Robert Linssen
Comment être conscient des mobiles sans les nommer ? (Questions et Réponses)

Peut-être faut-il nommer pour être conscient au sens habituel du terme. Mais si nous parlons de la conscience intégrale qui nous intéresse, il ne faut justement pas nommer. Nommer signifie, de notre point de vue, un abaissement de la conscience à ses niveaux les plus inférieurs et dégradés : le niveau verbal. Par rapport à la conscience intégrale, le fait de nommer n’est presque plus de la conscience. La conscience au seul niveau verbal est relative, précaire, corrompue, endormie. Cette conscience est relative, car elle est en relation avec quelque chose de particulier. Elle est exclusive. Et par ceci nous ne sous-entendons pas que l’Eveillé ne puisse percevoir les choses particulières. Au contraire, Il les voit suprêmement, car il est libre de toute identification, de toute fixation, de tout choix.

(Revue Être Libre, Numéro 222, Janvier-Mars 1965)

Q. — Vous dites qu’il est important d’être conscient des mobiles de nos actes. Mais comment être conscient de ces mobiles sans les nommer, puisque être conscient c’est précisément nommer ?

R. L. — Peut-être faut-il nommer pour être conscient au sens habituel du terme. Mais si nous parlons de la conscience intégrale qui nous intéresse, il ne faut justement pas nommer. Nommer signifie, de notre point de vue, un abaissement de la conscience à ses niveaux les plus inférieurs et dégradés : le niveau verbal. Par rapport à la conscience intégrale, le fait de nommer n’est presque plus de la conscience. La conscience au seul niveau verbal est relative, précaire, corrompue, endormie. Cette conscience est relative, car elle est en relation avec quelque chose de particulier. Elle est exclusive. Et par ceci nous ne sous-entendons pas que l’Eveillé ne puisse percevoir les choses particulières. Au contraire, Il les voit suprêmement, car il est libre de toute identification, de toute fixation, de tout choix.

Retenons enfin et surtout ceci qui est fondamental : la conscience véritable n’est pas la conscience de « quelque chose ». La conscience de quelque chose est une conscience oppositionnelle. Elle implique la dualité du sujet et de l’objet. Elle évoque tout un contexte de conditionnements multiples et réciproques. Cette conscience est une conscience de contrastes. Elle exige des contours définis, des comparaisons, des références à des a priori.

Une telle conscience n’est qu’une caricature de l’Eveil. L’Eveil n’est pas comparatif, ni déductif, ni inductif. Il n’est pas un résultat.

Il ne se prépare pas. Il ne se triture pas. Il est totalement étranger aux habiles manipulations du mental analytique, de l’intérêt et du calcul.

Sa loi est la spontanéité.

La conscience de celui qui nomme est corrompue. L’automatisme de verbalisation qui nous pousse irrésistiblement à nommer, nous indique à quel point nous sommes prisonniers du temps, de la continuité.

L’automatisme de verbalisation est le pire ennemi de l’Eveil. Il assure et protège la continuité d’un passé mort. C’est la marche stérile du « Connu au connu », dont Krishnamurti dénonce avec raison et énergie la médiocrité. Cette marche du « connu » au connu, au cours de laquelle nous n’avançons que timidement, munis de nos absurdes certitudes, est empreinte de la corruption de la continuité.

Ne nous y trompons pas et surtout ne l’oublions plus : tout ce qui est continu porte l’empreinte de l’habitude, de la répétition. Ainsi que l’exprime Krishnamurti : « tout ce qui est continu emprisonne, la continuité est l’essence de toutes les corruptions ». Et l’instrument le plus subtil de cette force d’inertie et de cette continuité est l’automatisme de verbalisation. Loin d’être la conscience véritable, comme certains le supposent, il est à l’origine de la condition de rêve généralisé, que le monde actuel considère comme normal.

Nous avons désigné la conscience qui « nomme » comme une conscience endormie. Certains psychologues actuels commencent à l’admettre implicitement. Le professeur Ellenberger nous enseigne que la plénitude de la conscience ne peut être que dans le Présent. Or, toute irruption dans le champ de la conscience d’un mot, d’une catégorie, d’une image doit être considérée comme une manifestation de mémoires passées.

Le problème ne consiste pas à se débarrasser artificiellement de toute mémoire. La mémoire est un processus naturel inévitable. La véritable tâche qui nous incombe consiste à nous délivrer de l’attachement et de l’identification inconsciente avec la mémoire.

Si, en voyant une rose, nous la nommons mentalement comme telle, en vertu d’un automatisme que nous avons dénoncé ailleurs, si nous la classons dans une catégorie et la comparons à d’autres roses, vues antérieurement, nous nous référons à tout un contexte de données antérieures, profondément imbriquées dans la structure de notre mémoire, de nos engrammes cérébraux et de toutes les identifications, de tous les automatismes psychologiques et affectifs qui y sont liés.

La totalité de la conscience est, au contraire, dans le Présent.

Elle ne se réfère plus à aucun passé et ne dépend d’aucun point de repère, ni de noms, ni de formes.

A ce moment, l’intensité de conscience est telle qu’elle ne permet plus au mental de se laisser envahir et dominer par des sensations.

Q. — Cela signifierait-il que les pensées sont des sensations ?

R. L. — Evidemment. Chaque pensée est une sensation qu’utilise l’instinct de conservation du « moi » pour durer, pour trouver aliment et consistance. Cette force associative d’inertie et d’avidité, de durée, de puissance, de continuité est désignée par le terme « Tanha » dans le Védanta et le Bouddhisme.

Q. — Nous avons compris ce que vous nous dites, mais comment, du point de vue pratique, être conscient sans nommer ?

R. L. — C’est en fait à la fois très simple et ardu. Si nous réalisons l’attention fondamentale qu’un problème aussi important requiert, nous pouvons vivre le mouvement responsable de l’agitation mentale. Nous pouvons saisir sur le vif la poussée qui fait apparaître la pensée. Vivre un mouvement n’est pas une théorie. C’est un fait vivant. Ceci est très différent de l’attitude de celui qui dit « je pense que ma pensée est en mouvement ».

Nous approchons ici d’un des axes du problème. En effet, la plénitude de la conscience est intimement liée à la plénitude du mouvement. Mais il ne s’agit plus ici d’un mouvement relatif de translation (ce qui serait dérisoire), mais d’un mouvement de création.

La découverte d’un mobile profond ne résulte donc pas d’une analyse mentale. Il est d’ailleurs impossible d’analyser sans mot, sans tout un ensemble de paramètres, d’a priori, de valeurs conventionnelles préalablement établies et codifiées.

La découverte d’un mobile, profonde de pensée, se fait par l’expérience vivante et non mentale du mouvement ou de la pulsion qui est à l’origine de ce mobile même. Nous pouvons vivre, éprouver sans pensée, dans une perception qui n’est plus dualiste, qui fait apparaître toutes nos pensées, nos mots, nos images. Cette poussée n’est autre que le désir de continuité du « moi ». Elle est l’expression d’un instinct de conservation.

Lorsque cette poussée est perçue intégralement et non mentalement (nous insistons sur ce paradoxe : une perception intégrale n’est pas seulement mentale), cette poussée tombe d’elle même. Nous réalisons le lâcher prise du Zen. Il y a en nous, à cet instant même, mutation, création soudaine, totale, merveilleuse. Mais ceci est encore des mots que nous devrons oublier.

Q. — Mais comment être attentif sans pensée. A chaque instant de nouvelles idées se présentent dans le champ de notre esprit ?

R. L. — Précisément, c’est au moment même de leur apparition qu’il faut saisir sur le vif la poussée profonde qui les fait surgir. Cette poussée est un mouvement. Un mouvement est un fait vivant. La perception d’un mouvement n’est pas nécessairement une pensée. Les orientaux, les maîtres du Judo, du Tir à l’Arc le savent fort bien. En Judo, un mouvement pensé est un mouvement raté.

Répétons-le : la véritable lucidité est une lucidité sans idée. Elle ne peut être que sans idée. Elle est même directement proportionnelle à notre absence d’idée. Les processus de l’idéation ne sont que la continuation par vitesse acquise de vieux processus d’habitudes, nous plongeant de plus en plus dans l’esclavage du « moi », jusqu’à nous rendre tellement épais, lourd et complexes, que nous n’avons plus la capacité d’être disponibles au jaillissement créateur de la Vie.

Il est donc très important de saisir sur le vif les pulsions, ou mouvements-réflexes, qui font apparaître l’incessant cortège de nos images mentales, quelles qu’en soient la nature. Que nous pensions à notre auto, à nos projets de voyage, à un ami, à une femme ou à la conscience cosmique, peu importe.

C’est toujours penser. Ce ne sont toujours là que des mots, des images, des sensations, des agitations, dont se sert le vieil homme en nous pour s’affirmer, pour s’éprouver en tant qu’entité pour continuer.

Q. — Mais comment être à la fois attentif à la vie extérieure et à la vie intérieure ?

R. L. — La réponse à cette question est intimement liée aux autres.

Il est évident que si ce n’est que « vous » qui êtes attentif à la vie extérieure, il « vous » est difficile d’être attentif à la vie intérieure.

Mais faites attention : ceci est très important. Dans l’attention de l’Eveil authentique, ce n’est pas « vous » qui dirigez votre attention dans telle direction, en évitant de la diriger ailleurs.

Ce que vous appelez « vous », en tant que singularité spécifique, n’est en somme qu’un faisceau d’habitudes mémorielles faites de mots, d’identifications affectives, un faisceau de tendances psychologiques fixées à certains points privilégiés. Or, l’attention vraie et totale est absente de toute fixation privilégiée, elle est libre de toute mémoire, de toute identification, de tout passé.

Les Eveillés nous suggèrent précisément de vider notre « moi » de toutes ses accumulations, de ses identifications, non par un acte de discipline, mais de compréhension. Au cœur de ce « moi », vidé de ses identifications, de ses préférences personnelles, de ses répulsions, de ses choix, de ses disciplines, de ses avidités, il ne reste finalement qu’une attention impersonnelle, suprêmement lucide. En fait, nous accédons à ce que les Eveillés du Zen désignent par Mental Cosmique (mais qui ne doit pas être considéré à un « état » semblable aux « états » qui nous sont familiers).

Jamais une telle attention « se » demande comment être attentive, comment se diriger vers ceci ou cela. Elle EST attention suprême, se jouant de nos distinctions, oppositionnelles de sujet et d’objet, d’observateur et d’observé, il ne reste de l’homme qu’un corps physique, vivant mieux que jamais la plénitude de ses automatismes biologiques et physiologiques, car ceux-ci ont retrouvé leur signification véritable. En dehors de ce corps, il n’y a plus de processus de reconstruction d’un « moi » psychologique, il n’y a plus d’association psychologique. Il peut éventuellement penser. Mais pour lui, cette pensée n’est plus complice d’un instinct de conservation quelconque. Dans la perspective de l’Eveil, chaque pensée apparaît adéquatement aux circonstances, sans pour autant donner lieu à une identification ou un attachement subjectif.