Robert Linssen
Comment jouer son rôle sans s'identifier? (Questions et Réponses)

Voilà une question fondamentale qui mérite une réponse approfondie. La grande difficulté pour nous tous consiste, en effet, à jouer notre rôle dans l’existence quotidienne sans nous identifier au personnage qui s’incarne dans ce rôle. Tout, dans les événements courants, tend à renforcer en nous ce personnage. Le milieu, la famille, nos relations d’affaires nous définissent comme ce personnage et le considèrent avec autant de réalité que très malheureusement nous nous considérons nous-mêmes.

(Revue Être Libre Numéros 164-166, Septembre-Novembre 1959)

QUESTION : Comment puis-je jouer mon rôle dans l’existence quotidienne sans m’identifier au personnage que j’assume ? Ne dois-je pas rejeter l’image que je me fais de moi-même ?

REPONSE : Voilà une question fondamentale qui mérite une réponse approfondie. La grande difficulté pour nous tous consiste, en effet, à jouer notre rôle dans l’existence quotidienne sans nous identifier au personnage qui s’incarne dans ce rôle. Tout, dans les événements courants, tend à renforcer en nous ce personnage. Le milieu, la famille, nos relations d’affaires nous définissent comme ce personnage et le considèrent avec autant de réalité que très malheureusement nous nous considérons nous-mêmes.

Mais il n’a jamais été question, ni dans l’enseignement du Zen ni de Krishnamurti de « rejeter » l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Ce serait une solution de fuite, une politique « d’autruche » qui ne résoudrait rien. Ceci aboutirait simplement à un autre processus d’isolement qui se trouve précisément à l’origine du malentendu fondamental de notre existence.

Le grand art consiste à vivre dans les circonstances particulières tout en étant libre d’elles. Il nous faut être pleinement adéquat aux données de chaque instant, être pleinement attentif aux formes, aux singularités de chaque moment, tout en étant libres d’elles. Ceci est simple mais très ardu.

Krishnamurti lui-même le reconnaît souvent. Cette façon de vivre exige de notre part une attention de tous les instants, une continuelle vigilance que très peu ont la force et le courage d’exercer.

Il ne s’agit donc pas de rejeter l’image que l’on se fait de soi-même et que d’autres renforcent constamment lors de nos contacts avec eux. Il ne s’agit pas de détourner nos regards du personnage que nous avons l’habitude de jouer dans le jeu ou le drame de la vie. Ce qu’il faut c’est l’aborder avec une attention soutenue. Il est nécessaire de voir comment s’est constitué ce personnage. Comment à chaque instant il se renforce, il se grossit de son propre passé par ses mémoires accumulées. Il nous faut, au cours des faits banals de l’existence quotidienne, découvrir comment notre « moi » s’empare de ces faits, pour s’identifier à eux, pour s’associer à chaque instant à quelque chose ou à quelqu’un. Il nous faut dénoncer en nous cette tendance fondamentale du « moi » : la tendance à vouloir devenir quelque chose et la pente fatale d’un processus d’accumulation. Nous ne  conjuguons jamais le verbe « Etre », mais nous sommes prisonniers du verbe avoir. Avoir, avoir toujours plus. Que ce soit dans la matière ou l’esprit, peu importe.

Il nous faut donc découvrir au cours de nos relations de chaque jour, pourquoi et comment nous assumons un personnage.

Certains ont la certitude que la fonction la plus essentielle de leur existence réside dans le fait d’assumer ce personnage.

Ceci est profondément absurde et en un certain sens enfantin.

Croyez-vous réellement qu’il soit nécessaire de nous penser, de nous objectiver continuellement, de nous éprouver avec tant d’avidité ou de passion pour que l’existence soit possible et, dans ce cas le jeu de la vie devient réellement un drame, un drame sans aucune issue possible. Aucune issue n’est possible pour ceux qui se limitent volontairement, que cette volonté soit consciente ou inconsciente.

Mais elle est, hélas, souvent inconsciente.

Croyez-vous réellement que pour être original et créateur, il soit nécessaire de se penser comme tel, de camper un personnage imaginaire que l’on s’efforce d’incarner. Ne croyez-vous pas qu’au contraire, notre originalité, notre unicité, ou ce que Sartre appellerait notre « singularité propre », s’exprimeraient avec bien plus de force et de spontanéité, si nous ne leur surimposions pas continuellement nos concepts, nos idées.

En fait, c’est là que réside l’un des miracles du Zen ou de Krishnamurti : l’homme qui cesse de se protéger, en qui s’arrête le processus mental ordinaire, n’aboutit pas à un état informe, infra-intellectuel.

Au contraire. La vie s’exprime en lui et fait apparaître sans son intervention personnelle, et plutôt grâce à la cessation de celle-ci, un sens de création extraordinaire, une originalité pleinement vivante, harmonieuse, s’exprimant dans la joie.

Souvenons-nous de cette phrase du Tao : « Laisse l’Empire du Réel être Sa propre loi en toi… Rien ne restera inachevé ».

Il est donc possible d’être dans le monde, de vivre la vie du monde en étant libre de lui. Il est possible d’être parmi les formes, de vivre la vie des formes tout en étant libre d’elles. Mais tout ceci est réalisable à la condition que tout en ayant les pieds bien à terre, nous ayons le cœur et la tête parmi les cieux. Non ces lieux lointains, hypothétiques et vagues des théologiens, mais des cieux qui sont ici même. Non des cieux qui sont extérieurs à nous et aux choses et aux êtres, mais des cieux qui sont notre être même, qui sont aussi l’être même de tous les êtres et de toutes les choses. Et ils le sont constamment, à chaque seconde. Ils sont là, continuellement là. Nous n’avons qu’à les voir, nous n’avons qu’à écouter le langage qu’ils nous parlent constamment. Car, bien entendu, ils nous parlent constamment, que nous le voulions ou non, dans la zone d’un grand silence que nous portons en nous au delà du vacarme de nos propres pensées et de nos agitations multiples.

Il est donc possible de vivre le grand silence des profondeurs au cœur même du vacarme et des agitations de surface, car pour celui qui sait, il n’y a plus ni profondeurs, ni surfaces, ni grand silence, ni agitations. Il n’y a qu’une chose, une chose suprêmement belle, indestructible, émergeant perpétuellement au delà de ce qui vit et qui meurt biologiquement : cette chose ne peut être nommée mais nous la portons en nous. Mieux, nous la sommes : c’est la Vie.

L’existence quotidienne et mondaine n’est pas en dehors de cette Vie. Mais ceux qui ont eu assez d’intelligence et d’amour pour s’ouvrir à Elle (c’est-à-dire pour se connaître pleinement) ont du monde une vision toute différente de celle qui nous est familière. Ils jouent le jeu, mais ils sont libres de lui, libres de masques et des comédies qui se déroulent. Ensuite, et surtout, ils ne peuvent plus se faire les complices d’habitudes destructrices ou négatives. Ils deviennent à leur tour, qu’ils le veuillent ou non, les ferments qui hâteront l’éclosion d’une ère nouvelle, l’ère où les « moi-entités » seront dénoncés dans les comédies qu’ils se jouent, l’ère de la plénitude de la vie pressentie par les grands maîtres de tous les temps.

QUESTION : Vous parlez d’une unicité individuelle et d’une originalité créatrice d’une part, et, d’autre part, vous préconisez la cessation de l’activité mentale qui semble être un facteur indispensable à la genèse de l’unicité individuelle.

REPONSE : L’erreur que nous commettons la plupart réside précisément dans le fait que nous sommes en général convaincus que l’activité mentale personnelle est indispensable à la genèse de l’unicité individuelle. Nous croyons que pour être créateurs « nous » devons penser « notre » création. Nous nous imaginons que pour être réellement originale, notre vie individuelle doit être pensée, objectivée.

En fait, il y a deux sortes d’originalité, ou si vous voulez, il existe deux sortes de singularités. D’abord la plus courante, celle que nous côtoyons tous les jours : la singularité boiteuse et contradictoire du « moi ». Celle-ci est la résultante de tous nos désirs, de toutes nos pensées, de nos avidités et de notre ignorance. Cette singularité, nous la pensons et repensons à chaque instant. Elle se construit essentiellement dans la peur, dans la tension d’un processus d’autoprotection en quête d’isolement constant.

Nous en sommes tous victimes. Mais il existe heureusement une autre singularité : la moins connue, la plus extraordinaire et cependant la plus naturelle qui soit. Cette singularité ne s’édifie pas dans la peur. Elle n’est pas l’aboutissement d’un processus d’autoprotection. Elle ne se « pense » pas elle-même. Elle n’a pas besoin de s’objectiver continuellement pour s’assurer qu’elle existe et s’affirmer sans cesse. Cette singularité est celle que la Vie détermine en nous. Elle n’est pas statique, inerte.

La singularité qui dérive de nos tensions, de nos peurs, de nos pensées incessantes est en réalité statique, boiteuse, inerte…

La singularité qui se manifeste en nous lorsque nous ne pensons pas dans une attitude accumulatrice ou auto-identificatrice est celle de la Vie. Là se situe l’un des plus grands mystères de l’existence.

Pour tenter de l’expliquer, nous pourrions comparer l’ensemble de la Vie universelle à une grande symphonie. Dans cette grande symphonie, nous avons chacun une note particulière. Mais les caractères d’originalité, de créativité, d’unicité continuellement changeants de cette note, ne se révéleront qu’à partir de l’instant où nous cesserons de vouloir surimposer à l’originalité première, que nous destine la Vie, l’originalité artificielle que tend à nous suggérer notre activité mentale.

Donc ne croyez pas qu’il soit nécessaire pour être créatif de se penser créatif. Ne croyez pas que pour être original dans le plus haut sens du terme, il soit nécessaire de faire appel aux registres mémoriels de l’activité mentale. Ceux-ci ne nous donneront que des caricatures de l’originalité que la Vie nous destine.

Et que ceux qui sont déçus par cette réponse ne déduisent pas hâtivement qu’elle est absurde et contient une dénonciation pure et simple de toute activité mentale. Attention ! Nous n’avons jamais enseigné une telle chose. De même qu’il y a deux singularités, une fausse (celle du moi qui se pense constamment et s’objective) et une vraie (celle que la Vie fait apparaître en nous), de même il existe deux activités mentales. D’abord la fausse, celle dont nous sommes tous victimes. Cette activité mentale fonctionne pour son compte propre. Ce qui n’était qu’une simple fonction revendique la nature d’une entité. C’est l’usurpation à laquelle la pensée procède en nous tous. Ensuite il existe une activité mentale naturelle et saine : celle qui est simplement commandée par les faits, dépouillée de tout choix, purement adéquate aux circonstances non accumulative, impersonnelle.

L’expérience vivante des libérés vivants, ayant dépassé les limites de l’égoïsme humain, nous prouve que loin d’être confondus dans une catégorie ou un ensemble absolument unique, monotone, amorphe, tous sont au contraire imprégnés de cette originalité. Le rayonnement de leurs œuvres a continué pendant des siècles et influencé toute l’humanité. « La mort à soi-même », dont parlent certaines écritures, ou la cessation de l’activité mentale ordinaire, n’aboutit pas à l’incohérence, ni à la monotonie.

Cette expérience constitue au contraire l’état d’éveil le plus intense qui puisse être, état dans lequel se fondent les plus hauts sommets de l’intelligence et de l’amour.

QUESTION : En somme, nous devons cesser de penser ?

REPONSE : Non. Là n’est pas du tout le problème. Pourquoi voudrions-nous cesser de penser ? Parce que la pensée nous dérange et parce que nous avons compris intellectuellement le caractère inévitablement malheureux de ses aboutissements et de ses conditionnements. En somme, nous pensons qu’en rejetant la pensée « nous » pourrions acquérir une paix durable. « Nous » ne pouvons acquérir, dans notre optique familière, que ce qui se trouve dans le champ de notre esprit ou ce qui sera prochainement édifié par nos propres efforts dans ce champ. Or, tout cela est très fragile, limité, faux.

Le problème ne consiste pas à vouloir dominer notre activité mentale, mais au contraire à saisir, sur le vif, au moment même de celle-ci, quelles sont les forces obscures et apparemment irrésistibles qui la font apparaître. Nous pourrons alors voir, sentir et comprendre à la fois que l’activité mentale qui nous est familière n’est qu’un processus d’isolement. Elle n’est qu’un stratagème émanant des couches profondes du « moi » pour s’affirmer, pour durer, pour continuer.

En disant que « vous devez cesser de penser », vous perdez de vue le « moi » qui décide cette cessation, le « sujet » qui, en infligeant cette discipline, loin de disparaître, finira au contraire par s’affirmer.

Un penseur indien, le Maharishi, demanderait immédiatement « Qui » a décidé de supprimer les pensées ? Et pourquoi ?

QUESTION : Il faut en somme penser à l’Unité ?

REPONSE : Il ne « faut » rien. Supprimons cet impératif. Mais lorsque nous disons, « il ne faut rien », gare aux malentendus ! Les paresseux, les inertes s’emparent immédiatement d’une telle réponse pour ne rien faire, dans un sens de rien absolu. Il n’y a rien à faire, au sens accumulatif que nous donnons à ce terme. Il y a plutôt à défaire.

Rendez-vous compte que l’on ne pense pas à l’Unité. Devenez conscient du fait que si vous pensez à l’Unité ce n’est pas l’Unité à laquelle vous pensez mais simplement l’évocation d’un mot, le mot Unité, enrobé dans un contenu mental plus ou moins nébuleux, vibrant à travers une émotionalité esthétique ou mystique mineure, qui ne résout rien, mais vous endort. On ne pense pas à l’Unité. L’Unité EST.

Nous la sommes, mais nous ne le savons pas. Et nous ne le savons pas précisément dans la mesure où l’activité mentale nous accable de ses agitations. Penser l’unité, c’est nier l’Unité. Penser à Dieu, c’est nier Dieu. Penser l’unité, c’est nier l’unité… Pourquoi ? Parce que le propre de toute pensée familière est d’être un acte d’isolement. Tâchons de nous pénétrer du contenu immense de cette vérité enseignée par Krishnamurti : « Toute pensée est l’expression d’un acte d’isolement ». Pour « Etre », il n’est pas besoin de penser, surtout si notre pensée se trouve dans l’état d’identification où se trouvent tous les êtres humains. Il est très difficile de se délivrer de l’habitude que nous possédons tous de vouloir continuellement penser, objectiver.

Alors qu’il parlait à un groupe de jeunes aux Indes, Krishnamurti insistait sur cette Unité qui ne peut être pensée. « Lorsque vous voyez l’immensité du ciel étoilé, leur disait-il, ne vous situez pas mentalement dans la position du sujet observateur qui se dit : je ne suis rien devant une telle grandeur ». Vous êtes tout cela. Il s’agit là d’un jugement de valeur subjectif, conditionné par le rapport de notre taille à celui de l’Univers. Nous restons ainsi prisonniers du dualisme. L’état d’intégration nous échappe. Mais l’expérience de cet état d’être ne peut être pensée. Et ceci n’implique nullement son impossibilité ou son inexistence. « Nous serons tout cela » dès l’instant où nous aurons pris conscience de la fonction d’isolement du processus mental et des mobiles qui font apparaître cette fonction d’isolement.

QUESTION : Je ne comprends pas la raison pour laquelle l’activité mentale est une fonction d’isolement.

REPONSE : Pour comprendre la fonction d’isolement de chacune de nos pensées, nous sommes dans l’obligation d’envisager le problème du temps.

Il est nécessaire d’envisager les quatre caractères fondamentaux de l’activité mentale ordinaire, c’est-à-dire des pensées telles qu’elles se présentent dans l’esprit de tous les êtres conditionnés.

1° La pensée est l’expression d’un désir de continuité fondamental du « moi », dont elle est un élément constitutif;
2° Cette continuité du « moi » possède un caractère de singularité absolument unique, se référant à la somme des expériences du passé qui est différente pour chaque individu;
3° La pensée est toujours comparative et se réfère à ce qui a été passé, enregistré. Elle n’est jamais totalement neuve;
4° Les trois caractères précédents de continuité, de singularité, de comparativité, lui confèrent les propriétés d’une fonction d’isolement.

Reprenons le premier point : la pensée est l’expression d’un désir de continuité du « moi ». « Sans la pensée », nous dit Krishnamurti, « le moi n’est pas ». Le moi aspire, soit consciemment soit inconsciemment à s’éprouver comme une entité continue. Cette aspiration provient de son identification avec le temps. Nous voilà dans l’obligation immédiate d’examiner le problème du temps.

Il existe deux sortes de temps : d’abord le temps chronologique, celui qu’enregistrent les montres, et ensuite le temps psychologique. Le temps psychologique est entièrement subjectif, c’est-à-dire qu’il n’est que notre interprétation personnelle du temps chronologique.

Ce temps psychologique, essentiellement différent et relatif pour chaque individu, varie suivant son hérédité, sa constitution.

Le temps vécu dans l’euphorie s’écoule plus rapidement que celui qui est vécu dans la souffrance. Un mois pour un enfant de cinq ans semble infiniment plus long que pour un adulte de 50 ans.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti, « Commentaires sur la Vie », page 240 :
« Si nous voulons vivre, le temps chronologique est aussi nécessaire que les saisons. Mais y a-t-il un temps psychologique ou n’est-ce qu’une commodité illusoire de l’esprit? Il n’y a certainement que le temps chronologique, et tout le reste n’est qu’une illusion…  Le temps est nécessaire pour aller prendre le train, mais la plupart des gens utilisent le temps à des fins psychologiques. Nous avons conscience du temps lorsqu’il y a un empêchement  à notre réalisation. Le temps est l’espace compris entre ce qui est et ce qui devrait être ou sera. »

Le drame pour nous est là : nous sommes incapables de voir ce qui est. Nous sommes incapables de conjuguer le verbe être. Nous ne pouvons être tout simplement et vivre la plénitude de la seconde qui passe. Si nous étions entièrement suspendus à l’acuité de l’instant, nous serions instantanément délivrés du temps psychologique et nous constaterions immédiatement que notre activité mentale n’est rien d’autre qu’une habitude d’identification et d’accumulation avec le temps chronologique.

Krishnamurti nous demande, en effet, « Commentaires sur la Vie », page 251 :
« La pensée n’est-elle pas le produit du temps? Le savoir est la continuation du temps. Le temps est continuation. L’expérience est savoir, connaissance, et le temps (psychologique) est la continuation de l’expérience en tant que mémoire. Le temps en tant que continuation est une abstraction et la spéculation est ignorance. L’expérience » est mémoire et l’esprit est la machine du temps. L’esprit est le passé. La pensée est toujours du passé; le passé est la continuation du savoir. Cette continuation de la mémoire, du savoir est la conscience. »

Nous voyons ici à quel point Krishnamurti insiste sur le fait que nos pensées sont entièrement le résultat du passé. Toute pensée a été provoquée par une expérience sensorielle appartenant au passé. Les caractères de tous ces phénomènes, leur intensité, les émotions qu’ils ont suscité sont entièrement subjectifs et dépendent de notre nature propre, tant psychologique que physique. Il y a donc en nous une somme d’expériences qui se grossit d’instant en instant, au, fur et à mesure que nous voyons, que nous entendons, que nous sommes en contact physique ou psychologique avec les êtres et les choses. Cette somme d’engrammes ou d’enregistrements possède un caractère de plus en plus unique. Elle est d’une singularité absolue. Voici pourquoi nous avons insisté sur le caractère unique, sur le sens d’isolement du « moi ».

Chacune de nos pensées, de nos émotions, chacun de nos actes émanant de cette arrière plan particulier, porte dès le début des caractères spécifiques de singularité et renforcera par conséquent le sentiment de notre distinction du monde extérieur, de notre opposition par rapport au milieu, de notre isolement.

Chaque moment de la pensée n’est pas à lui seul un facteur d’isolement. Il s’inscrit dans un processus d’isolement fondamental, plus continu, plus permanent, auquel il se surajoute. Chaque pensée s’ajoute, avons nous dit, à l’immense passé du « moi » et l’histoire de ce passé est absolument différente pour chaque être humain. Nous avons tous eu des expériences absolument uniques du fait qu’elles se sont déroulées avec des êtres déjà doués de leur singularité propre et que notre approche de ces êtres a été conditionnée par la singularité qui nous était particulière.

Reprenant le troisième point, nous disions que la pensée était essentiellement comparative. Nous voyons ici à quel point se trouve engagé le processus du temps, car on ne peut en effet comparer un état qu’à des états antérieurement expérimentés. Pour mesurer ou apprécier quoique ce soit, l’aide de grandeurs de bases préalablement fournies est toujours nécessaire.

Il est très important que nous devenions conscients du processus de « devenir » continuel dans lequel nous sommes enlisés, ce processus de « devenir » étant en opposition radicale avec l’Etre. Le temps chronologique est l’expression du rythme de l’Etre dans un Eternel présent sans continuité, sans désir et sans choix. Le temps psychologique au contraire est entièrement façonné par le mirage du « vouloir devenir quelque chose », du vouloir avoir, avoir toujours et toujours plus.

Je suis pauvre et je veux devenir riche. Tout ceci implique le temps et la comparaison. D’abord la conscience que j’ai d’être pauvre, même si j’ai le sentiment de l’éprouver actuellement, n’est qu’un résidu du passé. Que ce passé soit d’une minute ou d’un an peu importe. Ensuite j’ai vu, autour de moi, des personnes plus aisées. Mon mental est pris au piège d’un processus de comparaison. Ainsi naît l’avidité. Le cliché mental me représentant et me ré-évoquant constamment les gens plus riches que moi, appartient aussi au passé. En raison de ces deux éléments du passé, d’abord la prise de conscience de ma pauvreté, ensuite la comparaison avec d’autres personnes plus riches, un processus d’avidité naît en moi. Je veux également être riche. Ceci me plonge plus que jamais dans l’avidité de devenir, dans les tensions impliquées en vue de réaliser la richesse que je veux obtenir. Nous perdons de vue que sous-jacent à toutes ces démarches et ces agitations du « moi », qui se souvient et compare, il y a le processus du temps.

C’est le caractère comparatif de la pensée qui lui confère sa plus grande fonction d’isolement. Si je suis envieux, j’éprouverai cette envie d’une façon absolument personnelle par rapport à des objets ou des personnes particulières. Ceci dépendra de la façon dont j’aurais pu être frustré, soit dans ma plus tendre enfance, soit récemment. Si le processus de l’envie, de l’avidité, est unique pour tous les êtres humains, la façon dont il se manifeste en tant qu’obsessions mentales, en tant qu’images, en tant que contenus émotionnels, est absolument unique à chaque individu. Ainsi se poursuit et se renforce l’isolement du « moi », dont l’activité mentale est responsable.

Si j’aime et si je suis jaloux, deux aspects se révèleront dans la crise qui me déchire. D’abord un aspect général, celui qui est commun à tous les êtres qui aiment et qui sont jaloux, ensuite un aspect particulier, celui des images particulières représentant en mon esprit la physionomie de l’être aimé et celle de l’éventuel rival, dont la vision me hante. Ces images sont purement personnelles. Leurs caractères de singularité sont indéniables. Elles constituent les suprêmes facteurs d’isolement de l’activité mentale.

Si nous analysons plus profondément les raisons de nos angoisses, nous y verrons toujours intimement lié le problème du temps.

Parce que je suis incapable de vivre pleinement le temps chronologique où s’exprime la plénitude de l’Etre, d’instant en instant, je me laisse prendre au piège du temps psychologique, je recherche dans d’autres ou à travers d’autres le bonheur que je pourrais trouver en moi-même. Comme je n’ai pas ce bonheur actuellement, je le projette dans le futur, j’attends, j’espère, je lutte pour conquérir. Que ce soit un objet, la fortune, un être humain ou une acquisition morale, peu importe. Nous découvrons toujours l’expression du verbe « avoir », avoir toujours plus, avoir pour demain, avoir dans la continuité du temps avec l’espoir que le temps nous apportera la réalisation de nos vœux.

Nous voyons donc que l’activité mentale ordinaire est bien une fonction d’isolement. Il est très important de nous en rendre compte afin de ne plus être victime de ses stratagèmes.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti, « cette continuation de la mémoire, du savoir » est la conscience. Le « moi » n’est rien d’autre qu’une somme énorme d’actes incomplets.

Si nous sommes en contemplation devant un soleil couchant, le temps chronologique s’écoulera spontanément sans que notre mental construise un temps psychologique. Dans les moments de profonde communion, où le « moi » et le mental sont absents, nous frôlons l’éternité qui se recrée d’instant en instant.

C’est à partir de l’instant où nous somme avides, où nous attendons quelque chose, que le temps « psychologique » apparaît dans toute la vigueur que lui confère notre mental.

Pendant la contemplation du soleil couchant (si celle-ci était adéquate), il n’y avait pas d’identification mentale avec le temps, pas de comparaison. Chaque seconde se suffisait dans la plénitude de l’Etre.

Mais dès l’instant où nous attendons quelque chose, nous tournons le dos à l’Etre, au présent et à toutes ses richesses. Le temps psychologique apparaît avec ses servitudes, ses tensions, ses luttes stériles.