Gabriel Monod-Herzen
Conscience et inconscience

En Inde on m’a dit : Dans la quantité illimitée de vibrations sonores possibles nos organes des sens nous font découper un certain nombre d’octaves. C’est encore pire pour la lumière : dans cette immensité infinie des ondes électromagnétiques nous percevons en tout une octave, du rouge jusqu’au violet. Alors, dit cet oriental, vous êtes bien obligé d’admettre que ce que vous voyez est un monde que vous avez découpé dans un monde beaucoup plus ample que vous. Pourquoi voudriez-vous que votre conscience ne soit pas comme votre corps et que vous ayez des lucarnes dans votre conscience comme nous en avons dans notre corps, dans notre sensibilité ? Ce que vous appelez « vie intérieure » n’est qu’un petit aspect d’une réalité qui est totale, qui est universelle, dont nous ne concevons, même intellectuellement, qu’une partie. Le fait de ne pas connaître une chose, même en sciences, ne veut pas dire qu’elle n’existe pas !

(Revue Panharmonie. No 186. Avril 1981)

Compte rendu de la rencontre du 26.11.1980

Choisir comme sujet « Conscience et inconscience », c’est tâcher de résoudre les oppositions apparentes, sources de conflits, afin de pouvoir diminuer ceux-ci. Aussi bien en Orient qu’en Occident, nous portons des jugements sur d’autres en parlant de bien ou de mal. C’est une grosse erreur, les choses sont ce qu’elles sont, vous ne les changerez pas en gros. C’est vous qui faites du bien ou du mal en décidant que telle chose est bien et telle autre mal. Chez les Musulmans par exemple, il est bien d’avoir beaucoup de femmes, comme il est bien chez les Tibétains d’avoir beaucoup de maris. Lequel est dans le bien, lequel est dans le mal ? Ni l’un, ni l’autre. Il dépend de vous d’en faire un conflit. Il faut arriver à trouver la complémentarité des événements que vous appelez « conflits ». Ils sont presque toujours deux attitudes qui représentent les deux faces d’une même chose. Parfois c’est difficile, parfois c’est simple. On ne peut obtenir une diminution de l’agressivité entre des individus ou entre des groupes d’individus que si ceux-ci n’ont pas de conflits intérieurs. Sans cela ils les garderont toujours en eux et sous n’importe quel prétexte ils fabriqueront des conflits pour des choses qui, en réalité, ne le sont pas.

En science c’est la même chose. Il y a cent et quelques années, deux étudiants qui s’appelaient l’un Fresnel et Young, avaient eu l’idée et l’ont démontrée, que la lumière pouvait être une vibration. Une cinquantaine d’années après, quelqu’un a démontré que la lumière pouvait se comporter comme une particule. Est-ce une ondulation ou une particule ? On en est resté sur ces deux points de vue justifiés tous les deux, pendant longtemps, jusqu’à ce que Louis de Broglie ait montré que la particule par excellence, c’est-à-dire l’électron, pouvait se comporter comme une onde. Vous aviez d’un côté une onde qui se comportait comme une particule et de l’autre, une particule qui se comportait comme une onde. Cela a été merveilleux de trouver une expression mathématique qui soit ce qu’on appelle « une fonction d’onde » et que cette fonction d’onde pouvait avoir les propriétés d’une particule. Mais quand on demande à un physicien « Qu’est-ce qui ondule? ». Il n’en sait rien ! Ce genre de chose est fréquent. Nous sommes devant une opposition et il s’agit de trouver la complémentarité.

La découverte de l’inconscient a été une des grandes découvertes de la psychologie en Occident. Elle a suscité des réactions : « Si cet inconscient n’est plus rien du tout, comment pouvez-vous en parler ? ». Or on peut apprendre quelque chose, l’oublier et se le rappeler. Si je me le rappelle, c’est qu’entre temps ce souvenir était quelque part. Je ne peux dire ni sous quelle forme, ni comment, mais il n’est pas absurde de parler d’états psychologiques inconscients et qui n’en soient pas moins réels.

On a donc admis l’inconscient. Puis il y a eu le coup de génie de Freud qui a trouvé une méthode d’analyse pour cet inconscient. Plus tard Jung est allé plus loin en montrant que notre inconscient n’était pas seulement formé par toutes les traces de nos réactions passées, animales et humaines — car cela remonte infiniment dans le passé — mais qu’il y a un inconscient qui n’est pas le résultat du passé. C’est celui qui contient toutes nos aspirations et qui peut diriger nos actions. Il y a donc deux aspects de l’inconscient, celui tourné vers le passé et qui empêche l’être d’avancer, tout en étant satisfait, mais pas heureux ; et celui de ceux qui souffrent matériellement, mais qui constatent qu’il est possible dans l’avenir, d’aspirer vers quelque chose de différent.

Nous savons que nous sommes suspendus entre un passé et un avenir, le véritable Moi est dans le présent et toute la vie consiste à choisir, quand les événements sont devant nous, de quel côté nous irons. Chacun est libre de faire son choix et d’en supporter les conséquences.

En Inde on m’a dit : Dans la quantité illimitée de vibrations sonores possibles nos organes des sens nous font découper un certain nombre d’octaves. C’est encore pire pour la lumière : dans cette immensité infinie des ondes électromagnétiques nous percevons en tout une octave, du rouge jusqu’au violet. Alors, dit cet oriental, vous êtes bien obligé d’admettre que ce que vous voyez est un monde que vous avez découpé dans un monde beaucoup plus ample que vous. Pourquoi voudriez-vous que votre conscience ne soit pas comme votre corps et que vous ayez des lucarnes dans votre conscience comme nous en avons dans notre corps, dans notre sensibilité ? Ce que vous appelez « vie intérieure » n’est qu’un petit aspect d’une réalité qui est totale, qui est universelle, dont nous ne concevons, même intellectuellement, qu’une partie ? Le fait de ne pas connaître une chose, même en sciences, ne veut pas dire qu’elle n’existe pas !

Notre conscience, avec son côté conscient et son côté inconscient, n’est qu’une conscience partielle. Lorsque nous sommes endormis, nous n’avons plus la même conscience que lorsque nous sommes éveillés.

Durckheïm m’a raconté une expérience extrêmement intéressante qu’il a faite. Il a été frappé d’apprendre que les cosmonautes doivent subir une épreuve beaucoup plus dure qu’une épreuve physique : on les enferme seuls pendant un certain temps dans une pièce totalement obscure où il n’y a aucun écho, aucun son, aucune différence de température. La plupart des individus craquent après un certain temps. Alors Durckheïm a construit une chambre identique en tous points et il s’y est enfermé. Mais comme il est un homme qui a suivi une discipline bouddhiste zen pendant des années et qui continue toujours (il a 84 ans et il est presque aveugle), il a eu l’expérience suivante : au début il ne s’est rien passé, il était tranquille, il attendait. Et puis, après un grand moment, il a eu des visions, il a vu des paysages, des individus semblables à ceux de la Grèce antique. Il les a contemplés bien calmement et les visions s’étant arrêtées, il a fait l’expérience du vide total, d’une conscience absolument claire, parfaitement éveillée, parfaitement concentrée, sans rien, sans forme, sans rien qui rappelle les organes des sens. Il est arrivé à cette fameuse expérience du vide total qui est un état non pas d’inconscience, mais de superconscience. Cela nous montre expérimentalement qu’il y a en nous une unité de conscience indépendante de tout ce qui est autour et de toutes les formes dans lesquelles elle peut se manifester. Il doit y avoir une « conscience en soi », celle que Mataji appelle « la Conscience Absolue » dont nous ne sommes pas conscients et qui est dans notre inconscient.

Jung avait pensé à un « inconscient collectif » dont il disait qu’il constituait un monde qui est un. Oui, il y a une grande unité consciente dans laquelle nous découpons un petit quelque chose.

Durckheïm disait : « Je ne sais pas d’où cela venait, je ne l’ai pas recherché, cela peut venir d’une vie antérieure, cela peut venir de mon imagination, de souvenirs, de lectures ou de conversations, tout est possible ! Ce qui est important, le reste est secondaire, c’est que je peux être parfaitement conscient sans formes, sans couleurs, sans sons, sans rien ». Autrement dit, il avait touché ce que Jung appelle le « Soi », c’est-à-dire le centre même de sa conscience. Là alors la fameuse opposition conscient/inconscient n’existe plus, mais nous atteignons un Absolu qui est conscient, comme le dit Mataji.

Une participante : Un absolu de néant ?

M. Monod-Herzen : Ah non ! puisqu’il y a conscience. Vous appelez cela néant puisque nos organes des sens ne fonctionnent pas. Il n’est pas du tout dit que nos organes des sens puissent tout savoir.

Un participant : Nous sommes très limités au niveau de la conscience visuelle, auditive, olfactive. Chacun de nous a une vision qui lui est propre. Mais comme les sens ne peuvent pas fonctionner tous en même temps, la véritable conscience serait d’arriver à absorber tout l’univers environnant par tous les pores de notre peau…

M. Monod-Herzen : C’est impossible, nous sommes sous une forme limitée, non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Un astronome disait : « Dans notre galaxie il y a des milliers d’étoiles en dehors de la nôtre. Toutes envoient des rayonnements lumineux que nous pouvons voir et d’autres qui ne sont pas lumineux. Mais nous savons qu’il y a des émissions de rayons. Entre mes deux doigts il y a un point, tous ces rayonnements passent là en ce moment (entre les doigts), car les murs ne les arrêtent pas, mais nous n’en savons rien ! ». Il y a néant que si vous vous limitez à vos sens. A partir du moment où vous les privez de toutes sortes d’excitations, c’est un néant relatif.

La physique ne peut pas nous dire ce qu’est le Réel, ni ce qui ondule dans les fonctions d’ondes, malgré le désir des scientifiques de faire une grande théorie unitaire du monde, c’est-à-dire quelque chose qui englobe une seule loi, un seul élément avec lequel on puisse justifier la construction du monde tel que nous le voyons. Einstein a passé les quinze dernières années de sa vie à tenter de le faire sans y réussir. Depuis, un chercheur a fait une théorie unitaire qui est complète ; mais il n’y a pas englobé la conscience. La conscience de l’auteur n’existe-t-elle pas ? Et celle du lecteur ? Ne font-ils pas partie du monde ? On ne peut pas séparer la conscience du corps. En occident nous n’avons pas de théorie unitaire qui laisse une place à la conscience. Alors j’ai eu l’idée de demander à des Indiens qui ont suivi le chemin contraire en admettant au départ un postulat que la Réalité est une : « Quels sont les caractères de cette Réalité ? ». A mon grand étonnement ils m’ont répondu. J’en ai parlé l’été dernier avec Mataji. Voici ce qu’ils m’ont dit : « La Réalité-Une existe évidemment, une existence qui ne dépend pas ni du moment, ni de l’endroit. Elle existe en soi. Mais elle doit être de nature consciente, de même qu’elle est de nature existante. Et puis, il y a quelque chose d’autre dans la vie que l’existence de la conscience. Lorsque vous avez pleine conscience de réussir quelque chose, vous éprouvez une certaine félicité, une certaine forme de bonheur intérieur, de sentir que vous êtes précisément quelque chose de complet. Donc il doit y avoir dans ce Réel un côté de félicité. Vous avez les trois aspects de Brahman : Sat-Chit-Ananda (Être-Conscience-Félicité). C’est la définition de la Réalité dans la mesure où l’esprit humain peut l’exprimer par des mots. Là alors nous voyons que nous sommes de petits êtres limités, mais dans un ensemble qui ne l’est pas ».

Alors comme conséquence pratique, du côté des physiciens, ces fameuses ondes qui constituent en somme toute la matière que nous connaissons, ne pourraient-elles pas correspondre non seulement à l’existence, mais peut-être même à une certaine forme de conscience ? Et ne pourraient-elles pas devenir conscientes ? Je m’explique : nous admettons que la lumière puisse être à la fois particule et ondulation. Ces ondulations inconnues qui nous servent à faire les fonctions d’ondes, ne pourraient-elles pas avoir un côté physique qui leur donne l’aspect particulier ondulatoire, et un côté conscience ? Cela me paraît intéressant comme point de départ de réflexion et même utile du côté pratique, justement parce que cela n’est pas un néant, notre ignorance n’est pas un néant, elle est notre ignorance.

Réponse à une question : Il y a des communications de consciences constantes entre nous, mais en dehors du domaine conscient extérieur. Il y a des tas de choses qui nous pénètrent, non par les sens, mais directement comme des ondulations. Nous les recevons, elles nous remuent un peu, mais nous ne le savons pas. Nous sommes faits de pièces et de morceaux qui sont découpés par nos organes des sens et nos possibilités physiques, dans une grande Réalité qui est une et unique. On doit pouvoir élargir la conscience aussi bien que l’on peut augmenter la rapidité des doigts sur un piano. Vous savez que physiquement on n’a jamais pu expliquer la rapidité du jeu d’un pianiste.

Lorsque Durckheïm a séjourné au Japon pendant la guerre, expulsé par Hitler, il a voulu apprendre le tir à l’art. On l’a mis à deux mètres d’une cible, il a tiré, le Maître ne lui disait rien, mais de temps en temps il tirait en même temps que lui. Un beau jour il s’est rendu compte qu’il ne pouvait suivre son Maître que s’il prenait sa respiration à un moment déterminé du mouvement. C’était cela qu’il fallait faire, il devait le trouver tout seul. C’est tout le fond de l’enseignement oriental : « L’archer, la flèche et le but ne font qu’un ». Si vous avez conscience de leur unité, le corps fera ce qu’il faut pour que la flèche aille là où elle doit aller. Cela se passait dans un hangar peu éclairé. Durckheïm dit à son Maître : « Si ce que vous dites est exact, on ne devrait pas avoir besoin d’éclairer la salle ? » — « Allez éteindre la lumière », répondit le Maître et dans l’obscurité il tira une flèche. Par le bruit que cela fit on entendit qu’elle avait touché la cible. Le Maître tira une deuxième fois et le bruit fut un peu différent. On alluma la lumière. La première flèche était au milieu de la cible et la deuxième avait coupé la première en deux ! Il y a des élargissements de conscience qui ont des effets concrets sur notre être lui-même. Nous en avons des exemples chez les artistes.

On raconte que Beethoven reçut un jour la visite d’une dame qui venait de perdre son enfant dans des conditions particulièrement affreuses. En entrant elle fondit en larmes. Beethoven, l’ayant fait asseoir, se mit au piano et joua pendant une demi-heure. La dame, après avoir séché ses larmes, repartit. Personne n’avait dit un mot. C’était quelque chose de concret. Vous voyez comme les deux côtés peuvent s’assimiler.

L’ennui, c’est qu’en Occident nous voudrions trouver l’unité en démontant les éléments que nous connaissons pour ne trouver qu’un seul morceau ou peut-être deux, une brique avec laquelle on puisse construire une seule maison. Le malheur est que jusqu’à présent nous avons trouvé trois cents particules élémentaires. Comment avec cela retrouver l’unité ?

Devant un événement nous pouvons avoir deux sortes de connaissances, une connaissance rationnelle et une connaissance par la sensibilité. Ne faudrait-il pas renvoyer la sensibilité dans l’inconscient pour que le conscient soit pleinement rationnel ? Ou inversement ? Einstein disait que la base de son activité il l’avait trouvée en jouant du violon. Mais évidemment, ensuite, il fallait démontrer ce qu’il avait trouvé.

La conscience a une limite, mais elle peut s’ouvrir. La grande question, c’est d’être capable de l’ouvrir tout en gardant sa personnalité. Puisque l’un est séparé de l’autre que par notre nature individuelle, on peut arriver à considérer le conscient et l’inconscient comme étant deux complémentaires. Ce n’est que par l’expérience que vous pouvez développer votre conscience. Cela n’a pas d’importance que vous vous trompiez, l’expérience ratée est celle qui vous enseigne le plus. Celle qui réussit ne fait que confirmer ce que vous savez.

Une participante : La vision des mystiques, l’inspiration des artistes, seraient une sonde qui pénètre jusqu’à la conscience cosmique ?

M. Monod-Herzen : C’est une capacité de recevoir dans notre système actuel qui est formé du mental, du vital et du physique, quelque chose qui est à notre disposition dans la limite où nous sommes capables de le laisser entrer. Car, comme le disait quelqu’un : « Je vous demande d’apprendre à penser moins, à sentir moins, car quand la maison est pleine, on ne peut y mettre des meubles nouveaux ! ». Il n’est pas dit que Durckheïm, une fois sorti de sa chambre, n’ait pas eu des idées et des sentiments qu’il n’avait pas avant son expérience. Dans notre vie concrète, en dehors de nos méditations, on voit se manifester le résultat du travail intérieur qui a été fait. C’est bien une ouverture dans ce sens qui change les frontières entre le conscient et l’inconscient. Le monde n’est pas irréel, comme le disent les Bouddhistes, il est réel, mais il n’est qu’une petite partie du Réel et, si nous voulons, la dimension de cette petite partie, peut augmenter.

Une participante : Donc l’individu qui ne perçoit qu’une facette de la Réalité, peut arriver à sa perception dans sa totalité, puisqu’il la contient lui-même ?

M. Monod-Herzen : C’est le yoga ! Si vous arrivez à l’union (yoga signifie union) de votre conscience individuelle avec son principe qui, lui, réside dans l’Absolu, tout est à votre disposition. La communion avec l’Absolu est possible. Le yoga n’est pas quelque chose que l’on fait, c’est un état de conscience.