Comment vivent les trappistes (1977): propos de Luc Bérimont

Nous sommes obligés d’être négatifs les uns par rapport aux autres pour nous défendre. Nous sommes obligés de nous blinder. D’ailleurs c’est l’image même de notre société avec toutes ses machines ; nous sommes enfermés dans nos carapaces, comme des langoustes, mais qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? Peut-être une immense faiblesse, un immense laisser-aller par rapport à l’essentiel. Il me semble que dans ce monde du non, une « centrale du oui » est plus qu’indispensable. Et comme je crois que les ondes cérébrales doivent agir sur l’univers, je crois que c’est là l’utilité des moines.

(Revue Question De. No 21. Novembre-Décembre 1977)

Luc Bérimont (1915-1983) était poète. Il a tourné un film pour la télévision chez les trappistes de l’abbaye de Soligny. Ce film « Aujourd’hui La Trappe » lui a donné l’occasion de partager pendant 10 jours la vie quotidienne des trappistes. Il livre ici ses réflexions et impressions personnelles, traçant des moines qu’il a rencontrés des portraits tout subjectifs mais bien vivants.

Michèle Reboul, de son côté, après plusieurs séjours à la Trappe de Tamiers, a bien voulu ajouter quelques précisions concernant la règle cistercienne.

C’était la première fois que nous étions admis à pénétrer en clôture avec des caméras. Nous avions tous de la Trappe une idée romantique. La Trappe, c’est surtout Soligny, la maison mère, l’abbaye que Rancé réforma au XVIIe siècle, celle où Bossuet se retirait en retraite. Il y a l’allée Bossuet dans la forêt environnante qui horde l’abbaye. On en est resté à cette idée du trappiste qui creuse sa tombe, des trappistes qui se croisent en bordure d’un étang sinistre en disant « Frère, il faut mourir ». La Trappe c’est tout simplement le nom du pays, car le village s’appelle Soligny-la-Trappe.

Autrefois, la règle du silence était absolue ; maintenant, les trappistes sont des gens qui échangent des paroles ou des dialogues pour les besoins du travail, car ils travaillent toujours, et il y a autant de travaux différents que de moines. Par exemple frère Maxime (qui est, dans la hiérarchie, juste en dessous du père abbé) est électricien ; il est là-bas depuis trente-cinq ans. Il était électricien à quatorze ans, d’un milieu modeste ; il est arrivé à la Trappe vers vingt-deux ans et il est resté électricien. Il a monté les premières installations électriques de la Trappe, et maintenant il les modernise. Il sonorise la chapelle, les appels, la chaire dans laquelle est faite la lecture quotidienne pendant les repas au réfectoire.

D’autres moines sont fermiers, éleveurs : La Trappe possède l’un des plus beaux troupeaux de vaches et de bœufs ; les éleveurs normands viennent le regarder. Les moines ont un domaine agricole extraordinairement moderne. La traite est électrique ; le fourrage est rentré avec des appareils sophistiqués. Ils font du fromage, des laitages, de la pâte de fruits avec les fruits du domaine.

Il y a un endroit qui m’a beaucoup choqué, c’est l’atelier de gravure. Il est automatique : une espèce de machine travaille jour et nuit à reproduire des images saintes (Vierge, saint Benoît, etc.) que l’on vend ensuite à l’entrée.

On trouve donc parmi les trappistes des frères laitiers, des frères confiseurs, des frères sculpteurs, ceux qui s’occupent des poules et ceux qui sont jardiniers mais on trouve aussi — et c’est pourquoi je disais qu’il y a autant d’occupations individuelles que de moines —, on trouve aussi dans la bibliothèque un moine qui n’en sort pratiquement jamais. Il garde ses soixante-dix mille volumes, et il est absolument pris dans ce silence. Il y a aussi le moine qui s’occupe des novices (qui est un ancien jésuite).

Tous les trappistes sont en bleus de travail dans l’abbaye ; ils ne mettent leur coule que pour prier. Aux cuisines, il est évident qu’ils ne travaillent pas en coule, ils sont en blue-jean comme tout le monde, avec un chandail ou une chemise à manches courtes. On rencontre par exemple un jeune barbu très sympathique qui arrive à vélo, en bleu et en bottes de caoutchouc et qui dit : « Mon Révérend Père, est-ce que je peux aller chercher du sel à L’Aigle parce que le foin est mouillé et risque de pourrir ? » Le père abbé répond : « Très bien, vous en avez pour combien de temps ? Pour la matinée ? Bon ! regardez s’il n’y a pas d’autres courses à faire. — Entendu, merci mon Révérend Père », et il s’en va. Il demande la permission car la règle cistercienne exige le retrait et la solitude. De plus, le père abbé doit à tout moment savoir où sont les moines.

Sous les combles, on rencontre de vieux moines en train de fabriquer des sandales. Ailleurs le plus vieux des trappistes de Soligny, avec des lunettes de fer, qui est un ancien marin breton, c’est l’ancêtre, c’est l’aîné ; il a 88 ou 89 ans. Il coud des chaussons et il parle comme parle un pêcheur breton ; il vous raconte « sa » Bretagne ; il en a d’ailleurs des photos devant sa machine à coudre. A côté de lui, un autre moine coupe des draps, un autre les repasse, parce que naturellement il faut faire marcher l’hôtellerie où passe beaucoup de monde. Les invités sont traités exactement comme on traiterait des invités chez soi, avec de la viande et des vins.

Le noviciat, les vœux, la règle de vie

Les trappistes à Soligny sont quarante à l’heure actuelle (1977). J’ai assisté à l’arrivée d’un novice. Un garçon de vingt ans environ, extrêmement sympathique, tenant à la main un sac en plastique, un sac comme on en donne dans les magasins quand vous allez faire vos courses ; il avait là sa brosse à dents, une paire de sandales, un peu de linge de corps, c’est tout. Il était déjà venu plusieurs fois, mais cette fois-ci, il venait demander à faire le noviciat. On lui a dit oui, et on l’a remis entre les mains du père ancien jésuite dont je vous parlais tout à l’heure. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui peut amener un garçon comme vous — il était étudiant en droit à Rouen —, à notre époque, ici à la Trappe ? » Il m’e dit : « Je suis ici à cause d’un manque. Je suis ici à cause d’un vide. Je ne crois pas que la Faculté puisse remplir ce vide-là. Maintenant, est-ce que je vais pouvoir rester ? C’est autre chose. » Le père qui s’occupe des novices me disait que chez les moines, on avait une grande peur des pseudo-mystiques. Des illuminés, des garçons qui viennent là en croyant que c’est la bonne planque et qu’ils vont enfin trouver la paix. Il est bien évident qu’il y a tout un courant de la jeunesse actuelle qui tend à amener là des garçons de vingt ans. Tout le courant écologiste, par exemple. Les trappistes n’en veulent pas non plus. Ceux qui veulent entrer à la Trappe, on les reçoit, on les intègre, on parle avec eux et on juge au bout de deux ans comment ça s’est passé.

Un vœu surprenant : celui de stabilité

Ils sont alors admis à prononcer leurs premiers vœux. Puis ils restent encore trois ans. C’est très long. Aucune fiançaille humaine, aucun engagement ne sont aussi longs. Leurs vœux sont chasteté, humilité, pauvreté, obéissance et stabilité. Un vœu que j’ignorais, la stabilité. C’est la promesse de vivre et de mourir dans le monastère où on est entré. Et le monastère est considéré par chacun d’eux et ça je l’ai très bien senti comme une famille. Une famille humaine. Une famille spirituelle aussi. Ils sont attachés affectueusement à chacun de leurs frères. Il se produit ce qui se produit naturellement dans toutes les communautés : des frictions, des conflits humains à arbitrer, car cette espèce de cohabitation constante ils n’ont pas le droit d’être seuls est très dure. Ils doivent toujours vivre en communauté.

Les trappistes doivent toujours vivre en communauté

Le dortoir en est une bonne illustration : c’est une suite de couchettes isolées par une mince cloison. Le lit : une planche de bois sur laquelle il y a un matelas et un traversin. Chaque moine est donc « collé » à son voisin. Il y a une autre chose qui est très dure, c’est de se coucher à 8 heures et demie, en été comme en hiver.

Ils se lèvent à 3 heures et demie pour le premier office qui, à mon avis, est le plus beau, car à ce moment-là, toute la communauté est rassemblée. Aux autres moments de prière de la journée, il y en a toujours un qui est quelque part.

Le père portier, lui, doit rester à la porte. C’est un homme assez étonnant. Quand on appelle quelqu’un qui est aux champs, le père portier prend une espèce de trompe de chasse, il sort, il corne. Il a un code : deux longues, trois brèves, c’est pour le vacher. Ça l’amuse beaucoup d’ailleurs, il rit aux éclats. Car les moines sont très gais, ils ont beaucoup d’esprit. Par exemple je parlais de Rancé dont je voyais le portrait à côté des bacs où cuit la pâte de fruits et je dis au moine : « Vous croyez que Rancé ne se retourne pas dans sa tombe quand il se voit comme ça à côté de la pâte de fruits ? » Il me répond : « Boof, il était déjà tellement confit en dévotion. » Il y en a un autre qui chassait le lion en Afrique. Il était missionnaire   je l’ai filmé, sur une échelle en train de couper la vigne vierge qui envahit un chéneau           et il nous raconte son histoire de lion.

C’est un peu la blague de toute l’abbaye : « Il raconte son histoire de lion au monsieur ! »

HORAIRE DE LA VIE TRAPPISTINE

Les trappistes orientent toute leur vie vers Dieu et l’amour des hommes en Dieu. Leur journée se partage entre l’Opus Dei (la messe, les 7 offices, la prière personnelle, etc.) ; la Lectio Divina, c’est-à-dire la lecture de la Bible, des commentaires des Pères, ou tout travail intellectuel qui se veut éclairement de la foi, la lecture étant vue comme une méditation, une prière ; et le travail manuel, grâce auquel la communauté est autonome et peut accueillir tout homme, croyant ou pas, dans une très fraternelle hospitalité.

L’horaire est pour le moine, et non le moine pour l’horaire.

Celui de la prière officielle (et aussi des repas et du repos) est quasi immuable.

En revanche. celui du travail, de l’étude, de l’oraison peut varier selon les nécessités communautaires ou personnelles.

Un moment inoubliable : 40 hommes qui se taisent ensemble

Il faut dire qu’ils sont très accueillants, très fraternels, très chaleureux. On est reçu avec une amitié fantastique. Vraiment on se sent chez soi et, quand on part, on pleure presque, on s’embrasse. « Vous revenez quand vous voulez, vous savez la vie, on ne sait pas ce que ça peut-être, vous avez toujours ici une chambre, vous avez toujours un lieu où vous savez que vous pouvez venir, où vous serez toujours accueilli, vous serez toujours chez vous. » Et il n’est pas question d’argent. On paie si on veut. On donne ce que l’on veut ou ce que l’on peut. On fait partie de cette espèce d’énorme communauté. On se sent pris en charge. Cela me faisait demander au père abbé s’il n’y avait pas pour les moines, quelquefois et malgré tout, une certaine façon d’être heureux matériellement, déchargé d’un certain nombre de soucis. On peut se poser la question. Et ils avouent d’ailleurs volontiers que c’est un danger. Ils ne sont pas là pour ça, bien sûr. Ils sont là pour quoi ? Ils sont là pour l’unité intérieure, pour se trouver eux-mêmes dans une sorte d’espace désertique, pour s’appréhender soi-même, pour arriver non seulement à se rencontrer mais à se centrer. Se centrer à mort ou à vie éternelle sur soi-même, pour ensuite s’ouvrir aux autres. C’est là leur véritable démarche. C’est la démarche de la respiration, l’inspiration, l’expiration : on ouvre, on ferme le diaphragme, c’est simple et je pense que c’est comme ça qu’il faut le comprendre.

Les moments les plus positifs pour moi sont les moments communautaires. Il y a un moment fantastique, c’est la fin de chaque office : le père abbé commande la méditation collective. Mais après les chants, après le rituel, la communion, chacun s’agenouille dans sa stalle, prend sa tête entre ses mains, s’enveloppe, s’enroule dans sa coule et tout le monde se tait. Et ces quarante hommes qui se taisent « ensemble », c’est presque quelque chose d’insupportable. Le père abbé m’a dit : « Je sens un moment où ce silence n’est plus possible et c’est le moment où j’ordonne d’arrêter. » Et voilà peut-être le côté positif d’une communauté d’hommes, comme ça, retirés dans cette espèce de monachisme rural, comme ils l’appellent (car ils opposent le monachisme rural ou monachisme citadin). Chacun choisit son monachisme. Eux ont choisi d’être seuls dans les bois ou dans les champs.

TRAPPISTES ET CISTERCIENS

Monachisme  -> Bénédictins  -> Cisterciens  -> Trappistes

a) IIIe-IVe siècle : monachisme. Retraite au désert, prière, travail agricole : saint Antoine, Macaire, etc. Certains moines vivaient solitaires (monos, moine, veut d’ailleurs dire seul), d’autres formaient des communautés autour d’un père spirituel ou abba (d’où vient le nom d’abbaye) et suivaient la règle de vie qu’il leur enseignait.

b) VIe siècle : saint Benoît compose une règle* pour son monastère du mont Cassin, au sud de Rome, et cette règle s’étend à de nombreux monastères, en tant que synthèse particulièrement réussie de la tradition commune.

c) XIe-XIIe siècle : réforme de la vie bénédictine, en particulier grâce à saint Bernard, abbé de Clairvaux (1091-1153).

En effet, d’abord marginaux, les monastères étaient devenus des centres, et parfois de véritables villes se formaient autour de leurs communautés, les églises étaient plus riches, les moines s’adonnaient à la copie des manuscrits, aux enluminures, et laissaient à des serfs ou à des métayers le soin de travailler la terre. Or, un groupe appelé cistercien, du nom de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098, se sépara des bénédictins (qui ont gardé, jusqu’à nos jours, leur orientation intellectuelle) afin de retourner aux sources du monachisme de saint Benoît et, par là même, de vivre dans la solitude et d’unir le travail manuel au travail intellectuel.

N.B. Les moines qu’on appelle actuellement « cisterciens », ou de commune observance, sont davantage attirés par les études, et leur fonction est d’enseigner, alors que les trappistes ou cisterciens de stricte observance ont été, jusqu’à ces derniers temps, plutôt « ruraux » ; depuis quelques années cette distinction tend à disparaître, les trappistes, en particulier, unissant de nos jours, de façon égale, les recherches intellectuelles aux travaux manuels (agriculture, élevage, confection de fromages, de pâtes de fruits, etc.).

d) XVIe siècle : réforme par l’abbé de Rancé, fondateur de La Trappe. Aux mêmes raisons qui avaient déjà fait réformer la vie bénédictine et se fonder l’ordre cistercien, s’ajoutent les guerres de Religion et de commende.

« Cette pratique consistait à nommer un abbé non-moine qui, sans gouverner la communauté, touchait les revenus de l’abbaye. Il devait, en principe, assurer aux moines le nécessaire ; pratiquement, il les avait à sa merci**. » Rancé, qui était abbé de la Trappe (la Trappe est un lieu-dit dont le nom provient de trapan, degré, monticule), une fois converti, réforma son abbaye cistercienne ; les vocations trappistines affluèrent, et ce nouveau retour aux sources s’approfondit après 1892, date à laquelle les trappistes et trappistines se différencièrent des cisterciens proprement dits (ceux de commune observance).

M. Reboul

* Voir la Règle de saint Benoît aujourd’hui, choix de textes et traduction par le R.P. Dom Marie-Louis de Haldat (ont été retirés de la règle originale de saint Benoît les chapitres concernant les situations sociales qui n’existent plus : les esclaves et les nobles, la présence des enfants dans le monastère, etc.). Voir aussi Saint Benoît et la vie monastique, par Dom Claude Nesmy et Saint Bernard et l’esprit cistercien, par Dom Jean Leclercq, tous deux au Seuil, collection « Maîtres spirituels ».

** Vie cistercienne, Abbaye de Timadeuc, Imprimerie Centrale de l’Ouest, 1977 (p. 36).

Le rôle des moines dans le monde moderne

Je crois que ces hommes ont un rôle essentiel à jouer dans le monde moderne. Mais j’ai l’impression qu’ils ne le savent pas toujours. Et le monde ne le sait pas non plus. Il y a un mot de Cocteau qui disait : « La poésie est indispensable et je ne sais pas à quoi. » J’ai l’impression que eux aussi sont indispensables, mais je ne sais pas à quoi. Nous sommes dans un univers du non, du refus, un univers de gens négatifs. Eux sont dans un univers positif, dans un univers du oui. Tout le monde dit oui, en riant et en souriant, avant même que vous ayez terminé votre phrase. C’est un retournement de situation. C’est un autre peuple, une autre race. C’est une race positive opposée à une race négative. Nous sommes obligés d’être négatifs les uns par rapport aux autres pour nous défendre. Nous sommes obligés de nous blinder. D’ailleurs c’est l’image même de notre société avec toutes ses machines ; nous sommes enfermés dans nos carapaces, comme des langoustes, mais qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? Peut-être une immense faiblesse, un immense laisser-aller par rapport à l’essentiel. Il me semble que dans ce monde du non, une « centrale du oui » est plus qu’indispensable. Et comme je crois que les ondes cérébrales doivent agir sur l’univers, je crois que c’est là l’utilité des moines.

Retranchement ou adaptation au monde

La question que l’on peut se poser, c’est : Est-il possible de s’abstraire du siècle, de se retirer du siècle ? Je ne crois pas, et mes conversations avec le père abbé, d’ailleurs, me confirment dans cette opinion. Vatican II a tout changé, même en ce domaine. Le père abbé va quelquefois passer un mois à Rome, où se tient la rencontre des supérieurs de toutes les Trappes du monde, car il y en a dans le monde entier — soixante-dix, je crois.

Les moines sont astreints à toutes les lois et les règles humaines. Ils ont, comme ils disent, leur vie à gagner. Leur vie terrestre. Ils paient des impôts, ils votent. Un journal entre tous les jours à la Trappe : la Croix. C’est d’ailleurs le seul. Ils le lisent ensemble ou individuellement.

Je pense qu’ils vont être obligés de s’adapter et de modifier leur règle. Par exemple, autrefois, les femmes n’entraient absolument pas dans l’abbaye, nulle part. Maintenant, ils les acceptent déjà à la chapelle et à l’hôtellerie. J’ai vu des femmes aller communier, qui venaient du village à la messe de 7 heures. Donc les choses sont en train de bouger et doivent bouger. Et ils vont vers une sorte d’ouverture. L’ancienne règle, cette règle de saint Benoît qui est encore toute-puissante, ils ne pourront pas la conserver. A monde nouveau, règle nouvelle. De même qu’ils chantent en français au lieu de chanter en latin. Beaucoup le regrettent. Ils me disaient : « C’était merveilleux, ces espèces de chants latins qui montent en vous, qui vous transportent, cette espèce de grande flamme latine. Maintenant, nous sommes obligés de chanter des textes plus ou moins bien faits. » Ils ont gardé quelques chants en latin comme le Salve Regina… Le père abbé me demande : « Vous ne pourriez pas nous écrire quelques poèmes ?… » Il s’adressait au poète. Patrice de La Tour du Pin, qui était un de mes amis, en a fait quelques-uns, qui sont les plus beaux, d’ailleurs.

Pour beaucoup de moines, chanter en français c’est être coupé de leur source. Ils en souffrent. Mais enfin, ils prennent ça comme une sorte d’expiation. Oui, oui. Ils disent : « Eh bien, tant pis, nous sommes condamnés à ça. » Je pense que leur vie est menacée, mais peut-être pas en profondeur, car, finalement, nous n’avons besoin que d’une chose, d’une âme. L’âme on se la fait, non ? Tout le monde n’a pas une âme. On peut avoir une âme à condition de le vouloir et de se la forger. On peut peut-être aller se faire une âme à Soligny…

Propos recueillis par H. Renard

LIVRES SUR LA VIE MONASTIQUE

Saint Bernard et l’art cistercien, de Georges Duby (Paris, éd. Arts et Métiers graphiques, Flammarion, 1977).

Ceux qui ont tout quitté, moines, moniales et religieux d’aujourd’hui, de Gilbert Ganne (Paris, éd. Plon, 1977).

Le guide des monastères, de Maurice Colinon (Paris, éd. Pierre Horay, 1977).

Amour et silence par un chartreux (Paris, éd. du Seuil, coll. « Le livre de vie », 1977).

Des moines et des hommes, de Ghislain Laffont (Paris, éd. Laffont, fin 1976).

UNE VIE DE SILENCE ET DE PRIERES

La vie contemplative est centrée sur le silence ou écoute de la Parole de Dieu, l’écoute des autres hommes étant elle-même une façon d’écouter Dieu. Les trappistes expérimentent, tout au long de leur vie, ce texte d’Isaac de Ninive :

« Le silence est le mystère du monde à venir. La parole est l’organe du monde présent…

Beaucoup cherchent avidement, mais seuls trouvent ceux qui demeurent dans un silence continuel… Tout homme qui trouve ses délices dans une multitude de paroles, même s’il dit des choses admirables, est vide intérieurement. Le silence t’illuminera en Dieu et te délivrera des fantômes de l’ignorance.

Le silence t’unira à Dieu lui-même…

Plus que toutes choses, aime le silence : il t’apporte un fruit que la langue ne peut décrire. Au commencement, nous devons nous forcer à garder le silence. Mais ensuite, de notre silence même naît quelque chose qui nous attire dans un silence plus profond. Que Dieu te donne l’expérience de ce quelque chose qui naît du silence. Si tu mets ceci en pratique, une lumière inexprimable se lèvera sur toi. »

En plus du silence, qui permet d’être davantage réceptif, la vie des trappistes est fondée sur la vie communautaire, l’entraide. Comme on lui demandait pourquoi les cisterciens vivaient en communauté, l’abbé Isaac de l’Etoile (XIIe siècle) répondit : « Parce que nous ne sommes pas encore mûrs pour la solitude ; et parce que, si l’un de nous tombe, il en trouvera d’autres pour le relever, et ainsi, le frère aidant le frère, se construira sur la hauteur comme une cité puissante et fortifiée ; enfin, parce qu’il est bon et doux pour des frères d’habiter ensemble. » Ce qui se remarque immédiatement chez les trappistes, c’est, en effet, leur bonté, leur douceur, leur force réelle qui vient de leur humilité (la force ne survenant que lorsqu’on a abdiqué toute volonté de puissance, de domination sur autrui) et surtout leur joie, JOIE DE VIVRE L’AMOUR. Saint Bernard écrit :

« L’âme qui n’a pas la connaissance de la vérité ne peut pas être considérée comme vivante, mais elle est encore morte en elle-même ; de même l’âme qui ne possède pas l’amour ne peut pas être considérée comme consciente. La vie de l’âme est la vérité, et la conscience de l’âme est l’amour. C’est pourquoi je ne peux dire comment quelqu’un peut être considéré comme vivant, du moins dans cette vie commune qui est la nôtre, s’il n’aime pas ceux parmi lesquels il vit. »

Qu’y a-t-il de plus beau que de rayonner la lumière, et de plus nécessaire que de permettre à chaque homme, fût-ce le plus enténébré, de reconnaître que la lumière habite en lui et qu’il ne tient qu’à lui d’y être transparent ?

M.R.