Henry P. Stapp
Conscience et valeurs dans l’univers quantique

La théorie quantique de la conscience, même si elle se trouve encore dans une phase de formulation rudimentaire, est de loin plus naturelle que les approches fondées sur la physique classique. Dans la physique classique l’activité cérébrale est décrite par une collection de variables spatio-temporelles. Par conséquent, une relation entre l’esprit et la matière demande une relation entre des notions totalement dissemblables : une collection de nombres représentant les mouvements des billions de particules est identifiée à une pensée consciente unifiée. Mais la physique classique est essentiellement réductionniste et n’a pas de place naturelle pour des entités holistiques. De plus, l’aspect de « contrôle », qui est l’essence même de la conscience, n’est pas compatible avec la physique classique ; le cours des événements, tel qu’il est décrit par la physique classique, est exactement le même en présence ou en l’absence de la Conscience.

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 8. Mai-Juin 1983)

D’abord — venu d’ailleurs —

surgit un paquet d’onde

ENSUITE seulement notre

cerveau s’anime . . .

L’Américain Henry P. Stapp, chercheur titulaire depuis 1962 à Lawrence Berkeley Laboratory (USA) est un savant de réputation internationale. Ses travaux dans la physique des particules font autorité. Henry P. Stapp se préoccupe aussi depuis plusieurs années de comprendre la relation entre la conscience et les processus quantiques. Il est l’auteur d’une interprétation originale de la théorie quantique qui développe certaines suggestions formulées, dans le passé, par Heisenberg, Wigner et Whitehead. Le théorème de Bell sur le caractère non local de la théorie quantique est au centre de sa réflexion. Dans cet important article, il établit une surprenante et fascinante relation entre les processus quantiques qui ont lieu à l’intérieur du cerveau et l’action consciente. On arrive ainsi une nouvelle compréhension — quantique — de l’homme et de son rôle dans l’univers. Cet article ne manquera pas d’avoir un impact considérable sur notre morale et notre vie. Lire aussi les textes plus récents de Stapp, en anglais, sur son site.

Science et valeurs humaines

On soutient souvent que la science n’a rien à dire en ce qui concerne les valeurs humaines. Cette affirmation n’est pas correcte. L’homme établit son système de valeurs en fonction de ses croyances, et ces croyances sont de plus en plus déterminées par la science. En fait, le désarroi contemporain dans le domaine des valeurs humaines a été largement provoqué par la science, car la science a détruit la crédibilité des mythes sur lesquels était fondé le système ancien de valeurs.

La conviction que la science n’a aucune signification pour les valeurs humaines est engendrée par la non-reconnaissance de la distinction entre la science et la physique classique des siècles précédents. La physique classique a réduit l’homme à une machine dont chaque action et chaque pensée sont prédéterminées. Les concepts de buts, responsabilités et valeurs ne trouvent aucune place dans cette conception mécanique de l’homme.

La théorie quantique engendre une conception complètement différente de l’homme et de son rôle dans la nature. Elle fournit le fondement d’une approche scientifique du domaine des valeurs humaines.

Incertitude quantique et liberté

La théorie quantique a provoqué des changements profonds dans la vision des physiciens sur la nature. Ces changements sont enracinés dans les phénomènes empiriques et sont exprimés dans un langage mathématique abstrait. La différence essentielle entre la théorie quantique et la conception classique de la nature peut toutefois être comprise intuitivement.

Intuitivement, la caractéristique la plus marquante de la physique classique est la nature cataclysmique de l’acte originel de création : l’univers entier est engendré et mis en mouvement par un seul immense acte de création, qui n’est suivi que par le fonctionnement automatique, déterminé par ce seul acte créateur. Cette phase ultérieure semble être dépourvue de sens. Même l’idée que quelque chose se passe réellement est incompréhensible, car le cours des événements dans l’espace-temps est fixé d’avance et donc il est, d’une manière ou d’une autre, préexistant. D’innombrables énigmes philosophiques ont été engendrées par cette conception singulière sur la nature.

Il est possible de formuler un point de vue différent. On peut supposer que le processus créateur consiste non pas en un seul acte, mais plutôt en une série d’actes, chacun d’entre eux réduisant l’ensemble de « mondes possibles ». Chaque « monde possible » représente une histoire complète dans l’espace-temps : il s’agit d’un ensemble de trajectoires complètes dans l’espace-temps, une trajectoire étant associée à une particule de l’univers ; il faut considérer, en même temps, un ensemble associé de champs dans l’espace-temps. La suite d’actes créateurs détermine ainsi une série d’ensembles de mondes possibles, emboîtés les uns dans les autres : chaque ensemble dans cette série est un sous-ensemble de l’ensemble qui le précède.

De plus on peut supposer qu’à un moment donné, après un certain acte créateur, tous les mondes possibles diffèrent extrêmement peu entre eux. Avec le passage du temps, ces différences imperceptibles vont nécessairement se transformer, conformément aux lois de mouvement, dans des différences de plus en plus perceptibles. Un nouvel acte créateur va alors réduire l’ensemble des mondes possibles à un sous-ensemble qui va exposer à son tour des différences d’abord imperceptibles, et ainsi de suite. La création est ainsi transposée d’un seul événement cataclysmique en un processus graduel. Les lois déterministes du mouvement restent donc valables. Mais une liberté permanente est maintenue par le transfert de la liberté traditionnellement associée au choix de conditions initiales vers les actes créateurs.

Dans le cadre de la physique classique, cette idée de création graduelle apparaît comme étant ad hoc. Elle peut être proposée pour des raisons philosophiques, tout en étant compatible avec les lois classiques de la physique, mais elle n’est pas impliquée comme une nécessité (d’ailleurs elle n’est même pas suggérée) par la structure mathématique de la physique classique. Dans la théorie quantique la situation est complètement différente.

La différence essentielle entre la physique classique et la théorie quantique consiste dans le fait que, dans la physique classique, il n’y a pas de principe qui interdise l’existence d’un acte créateur pouvant réduire l’ensemble des mondes possibles à un ensemble contenant un seul monde possible. La régénération continuelle des possibilités perceptiblement différentes sera ainsi stoppée. Mais, dans la théorie quantique, le principe d’incertitude entraîne le fait que même l’ensemble le plus restrictif de possibilités, compatible avec la structure mathématique de la théorie, va se développer au cours du temps dans un ensemble de possibilités perceptiblement différentes. Donc, la régénération continuelle de différences perceptibles est une conséquence nécessaire de la structure fondamentale de la théorie. La théorie elle-même demande l’existence d’une série continuelle d’actes de réduction, si le monde, tel qu’il est représenté par la fonction d’onde de la théorie, est réellement en accord avec nos perceptions.

Les actes récurrents de réduction sont formalisés dans la théorie quantique par « les processus de premier type » de Von Neumann ou par la notion similaire de « réduction du paquet d’onde ». Le choix parmi les possibilités impliquées par un tel acte, comme d’ailleurs le choix parmi les conditions initiales possibles, n’est pas déterminé par les lois déterministes de la théorie ce choix est aléatoire ou stochastique. Il constitue un élément de liberté coexistant avec les lois déterministes de mouvement.

La théorie quantique et ses effets

Très sommairement, cette théorie décrit les entités physiques comme étant des particules et des ondes à la fois. Ces entités sont associées à une fonction d’onde qui remplace la notion de position et de vitesse de la physique classique. Leurs propriétés sont décrites, par exemple, par les relations d’incertitudes de Heisenberg qui montrent qu’on ne peut plus avoir une connaissance simultanée et précise de la position et de la vitesse des particules. Ce qui est déjà un effet quantique. Une autre facette spectaculaire de ces relations d’Heisenberg est démontrée par la nécessité de bâtir d’énormes accélérateurs pour étudier le comportement des particules : une énergie de plus en plus fantastique est nécessaire si l’on veut sonder une « région » de plus en plus petite, surtout en ce qui concerne ce qui dépasse les possibilités de nos organes des sens. Un autre effet quantique est représenté par la structure discontinue de l’énergie : elle ne varie plus d’une manière continue, mais par des sauts quantitatifs.

La réduction du paquet d’ondes

La description théorique d’un système physique exige la description de l’état physique du système et la description de ses propriétés, appelées « observables physiques ».

L’état physique est caractérisé par une fonction d’onde, tandis que les observables-physiques sont décrites par des « opérateurs » agissant dans l’espace des états du système. En théorie quantique, chaque observable physique a plusieurs valeurs possibles, chaque valeur ayant une certaine probabilité. On dira ainsi que l’état physique correspond, avant la mesure, à un « paquet d’ondes ». Donc une mesure pourrait donner lieu à divers résultats. Mais, évidemment, seul un de ces résultats sera obtenu effectivement. En d’autres termes, l’acte de mesure abolit la pluralité des valeurs possibles de l’observable physique en question et le système est censé se trouver ainsi dans un état où il a une valeur bien déterminée de cet observable. Ce processus d’abolition est appelé « réduction du paquet d’ondes ». La nature profonde de cette « réduction » est très obscure, car les lois fondamentales de la mécanique quantique semblent cesser d’agir au cours du processus de mesure. (Pour plus de détails, lire l’article « Mécanique quantique » par J.-M. Lévy-Leblond, Encyclopaedia Universalis, vol. 13, pp. 860-868.)

  Application aux processus cérébraux

Considérons maintenant le fonctionnement neurologique du cerveau humain. La fonction du cerveau est de transformer l’information qui arrive de l’environnement et de l’intérieur par des réponses appropriées. Le cerveau doit trouver et engendrer un ensemble cohérent de réponses qui peuvent être données simultanément.

Les connexions inhibitoires sont une caractéristique importante de la neurophysiologie du cerveau. Elles inhibent certaines possibilités d’activité neurale et électrochimique, mais laissent non-inhibée une immense collection de possibilités d’excitation. L’activité supérieure du cerveau peut être conçue comme l’effet dynamique combiné de ces deux processus.

Des études détaillées récentes (Lester Ingber, Physica 5D, 1982, 83-107) de la dynamique du cerveau indiquent que le caractère hautement non-linéaire des équations dynamiques correspondantes détermine une interdépendance très forte entre l’évolution des excitations corticales et les valeurs des paramètres caractérisant les synapses, tout particulièrement dans les régions critiques de « transitions de phase ». Les valeurs de ces paramètres sont contrôlées à leur tour par les processus quantiques. Il est ainsi possible que les processus cérébraux associés à l’action consciente opèrent près de ces « points critiques » et, par conséquent, qu’ils soient très sensibles aux effets quantiques. Il est donc possible que les différents chemins d’excitations qui initient des actions différentes soient simultanément présents dans le mélange de fonctions d’onde représentant les fonctions du cerveau. Un choix parmi les branches de la fonction d’onde qui initie ces possibilités perceptiblement différentes sera, sur le plan fonctionnel, un choix parmi ses possibilités différentes d’action. Il sera représenté, dans la théorie quantique, par une réduction du paquet d’ondes correspondant à la branche respective.

La réduction des paquets d’ondes peut ainsi s’effectuer dans le cerveau, comme une conséquence de l’analyse de Von Neumann du processus de mesure, sans contredire l’évidence expérimentale. Nous pouvons ainsi supposer que la plupart des réductions ne sont pas associées à la Conscience : ces autres réductions gardent probablement l’univers en accord avec une certaine description classique de la nature.

Eléments d’une théorie de la Conscience

Chez l’individu mentalement sain les processus conscients fournissent une direction dans des situations nouvelles ou qui demandent des plans à long terme. Nous proposons ici que la base physique des processus conscients réside dans un certain ensemble de chemins d’excitation du cerveau. Chacun de ces chemins tend à initier une action qui peut être soit une action physique perceptible soit une action mentale consciente.

Nous proposons aussi que le caractère non-linéaire des processus cérébraux associés à l’action consciente détermine un renforcement des effets quantiques présents au niveau des synapses. Cela est vrai dans la mesure où le mélange des fonctions d’onde représentant le cerveau contient des branches décrivant différents chemins d’excitations qui tendent à engendrer différentes actions. L’acte de choisir une ou l’autre action possible est alors identifié comme étant à la fois un acte psychique et physique : il est ressenti subjectivement et il est représenté dans notre construction théorique de la réalité physique par la réduction du paquet d’ondes qui sélectionne l’action voulue. La qualité ressentie de l’acte peut être considérée comme un complément de l’exercice de la liberté.

La mémoire et l’auto-référence sont des éléments importants de la pensée consciente. On suppose que chaque suite d’excitations correspondant à un acte conscient est, de par son existence temporaire, gravée dans la structure du cerveau par un conditionnement des synapses ; les excitations ultérieures des parties du chemin d’excitation vont donc exciter d’autres parties du même chemin. Chaque chemin correspondant à un acte conscient sera alors bâti en grande partie des fragments de chemins correspondant à des actes conscients antérieurs. Mémoire et auto-référence sont ainsi intégrées ; le « moi » ressenti au moment présent sera donc construit en grande partie par les fragments rassemblés qui représentent des parties des « moi » ressentis auparavant.

La théorie quantique de la conscience, même si elle se trouve encore dans une phase de formulation rudimentaire, est de loin plus naturelle que les approches fondées sur la physique classique. Dans la physique classique l’activité cérébrale est décrite par une collection de variables spatio-temporelles. Par conséquent, une relation entre l’esprit et la matière demande une relation entre des notions totalement dissemblables : une collection de nombres représentant les mouvements des billions de particules est identifiée à une pensée consciente unifiée. Mais la physique classique est essentiellement réductionniste et n’a pas de place naturelle pour des entités holistiques. De plus, l’aspect de « contrôle », qui est l’essence même de la conscience, n’est pas compatible avec la physique classique ; le cours des événements, tel qu’il est décrit par la physique classique, est exactement le même en présence ou en l’absence de la Conscience.

Dans la présente approche quantique, la Conscience est considérée comme étant bâtie par les actes conscients. Chaque acte conscient est un exercice de la liberté et il est ressenti comme tel. Il n’y a pas de correspondance arbitraire, ad hoc ou mystérieuse qui doit être postulée artificiellement. Il y a simplement une identification entre l’acte ressenti de sélection de l’action et sa contrepartie physique, notamment l’acte de réduction du paquet d’ondes qui sélectionne ce cours d’action. Cette conception dynamique de la nature attribue à l’homme le rôle qu’il a toujours ressenti intuitivement comme étant le sien et place les lois physiques déterministes dans leur propre perspective comme étant des représentations de certaines propriétés statistiques de l’ensemble des actes libres qui constituent le processus de la création.

Considérations historiques

L’idée que l’aspect stochastique de la théorie quantique est lié à la notion de libre-arbitre apparaît comme naturelle dans la pensée quantique. Pourtant, les fondateurs de la théorie quantique ont évité de proclamer une telle relation. Bohr, par exemple, même s’il a souvent fait des analogies entre les phénomènes physiques et les phénomènes psychologiques, était particulièrement prudent dans la proclamation d’une relation plus directe : « … pour le moment, il est clair que nous devons nous contenter d’analogies plus ou moins adéquates. Il se peut qu’elles impliquent non seulement une parenté importante du point de vue épistémologique, mais aussi une relation plus profonde, qui est cachée dans les problèmes biologiques fondamentaux… » (Niels Bohr, Atomic Theory and the Description of Nature, Cambridge University Press, 1934, p. 20) ; « … il n’est absolument pas évident que l’information que nous avons acquise sur les lois décrivant les phénomènes qui ont lieu au niveau atomique fournisse une base suffisante pour l’étude du problème des organismes vivants… » ; « … l’application stricte des concepts adaptés à la description de la nature inanimée peut se révéler inadéquate pour l’étude des lois concernant les phénomènes de la vie… » (Ibid, p. 21).

Bohr a pu contourner ces questions fondamentales en adoptant une position pragmatique où la théorie quantique était regardée comme étant plutôt un ensemble de recettes pour calculer les corrélations entre les observations expérimentales, décrites par le langage classique. Les cerveaux de la communauté d’observateurs humains étaient ainsi placés en dehors des systèmes atomiques qu’ils étaient censés observer. La position de Heisenberg était similaire : « … ce qui « arrive »… s’applique à l’acte physique — et non pas psychique — d’observation, et nous pouvons dire que la transition du « possible » à l’« actuel » a lieu au moment de l’interaction de l’objet avec l’appareil de mesure… ; elle n’est pas liée à l’enregistrement du résultat dans l’esprit de l’observateur. » (W. Heisenberg, Physics and Philosophy, Harper 1958, p. 54).

D’autre part, Von Neumann ( J. Von Neumann, The Mathematical Foundations of Quantum Theory, Princeton University Press, 1955, p. 418) a étudié le développement de la fonction d’onde dans le cerveau humain. Mais le but de cette étude était la démonstration de la validité du principe de parallélisme psycho-physique, dans le sens que la frontière entre les parties du monde décrites en termes physiques et psychologiques peut être considérablement déplacée sans changer d’une manière significative les prédictions testables. La possibilité de déplacer cette frontière vers la séparation entre le système observé et le système observateur macroscopique était en accord avec l’idée de Bohr et Heisenberg que la frontière doit être placée précisément là. La question d’une relation possible entre le cerveau et la Conscience a été ainsi éludée, tout au moins en ce qui concerne l’observation des phénomènes atomiques non localisés dans le cerveau humain.

Wigner (E. Wigner, in The Scientist Speculates, I.-J. Good, ed., The Windmill Press, 1962) a émis l’hypothèse d’une relation entre le libre-arbitre et les phénomènes quantiques stochastiques, mais il n’a pas spécifié la relation entre l’acte subjectif et sa contrepartie physique dans l’activité neurophysiologique du cerveau.

Le refus des fondateurs de la théorie quantique de spéculer sur cet aspect de la relation esprit-matière, étant donné l’état peu développé de la neurophysiologie de l’époque, était en accord avec la méthodologie scientifique. La situation aujourd’hui est tout à fait différente. Les modèles d’apprentissage associatifs et non associatifs des organismes simples et le développement des structures de la mémoire à court et à long terme sont maintenant reliés empiriquement aux processus spécifiques chimiques qui ont lieu aux jonctions synaptiques entre les neurones (Eric R. Kandel and James H. Schwartz, Molecular Biologie of Learning : Modulation of Transmitter Release, Science 218, 1982, 433-443). Ces études constituent une base scientifique pour des extrapolations aux processus neurophysiologiques plus complexes et au comportement associé à la conscience humaine. De plus, la complexité de la dynamique néocorticale commence à être analysée par les méthodes puissantes de la dynamique statistique non-linéaire, loin de l’état d’équilibre.

Les propositions les plus importantes sont probablement celle d’Eccles (J.-C. Eccles, in The Self and Its Brain, Springer-Verlag, 1978) et de Sperry (R.-W. Sperry, Psych. Rev. 76, 1969, 532-536). La théorie d’Eccles peut être caractérisée par la formule « le fantôme dans la machine » ; une intelligence essentiellement humaine réside en dehors du cerveau et accomplit ses buts par la manipulation des activités neurales critiques (c’est alors des transitions brutales de l’activité de groupes de neurones). Une telle approche équivaut, je crois, au passage de la science à la métaphysique : l’introduction dans la structure théorique de telles entités puissantes et non contraintes rend probablement impossibles les tests cruciaux sur le plan empirique. Sperry, de son côté, introduit la Conscience comme accompagnant les actions collectives holistiques et lui attribue un rôle de contrôle ou de guide. Mais il ne fait pas appel à la théorie quantique. Or, la physique classique est par nature réductionniste. Elle ne permet pas l’existence d’un agent holistique de contrôle.

Conformément à l’interprétation dite de « plusieurs mondes » de la théorie quantique, les branches identifiées par une structure différente de la mémoire vont devenir dynamiquement distinctes, à cause de la linéarité quantique et de la non-interférence de différents « chemins » de la mémoire. Ceci est une conséquence de l’analyse de Von Neumann (H. Everett, III, Rev. Mod. Phys 29, 1957, 454-462, et dans The Many Worlds Interpretation of Quantum Theory, B. Dewitt and N. Graham, eds., Princeton Univ. Press, 1973). Les branches séparées peuvent continuer à exister, dans un certain sens absolu, même si, au niveau de l’expérience humaine individuelle, elles ne sont plus simultanément présentes. La seule évidence d’une « réduction » est le sentiment subjectif d’avoir effectué un choix conscient. A la différence de la situation dans la physique classique, il n’y a plus maintenant de raisons de nier la validité de cette conscience immédiate. Si on accepte que l’acte de choix ressenti subjectivement a lieu effectivement, alors cet acte est représenté, dans le monde physique, par le choix de la branche de la fonction d’onde qui détermine le cours de l’action. D’autres détails peuvent être trouvés dans H.-P. Stapp, Found. Phys. 12, 1982,  363-399 ;  et 9, 1979, 1-25.

La conception quantique de l’homme

L’essence de l’homme réside dans son habileté à émettre des décisions qui déterminent, en partie, le cours du processus créateur. La description quantique du processus de décision humaine comporte deux aspects : l’un personnel, l’autre cosmique.

L’aspect personnel est représenté par le processus « de deuxième type » de Von Neumann : il engendre une activité du cerveau en accord avec les lois physiques de mouvement. Cet aspect personnel est local et déterministe. Il introduit dans le processus de décision les effets de conditionnement du cerveau par des facteurs génétiques et par l’environnement. L’histoire de l’individu, telle qu’elle est incorporée par les structures biologiques, physiologiques et chimiques décrites par la fonction d’onde du cerveau, contrôle l’aspect personnel. Cet aspect engendre une fonction d’onde ayant des branches différentes qui représentent les diverses possibilités d’action, chaque possibilité ayant une certaine probabilité.

Alors il se passe une « réduction ». Du point de vue de la théorie physique, cette réduction est stochastique : elle est un processus aléatoire, assujetti uniquement aux conditions statistiques spécifiées par la théorie quantique. Cette réduction est également non locale. Elle est reliée d’une certaine manière au cerveau localisé de l’individu, car elle sélectionne une certaine branche de la fonction d’onde de ce cerveau. Mais cette réduction localisée entraîne une réduction associée des paquets d’ondes de toutes les particules avec lesquelles les particules du cerveau ont interagi dans le passé. Donc cette réduction localisée engendre des réductions associées dans des parties lointaines de l’univers. Le théorème de Bell (J.-S. Bell, Physics (N. Y.), I, 1964 ; H.-P. Stapp, Phys. Rev. D3, 1971, 1301-1320 ; Phys. Rev. Lett. 49, 1982, 1470-1474) montre que ces modifications non locales ont des ramifications physiques non locales : le cours des événements observables dans des régions lointaines ne peut pas être toujours indépendant des choix effectués dans une région localisée. Donc le processus de réduction est un élément non local ou cosmique dans le processus de décision humaine. Cet aspect cosmique du processus de décision est, par rapport aux lois de la physique, indéterminé ou libre.

Hasard, déterminisme et liberté

Dans le cadre de la théorie quantique, la sélection associée à la réduction du paquet d’ondes est stochastique : elle implique un élément irréductible de hasard. Cette présence du hasard dans la théorie signifie-t-elle l’existence d’un élément de hasard dans la nature même, ou réfléchit-elle simplement l’incomplétude de la théorie en tant que représentation de la nature ?

La liberté résultant d’un jeu de hasard est, du point de vue moral, aussi mauvaise que l’absence de la liberté. En même temps, l’absence de hasard semble mener au déterminisme, donc à l’absence de la liberté.

La théorie quantique donne une résolution de ce dilemme. Elle fournit une voie médiane, entre le hasard et le déterminisme — la voie de l’autodétermination et de la liberté.

Le concept habituel de déterminisme exprime l’idée que les lois précèdent le monde. Mais le monde réel évolue. Conformément à la conception quantique de la nature, le « réel » évolue d’une manière qui n’est pas prédéterminée. Dans ce contexte il sera hautement restrictif et non naturel (et d’ailleurs contradictoire) de supposer que les règles qui déterminent le choix du réel sont fixées initialement, donc avant l’actualisation indéterminée. Car alors l’actualité serait en effet prédéterminée, par des lois qui précèdent ce qui est « actuel ».

L’hypothèse la plus naturelle est que les conditions qui sont intrinsèques à la réalité en évolution déterminent cette évolution et que ces conditions ne peuvent pas être formulées en termes de lois générales qui se situent au-dessus, en dehors ou avant ce qui est « actuel » : l’essence ne peut pas précéder l’existence.

Cette conceptualisation réconcilie l’affirmation d’Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés… », avec l’affirmation de Bohr concernant la complétude de la théorie quantique, dans le sens qu’il n »y a pas de lois physiques plus profondes que les lois statistiques de la théorie quantique. Car les conditions qui déterminent l’évolution de ce qui est « actuel » n’existent que dans la globalité de l’actuel en évolution et non pas sous forme de lois générales.

Conclusions

La compréhension de la relation entre l’esprit et la matière a été décrite par William James comme étant « …l’accomplissement scientifique devant lequel tous les accomplissements du passé vont pâlir. » Cette considération est issue certainement de l’impossibilité absolue d’établir une relation naturelle entre l’esprit et la matière dans le cadre de la physique classique du temps de James. La difficulté était double : un problème de catégorie et un problème de causalité. Le premier problème est que les catégories utilisées pour la compréhension des systèmes physiques dans la physique classique étaient complètement différentes de celles utilisées pour la compréhension de la pensée. Les systèmes physiques étaient décrits par les positions et les vitesses de myriades de particules, un système entier n’étant que la collection de ses parties. Une pensée consciente, d’autre part, était une entité holistique décrite dans un langage complètement différent. Même si une correspondance ad hoc pouvait être imaginée, il était impossible d’établir une correspondance naturelle.

Le deuxième problème est que les pensées contrôlent les mouvements du corps, mais la physique classique ne permet pas l’existence d’un agent de contrôle extérieur : le flux d’événements dans la physique classique est le même en présence ou en absence d’une pensée consciente.

Ces problèmes disparaissent quand la physique classique est remplacée par la physique quantique. Dans la théorie quantique il y a, en plus de la fonction d’onde qui représente l’analogue des positions et des vitesses de toutes les particules, un second élément — une série d’actes. Ces actes sont les réductions des paquets d’ondes. Si chaque pensée consciente est interprétée comme étant un acte, alors chaque acte subjectivement ressenti peut être identifié à un acte physique et peut être représenté dans la théorie physique par un acte correspondant à la réduction du paquet d’ondes.

Cette résolution du problème esprit-matière engendre une conception quantique de l’homme et de son rôle dans la nature. Il n’est plus un observateur passif des répercussions d’un acte créateur initial cataclysmique, mais il devient un participant actif dans le processus de création.

Deux aspects distincts de cette participation sont mis en évidence par la théorie quantique. La théorie montre en termes mathématiques la nature d’un aspect local, déterministe et personnel, tout en impliquant l’existence d’un aspect non local, non déterministe, cosmique. La théorie quantique conçoit donc l’homme comme un mélange mathématique bien défini d’éléments personnels et d’éléments cosmiques.

Cette conception quantique de l’homme est assez semblable aux idées philosophiques très anciennes. Ce qui est nouveau est la relation avec la science. La science, sous la forme de la physique classique, s’est gardée d’aborder les idées de ce genre et, en fait, s’est opposée à elles. L’importance de la théorie quantique ne consiste pas seulement dans le fait de concevoir de telles idées, mais réside surtout dans la formulation d’une conception spécifique nouvelle. Quand l’importance décisive des processus quantiques pour le fonctionnement du cerveau sera reconnue, et quand la physiologie du cerveau sera étudiée de ce point de vue, on arrivera certainement à découvrir l’importance de la réduction du paquet d’ondes. L’investigation scientifique pourra clarifier ce problème. L’analyse de Von Neumann montre que le niveau où s’effectue la réduction peut être déplacé du niveau microscopique au niveau macroscopique, holistique de l’excitation. Le problème est alors celui d’accepter ou de rejeter la validité de notre conscience directe du pouvoir de prendre des décisions. Si l’idée que nous faisons des choix est acceptée, alors le caractère non local ou cosmique du processus de réduction résulte directement du théorème de Bell. On arrive ainsi à une vision de l’homme profondément différente de celle suggérée par la physique classique. Cette vision n’est pas simplement le produit de l’intuition, mais elle émerge d’une analyse rationnelle des ramifications de la théorie quantique dans la dynamique du cerveau.

Cette vision nouvelle de la nature de l’homme doit avoir un impact profond, et même décisif, sur le destin de l’homme. La science a déjà donné à l’homme le pouvoir de résoudre ses problèmes physiques majeurs. Les problèmes critiques qui attendent une solution se trouvent dans la sphère de l’intellect. Ici l’influence dominante est exercée par la force des idées. La transition de la conception scientifique de l’homme d’un épiphénomène isolé, accidentel, vers un agent cosmique du pouvoir créateur dans l’univers doit inévitablement diminuer les valeurs égocentriques et renforcer le sens d’une coopération harmonieuse avec les autres et avec la nature.

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Cet article a été traduit de l’américain par Basarab Nicolescu.