient éternelles. Si l’univers est né du big-bang comme s’il était sorti d’un œuf, et s’il n’a fait que croître et se développer tout au long de son histoire, il ressemble davantage à un embryon qu’à une machine. Donc, sur la base des théories du big-bang, on est amené à se demander ce qu’il en était des lois éternelles de la nature avant le big-bang. En effet, si ces lois existent avant le big-bang, elles ne peuvent être physiques, elles ne peuvent être que métaphysiques. C’est pourtant là le modèle sur lequel repose la physique classique.

Nous pouvons remettre cette idée en cause. Pour ma part je serais tenté de dire que les lois de la nature évoluent comme les lois humaines. Cela me paraît bien plus fondé que de penser que les lois de la nature sont un code immuable qui n’aurait jamais connu d’évolution.

Plus forte encore que l’idée de l’évolution des lois est l’idée selon laquelle les lois de la nature évoluent un peu à la façon des habitudes ou des coutumes, car cela présuppose une sorte de mémoire. Il n’est pas nécessaire de voir dans cette mémoire un phénomène conscient (nos propres habitudes ne sont pas toujours conscientes). De même que la mémoire de l’univers est elle aussi une mémoire qui n’est pas forcément consciente. Ce qui se produit aujourd’hui dépend de ce qui s’est produit par le passé et du nombre de fois où ces choses se sont produites.

Cette idée pour l’instant a été exprimée en termes très généraux, mais maintenant intéressons-nous à la biologie. On peut mieux comprendre ce principe si l’on part de celui des champs biologiques. Deux mots en ce qui concerne les champs biologiques, la manière dont ils sont dotés d’une mémoire inhérente par le processus de la résonance morphique.

Vers les années vingt de ce siècle, un certain nombre de savants ont, indépendamment les uns des autres, commencé à avancer l’hypothèse des champs biologiques : tout autour des entités biologiques existent des champs définis comme des régions d’influence dans le temps et dans l’espace. L’analogie qui intéressait le plus les savants concerne les champs magnétiques. Un champ magnétique ne se situe pas seulement à l’intérieur de l’aimant mais aussi tout autour de lui. On peut voir ses lignes de force lorsque l’on jette par exemple de la limaille de fer autour d’un aimant et qu’elle s’organise autour de lui.

L’idée est que ces champs biologiques existent autour des organismes vivants. Bien évidemment, autour des êtres vivants on observe aussi des champs électromagnétiques, mais ces savants pensent qu’il existe aussi d’autres champs structurés par le vivant, différents des champs électromagnétiques. L’une des raisons pour lesquelles il s’est avéré nécessaire d’adopter cette idée en biologie, est que l’on peut couper un aimant en petits morceaux et chaque morceau reste un aimant. Si vous coupez un saule, chaque bouture redonnera un saule. Il y a donc là quelque chose de vivant qui se régénère — quelque chose de très différent de ce qui se passe pour les machines. Essayez donc de découper un ordinateur en petits morceaux, vous verrez bien s’il repousse!

On a donc pensé qu’il y avait des champs qui organisaient l’espace autour des êtres vivants, et qui d’une certaine façon contenaient, comme sur un plan d’architecte, la forme du vivant qu’ils entouraient. La raison pour laquelle il nous fallait cette idée de champ tenait au fait qu’il était impossible d’expliquer des formes biologiques en recourant exclusivement aux substances chimiques, à l’ADN par exemple ou à d’autres composés.

Pensez à vos bras et à vos jambes. Ils contiennent exactement les mêmes composés chimiques, leurs protéines sont les mêmes, les os sont les mêmes, les cellules sont les mêmes, il n’y a pas de protéines particulières aux jambes ou aux bras. L’ADN est le même en toutes circonstances, dans toutes les cellules de l’organisme. Alors comment se fait-il que les jambes et les bras aient des formes différentes ? Il y a là manifestement à l’œuvre quelque chose de plus que l’ADN, et l’idée des champs morphogénétiques qui modèleraient les formes biologiques s’est donc révélée de première importance pour expliquer l’évolution des embryons. Ces champs expliqueraient le fait que des composés au départ identiques donnent des formes différentes.

Une autre analogie qui permet de comprendre ce concept est l’analogie du bâtiment. Avec du ciment et des briques, vous pouvez construire une structure qui sera une maison. Mais si vous avez un plan d’architecte, vous pouvez à partir de ces mêmes matériaux construire une maison tout autre. Ce ne sont pas les matériaux qui déterminent la forme de la maison. Les matériaux sont nécessaires à la construction, mais pas suffisants pour en expliquer la forme.

De même chez les organismes vivants, les structures matérielles — y compris le pool génétique — sont des éléments nécessaires à l’organisme mais ils ne sont pas suffisants pour l’explication complète de sa forme. Cette forme, au terme de cette hypothèse, dépend des champs morphogénétiques, c’est-à-dire des champs qui déterminent les formes.

L’idée des champs morphogénétiques a été largement acceptée en biologie. Nombre de spécialistes en embryologie utilisent ce terme, et le concept a une influence très importante depuis les années vingt, date à laquelle il a été avancé pour la première fois.

La question qui se pose est alors celle du sens que nous donnons à ce concept. Si nous considérons que ces champs modèlent la vie, comment expliquer ces champs ? Une sorte d’interaction physico-chimique ? En fait cela ne recouvre pas une réalité nouvelle, cela recouvre simplement toutes sortes de phénomènes extrêmement complexes que nous avons voulu désigner par un terme simple. Il se trouve que toutes ces interactions sont extrêmement complexes, nous n’en comprenons pas tous les détails, voilà pourquoi nous avons inventé ce concept. C’est là l’explication la plus courante en biologie : nous disons que nous ne comprenons pas tout mais nous savons au bout du compte qu’il s’agit de constructions très complexes qui reposent sur des choses que nous pourrions savoir.

L’autre conception est d’un ordre plus platonicien. Selon elle, il y a peut-être des équations mathématiques éternelles qui existent dans un royaume platonicien par-delà ce que nous connaissons de l’espace et du temps. Ce royaume est par essence non évolutionniste. Il a malgré tout ses déterminismes.

Cette approche holistique n’explique pas tout non plus. Je vais proposer pour ma part une troisième explication. Ces champs possèderaient une mémoire qui leur est propre et qui dépend des formes passées. Ils évoluent, ont un caractère historique et une mémoire, contrairement à ce qui est de l’ordre platonicien.

Les champs morphogénétiques de l’éléphant, par exemple, qui modèlent la croissance de l’embryon puis du fœtus et de l’éléphant proprement dit, et qui par la suite modèlent son comportement, ne sont pas uniquement déterminés par la physique et la chimie telles que nous les connaissons, pas plus qu’ils ne sont déterminés par des équations éternelles de l’éléphant qui existeraient dans un royaume des idées, mais bien plutôt par le passé des éléphants. Par le biais de la résonance morphique les éléphants se mettent en phase avec la mémoire collective de l’éléphant et de cette manière ils entrent en communication avec leur passé collectif, tandis qu’eux-mêmes y apportent leur contribution. Toutes les espèces ont ainsi une mémoire collective, une mémoire qui gère en pool tous les avatars passés de leur mémoire, et c’est ce qui sous-tend leurs instincts, leurs comportements.

Cette idée de champs morphiques, de champs qui donnent naissance à des formes, n’est pas une idée propre à la biologie comme je l’ai expliqué au départ. Il y a des champs organisateurs de même type qui interviennent dans la formation des molécules des cristaux et aussi, à des niveaux plus élevés, dans l’organisation des sociétés, des écosystèmes des planètes, des galaxies et de l’univers tout entier. Les champs morphiques existent à toutes sortes de niveaux. L’univers est composé de structures gigognes de champs qui s’imbriquent les uns dans les autres et qui tous ont une mémoire.

Cette hypothèse permet de faire toute une série de prévisions qui peuvent ensuite être vérifiées par l’expérience. J’ai parlé au départ des prévisions concernant les cristaux. J’ai dit que les nouveaux composés devaient s’avérer de plus en plus faciles à cristalliser à mesure que cela avait déjà été réalisé une, deux ou plusieurs fois, ce qui semble être le cas.

Dans le domaine de la biologie de l’environnement, il devrait s’avérer de plus en plus facile pour les animaux et les plantes de se développer de façon nouvelle si d’autres avant eux l’ont accompli. Et d’ores et déjà nous avons vu dans des expériences qui ont été consacrées à certaines mouches que plus importante est la fréquence des mutations de certaines d’entre elles, plus le phénomène va se produire de façon généralisée. C’est ce qui s’appelle la mémoire de l’univers.

La théorie dit aussi que de nouveaux modes de comportement devraient s’avérer plus faciles à acquérir par le règne animal si quelques prédécesseurs les ont déjà acquis. Je vous ai déjà parlé des rats. J’en donne de nombreux exemples dans mes livres. Lorsqu’on étudie des séries très longues, on s’aperçoit que le comportement des rats s’est extraordinairement amélioré, non pas seulement à l’endroit où était conduite l’expérience initiale, mais partout dans le monde.

Tout cela évidemment doit s’appliquer à l’homme dans le domaine des formes. Nous avons hérité un modèle de nos ancêtres, de toute l’humanité qui nous a précédés. Tout ce que je viens de dire pour le règne minéral et animal devrait s’appliquer à nous en ce qui concerne notre inconscient, notre aptitude à apprendre, nos instincts. Il devrait être plus facile d’apprendre des choses que d’autres ont déjà apprises avant nous, de plus en plus facile d’apprendre l’informatique ou le wind surf, simplement du fait qu’un certain nombre d’entre nous l’ont déjà fait.

En ce qui concerne l’utilisation des langues, nous aurons du mal à cerner les progrès parce que ce sont des activités qui se poursuivent depuis des milliers d’années, et il est donc extrêmement difficile de repérer les différences. Mais lorsque vous essayez de vous concentrer sur une qualification ou une spécialisation nouvelle ou plus récente, vous pouvez très facilement constater l’apparition d’habitudes.

Toute une série d’expériences ont été conduites pour essayer de vérifier la véracité de ces affirmations. Jusqu’ici toutes ont confirmé notre hypothèse de départ. Elles ont donné des résultats qui semblent indiquer que la résonance morphique a certainement sa place dans l’acquisition des connaissances.

C’est à l’université de Göttingen en Allemagne qu’ont été menées les expériences les plus récentes. On a pu montrer que les Allemands reconnaissaient plus facilement les caractères japonais présentés à l’endroit plutôt qu’à l’envers, du simple fait qu’un certain nombre d’Allemands ont appris le japonais. Les modalités du protocole d’expérimentation sont assez compliquées, je n’entrerai pas dans ses détails, mais c’est quand même un élément tout à fait intéressant.

Plus récemment encore, il y a quelques semaines, des expériences ont été menées en Angleterre à l’université de Nottingham. Je ne sais pas si vous pratiquez les mots croisés, mais la théorie dit qu’il devrait être plus facile de faire les mots croisés du Times demain qu’aujourd’hui. On a fait l’expérience à partir d’un quotidien londonien The Evening Standard qui n’est pas distribué à Nottingham. On a testé des personnes de Nottingham avant et après le jour de la parution, et un groupe de contrôle qui travaillait sur une autre grille. Il s’est avéré qu’il était plus facile pour le groupe testé de remplir la grille de l’Evening Standard le lendemain de sa parution sans qu’il y ait eu communication avec les gens qui avaient rempli cette grille la veille à Londres.

Je ne veux pas vous demander d’entreprendre des quantités d’expériences du même type, mais c’est quand même quelque chose qui a une certaine force. C’est pour cela que je voulais vous en parler. Ce sont parfois les exemples les plus simples qui sont les plus probants. J’espère qu’à l’avenir on pourra réaliser d’autres expériences qui conforteront encore nos théories. À l’heure actuelle une concurrence s’est engagée entre les équipes qui essaient de vérifier ces théories. Des milliers de dollars ont même été proposés, par une fondation en Californie, comme récompense aux étudiants qui parviendraient à construire des protocoles d’expérimentation de la résonance morphique.

Cette hypothèse nous amène à penser que l’héritage de nos ancêtres n’est pas seulement un matériau génétique mais aussi des champs morphiques, des champs de résonance. La transmission en est faite de manière non matérielle. Elle n’implique d’aucune façon le transfert de matière d’un point à un autre. Elle ne semble pas non plus impliquer de transfert d’énergie. Il semble bien plutôt s’agir d’un transfert d’informations dont l’héritage génétique ne représenterait qu’une partie.

La transmission du patrimoine morphogénétique serait ainsi un deuxième volet de la circulation des informations qui nous déterminent. Cela nous permet d’admettre des formes d’évolution plus rapides que celles des théories néo-darwiniennes aujourd’hui acceptées. En effet, certaines formes de transformations n’impliquent pas forcément une évolution biologique au sens néo-darwinien. Il y a simplement une entrée en phase avec le patrimoine passé de l’information morphogénétique.

L’un des exemples les plus récents est celui d’une mésange des îles britanniques qui avait été entraînée à piquer dans les capsules des bouteilles de lait que le laitier laisse devant les maisons tous les matins. On avait observé, dans les années vingt, qu’on pouvait les amener à perforer l’opercule des bouteilles de lait, et que c’était pour ces oiseaux un petit déjeuner exquis. Ce phénomène a d’abord été observé à Southampton sur la côte sud de l’Angleterre. Puis l’habitude s’est étendue par imitation parmi les oiseaux de la région de Southampton, ensuite elle fut repérée ailleurs en Angleterre, et on s’est tout à coup aperçu que les oiseaux faisaient cela un peu partout. Or il ne s’agit pas de migrateurs, ces oiseaux en général ne volent que dans un rayon de quelques kilomètres. Il ne pouvait donc s’agir d’une communication entre eux. Malgré tout, le nombre d’oiseaux qui perforaient l’opercule des bouteilles de lait devenait de plus en plus élevé, et on a commencé à s’intéresser à ce phénomène parce qu’il correspondait probablement à un cas de résonance morphique.

L’habitude, une fois acquise en Grande-Bretagne, s’est répandue dans d’autres pays du nord : au Danemark, en Suède, aux Pays-Bas, où l’on trouve une espèce d’oiseau assez semblable. En 1940, aux Pays-Bas, la livraison du lait à domicile a été interrompue par la guerre et l’occupation allemande, et elle n’a été reprise qu’en 1948. Par ailleurs ces oiseaux ont une durée de vie de 3 ans. Les oiseaux de 1948 ne connaissaient donc pas les oiseaux d’avant-guerre. Or dès que la livraison du lait à domicile a recommencé aux Pays-Bas, on a vu réapparaître cette habitude chez les oiseaux. N’ayant pu être transmise physiquement, cette habitude ne semble pas dépendre de la mutation génétique mais plutôt d’une transmission de caractère.

Ce ne serait pas une question de mutation de gènes, ce serait quelque chose qui se produit partout et qui se transmet de manière invisible. Ces idées aux implications profondes vont nous permettre de comprendre l’héritage et l’évolution, ainsi que la mémoire.

Tout d’abord quelques bases théoriques à propos de la mémoire. La résonance morphique dépend de la ressemblance, de la similarité. Plus un schéma d’activité vibratoire est semblable à un schéma précédent, et plus la résonance sera importante.

Si vous vous posez la question de savoir quel organisme a été le plus semblable à vous-même, la réponse sera justement… vous-même. Chaque organisme est un peu ce qu’il était dans le passé. La résonance la plus spécifique qui agit sur un organisme est en fait l’organisme de son propre passé. L’auto-résonance est la résonance morphique la plus importante pour un organisme adulte.

Au royaume de la forme, cette auto-résonance nous permet de maintenir la forme d’un organisme même si les composés chimiques et les cellules qu’il contient changent constamment. Au royaume du comportement, par contre, l’auto-résonance signifie que les organismes peuvent s’adapter à leur propre schéma d’activité, à ce qu’ils étaient dans le passé, et à y avoir accès grâce à la résonance morphique.

Lorsque vous vous asseyez dans votre voiture et que vous conduisez, vous entrez en résonance avec toutes les autres fois où vous avez conduit une voiture. Vous ne vous souvenez pas consciemment de tous ces moments, mais toute l’expérience que vous avez acquise se manifeste à travers la mémoire inconsciente, et ceci est dû à la résonance morphique.

En d’autres termes cela veut dire que la mémoire n’est pas vraiment stockée dans le cerveau. La mémoire n’est pas une vidéocassette, elle serait plutôt analogue à une télévision qui ajuste son programme a ce qui s’est produit dans le passé, sur la base de la similitude. Le transmetteur, c’est vous-même dans le passé.

L’influence de la résonance morphique implique une idée de temps et pas seulement d’espace. Cette idée que la mémoire ne se trouverait pas dans le cerveau peut paraître choquante pour certains. En effet, pour la plupart, nous avons été élevés dans l’idée que la mémoire se trouve dans le cerveau, et nous l’avons accepté comme un credo. Les chercheurs ont passé des décennies à essayer de localiser le siège de la mémoire dans le cerveau et ne l’ont jamais trouvé.

L’expérience classique consiste à apprendre à un animal une nouvelle tâche et à examiner ensuite une partie de son cerveau pour essayer de voir où a pu se loger la mémoire. S’il ne s’en souvient pas, vous vous dites que la mémoire se trouvait dans la partie qui a été enlevée. Sans son cerveau, le rat ne peut plus rien faire, ce qui amène à la conclusion que le cerveau est utile ! Mais on peut leur retirer 60% du cerveau, quelle que soit la région supprimée, les rats, une fois remis de l’opération, peuvent encore parfois accomplir ce qu’ils avaient appris. Tant qu’il leur reste un peu de cerveau, ils gardent le souvenir de leur apprentissage. Les mêmes résultats ont été obtenus avec d’autres animaux malheureusement sacrifiés sur l’autel de la science, tels que des singes et des chats.

Du fait que la mémoire n’a pu être localisée dans telle ou telle partie du cerveau, l’approche conventionnelle consiste à dire que la mémoire stocke ses informations dans plusieurs endroits, un peu comme un hologramme. Mais elle n’envisage jamais la possibilité que la mémoire ne se trouve pas dans le cerveau. C’est pourtant à mon avis l’interprétation la plus simple, la plus évidente. Il n’est pas davantage possible de trouver des traces de mémoire des choses qui se sont produites, que de trouver des traces dans la télévision de tous les programmes que vous auriez pu voir la semaine précédente.

Des changements peuvent évidemment se produire dans le cerveau, résultat de ce que vous avez appris. Mais les conséquences de la mémoire ne sont pas nécessairement la mémoire. Vous vous demanderez peut-être pourquoi, si la mémoire n’est pas stockée dans le cerveau, des blessures à la tête ou des maladies qui affectent le cerveau peuvent entraîner une perte de mémoire. Dans bien des cas, les mémoires perdues reviennent au bout de quelque temps. Mais dans les cas où elles ne reviennent pas, cela ne prouve pas du tout qu’elles étaient contenues dans le cerveau.

En effet, si je venais chez vous couper quelques circuits de votre télévision, vous ne seriez plus à même de recevoir les images de vos programmes favoris, mais vous n’en conclueriez pas pour autant que ces programmes étaient stockés dans les circuits que j’ai supprimés. On pourrait le croire, puisque si l’on replace le circuit l’image revient ; mais ce serait simpliste. Nous savons très bien que les informations n’arrivent pas de façon matérielle sur votre écran : elles passent par des champs invisibles, des champs électromagnétiques, donc par une certaine résonance. Les éléments matériels de la télévision ne sont nécessaires que pour recevoir l’image et le son. Si l’on change certains des éléments on peut modifier l’émission, mais le stockage des informations n’a pas lieu dans votre poste de télévision.

Si nous pouvons revenir à notre propre mémoire, la récupérer, pourquoi ne pourrions-nous pas nous adapter à celle des autres ? Le fondement de ma théorie est que chaque espèce possède une mémoire collective selon laquelle se développent sa forme et son comportement. L’être humain ne fait pas exception. Nous avons accès à une mémoire humaine collective. Cette idée n’est pas nouvelle, elle existe déjà, et sa forme la plus connue est celle de l’inconscient collectif dont Jung a parlé. Il en a parlé comme d’une mémoire collective, mais il n’a pas été à même d’expliquer comment elle fonctionnait. C’est la raison pour laquelle les idées de Jung ne sont pas prises au sérieux par les chercheurs et les scientifiques orthodoxes. Bien qu’un grand nombre de psychologues pensent que cette idée est utile et qu’elle s’appuie sur des éléments empiriques, dans le milieu des sciences mécanistes Jung est considéré comme un hérétique marginal non crédible. Mais si l’on arrive à prouver la résonance morphique, alors les idées de Jung deviennent centrales pour la psychologie.

Si l’idée d’inconscient collectif n’existait pas, il aurait fallu l’inventer. Je pense qu’en général, de façon inconsciente, on se réfère à la mémoire de millions, de centaines de millions de gens du passé. Nous nous « branchons » sur eux.

En certaines occasions il est possible de se brancher sur la mémoire d’une personne particulière dans le passé. Ceux à qui cela arrive ont alors la mémoire d’une vie précédente bien spécifique. Je crois qu’il y a des preuves assez convaincantes montrant que certaines personnes peuvent se rappeler des incidents survenus dans des vies précédentes, incidents véridiques dont ils n’auraient pu se souvenir sans la mémoire collective. Ces preuves sont d’ailleurs impressionnantes et le professeur Stevenson de l’Université de Virginie s’est beaucoup penché sur ces cas.

Lorsque les gens discutent de ce genre de preuves, ils y apportent deux types d’interprétation. Il y a les matérialistes qui disent que c’est tout à fait impossible, que Stevenson est fou, que ces preuves n’ont aucune valeur, et il y a ceux qui croient à la réincarnation et qui affirment que ce genre de preuves en est la confirmation.

Quant à moi, je propose une troisième interprétation qui nous permet d’éviter ces deux extrêmes. A travers la résonance morphique il est possible de se brancher sur la mémoire de personnes qui ont vécu avant nous — ce qui ne prouve pas que nous soyons cette personne ni obligés de parler de réincarnation.

Si la mémoire n’est pas stockée dans le cerveau, cela a d’importantes implications dans des domaines qui sont à la limite de la science et de la religion. Les matérialistes pensent que l’esprit est un aspect du cerveau, et c’est pourquoi ils adhèrent à cette idée que la mémoire est stockée dans le cerveau. Ils pensent que toute la mémoire disparaît au moment de la mort et qu’il n’y a aucune forme de survie pour la conscience, l’inconscient ou la mémoire personnelle. Ils éliminent ainsi toutes les théories traditionnelles de la survie de l’âme, etc.

Maintenant, si la mémoire ne se trouve pas dans le cerveau, la situation est tout à fait différente. Et toutes les discussions traditionnelles sur la nature de la survie se font dans un contexte différent. La mémoire n’est plus annihilée par le fait que le cerveau ait été endommagé. Ce qui est éliminé, c’est le cerveau en tant que système de branchement physique. Mais si une partie de la personnalité peut se brancher sur une partie non matérielle du cerveau, alors peut-être pouvons-nous continuer à avoir accès à nos mémoires après la mort physique. Cette idée de résonance morphique laisse ouverte cette question de la survie, sans la résoudre, tandis que les théories matérialistes et les théories traditionnelles veulent clore la question.

Cette théorie a beaucoup d’implications. Je ne peux pas vous les décrire toutes, il suffira pour ceux que cela intéresse de lire mes livres. Je voudrais pourtant vous parler de la mémoire sociale, proposer que les champs morphiques ne sont pas seulement organisés pour structurer les organismes individuels mais des sociétés entières d’organismes.

Chez les termites et les fourmis par exemple, qui sont des animaux sociaux complexes, les insectes, individuellement, ont un champ morphique qui régit l’ensemble et qui contient une mémoire apparente, une mémoire héritée de la résonance morphique du passé de cette même colonie d’insectes, de la même façon que les bancs de poissons agissent comme un seul organisme dont le champ morphique incorpore tous les individus. On peut dire la même chose lorsque des oiseaux en vol tournent en même temps, changent ensemble de direction comme s’il s’agissait d’un seul organisme.

Tous les phénomènes sociaux sont régis par les champs morphiques et les sociétés humaines ne font pas exception. Je crois que les structures et les fonctions de la société humaine peuvent être considérés comme des aspects de champs morphiques spéciaux. Et c’est le schéma sous-jacent de ces groupes humains qui crée la conscience et l’inconscient, la mémoire consciente ou inconsciente du groupe.

Toutes les sociétés ont essayé de communiquer avec les ancêtres, de se souvenir des morts au moyen de rituels qui peuvent aussi raviver d’anciens événements. La messe chrétienne par exemple représente une reconstitution de ce qu’a vécu le Christ ; même chose pour le dîner du Thanksgiving aux Etats-Unis qui rappelle le premier dîner de nos pères et mères immigrés quand ils ont posé le pied en Amérique du Nord. Les rituels relient les gens avec ceux qui les ont précédés, ce sont des mémoires conscientes.

Les rituels, aussi divers soient-ils de par le monde, ont une caractéristique commune : ils sont extrêmement conservateurs. Les gens disent que pour qu’un rituel soit opérant il faut le pratiquer exactement comme il l’a été par le passé. C’est pourquoi les langues liturgiques sont en général conservatrices. Dans les rituels hindous on utilise le sanscrit; dans les églises coptes d’Egypte la liturgie s’accomplit dans l’ancienne langue; dans les églises russes la messe se chante en slavon ancien; tout récemment encore dans les églises catholiques la messe était en latin. En participant à ces rituels, les gens se relient à tous ceux qui les ont accomplis avant eux. Cette croyance est à la base de la notion de communion des saints, selon laquelle ceux qui participent à la messe chrétienne font partie d’un groupe très large qui englobe non seulement les vivants mais les morts.

Pourquoi ces caractéristiques conservatrices sont-elles tellement communes dans les rituels ? Il n’y a aucune raison à cela d’un point de vue matériel, sinon, apparemment, une superstition aveugle. Mais du point de vue de la résonance morphique, cela a un sens, car plus le déroulement actuel du rituel est semblable à celui du passé, plus le passé deviendra présent, plus les participants actuels seront reliés à ceux qui avaient accompli avant eux ces rituels.

Je vous donne cet exemple du rituel pour vous montrer comment cette notion de résonance morphique nous permet de comprendre un grand nombre de phénomènes : depuis la formation des cristaux jusqu’à l’établissement des rituels. Elle nous permet de comprendre comment les habitudes, les schémas se répètent dans la nature.

La résonance morphique n’explique pas comment de nouveaux schémas se créent. Il est évident que si tout était simplement répété rien n’aurait changé et le monde entier se serait installé dans des séries d’habitudes. Mais l’évolution tient compte d’une interaction entre les habitudes et la créativité. Nous sommes des êtres d’habitudes, mais malgré elles de nouvelles idées, de nouveaux schémas voient le jour. Nous connaissons tous l’interaction des habitudes et de la créativité dans nos propres vies. A mon avis, cette interaction est à la base du processus d’évolution.

Pour la créativité il nous faut trouver un autre modèle théorique que la résonance morphique. Il existe de nombreuses théories de la créativité et toutes ces théories sont compatibles avec la théorie de la résonance morphique. Les deux principes de la résonance morphique et de la créativité sont en interaction constante, une interaction qui est à la base à la fois de la vie physique de l’homme et de l’évolution cosmique.

Je voudrais terminer en vous précisant qu’il ne s’agit là que d’une théorie qui devra être testée par l’expérience. En attendant, elle nous permet de comprendre que les idées traditionnelles aussi ne sont que des théories. C’est une théorie de dire que les lois de la nature sont fixées à tout jamais, une théorie de dire que la mémoire est contenue dans le cerveau. Trop souvent nous croyons que certaines théories sont des faits établis, simplement parce qu’un grand nombre croit, mais toute théorie peut être erronée. La question reste donc ouverte.

Bibliographie :

Rupert SHELDRAKE :

Une nouvelle science de la vie, Ed. du Rocher

La mémoire de l’univers, Ed. du Rocher

Rupert Sheldrake Docteur en biochimie (Cambridge). Directeur d’études en biochimie et biologie cellulaire. Membre de la « Royal Society »