Alain De Benoist
Contre la fin de l'histoire ou comment ne pas en sortir

Cette idée de la fin de l’histoire semble à certains une « nouveauté ». Elle est, en fait, aussi vieille que l’humanité — aussi vieille, du moins, qu’une partie de l’humanité. La conjoncture peut la rendre plus ou moins palpitante, mais elle ne la crée pas. La science n’a rien à voir non plus à l’affaire. La question de la fin du monde, comme celle de ses origines, n’est malheureusement pas de celles que la science nous permet de résoudre. Les théories actuelles — le big bang et les autres — relèvent de la spéculation philosophique plus que d’une véritable théorie de la connaissance ; elles sont d’ailleurs discutées et démenties dès l’instant qu’elles sont émises. En fait, l’idée d’une fin de l’histoire, liée à celle d’un début du monde, est le fruit d’une mentalité particulière ; d’une mentalité qui a besoin, pour accepter le monde, de le doter d’une finalité et d’une nécessité interne à lui-même : il faut que le monde ait un début et une fin, faute de quoi — pensée « insupportable » — il n’aurait pas de sens.

(Revue Question De. No 16 : La fin du monde. Janvier-Février 1977)

Le sens de l’histoire est une idée aussi vieille que l’humanité mais est surtout le fruit d’une mentalité particulière. Deux conceptions s’affrontent : celle de l’Europe antique et celle des judéo-chrétiens. Avec Marx, le mythe retombe sur terre : le prolétariat, messie collectif ; la société sans classes, paradis postindustriel. Nietzsche jette alors les bases d’un projet diamétralement opposé à la conception égalitaire et segmentaire de l’histoire : l’univers est quadridimensionnel. La fin du monde n’est pas une nécessité, mais une possibilité parmi d’autres. C’est à l’homme de choisir.

L’idée de la fin des temps revient à l’ordre du jour. Depuis quelques années, le catastrophisme et l’apocalyptisme sont à la mode. Le messianisme écologique et le malthusianisme économique fournissent de nouveaux arguments. Et tandis qu’un nouveau millenium se prépare, de singuliers prophètes, tantôt revêtus de la blouse blanche, tantôt, plus simplement, de la soutane ou de la gandoura, nous annoncent que le monde va bientôt finir, que de formidables catastrophes se préparent et que le meilleur moyen de parer aux défis qui nous sont lancés est de mettre un terme à l’histoire. Autrement dit : arrêtons la croissance, refusons le progrès, stoppons l’expansion. Rebroussons chemin.

Le sens de l’histoire, la fin de l’histoire : double ambiguïté. Le sens : à la fois la direction que prend l’histoire et la signification que revêt son déroulement. La fin : à la fois l’aboutissement de l’histoire et le but vers lequel elle est censée se diriger.

Cette idée de la fin de l’histoire semble à certains une « nouveauté ». Elle est, en fait, aussi vieille que l’humanité — aussi vieille, du moins, qu’une partie de l’humanité. La conjoncture peut la rendre plus ou moins palpitante, mais elle ne la crée pas. La science n’a rien à voir non plus à l’affaire. La question de la fin du monde, comme celle de ses origines, n’est malheureusement pas de celles que la science nous permet de résoudre. Les théories actuelles — le big bang et les autres — relèvent de la spéculation philosophique plus que d’une véritable théorie de la connaissance ; elles sont d’ailleurs discutées et démenties dès l’instant qu’elles sont émises. En fait, l’idée d’une fin de l’histoire, liée à celle d’un début du monde, est le fruit d’une mentalité particulière ; d’une mentalité qui a besoin, pour accepter le monde, de le doter d’une finalité et d’une nécessité interne à lui-même : il faut que le monde ait un début et une fin, faute de quoi — pensée « insupportable » — il n’aurait pas de sens.

« Il suffit d’examiner les choses d’un peu plus près, écrit M. Giorgio Locchi, pour s’apercevoir que l’idée de la fin du monde n’est que l’aboutissement logique d’un courant de pensée, vieux d’au moins deux mille ans, et qui, depuis deux mille ans, domine et conforme ce que nous appelons aujourd’hui la « civilisation occidentale ». Ce courant de pensée est celui de la pensée égalitaire. Il exprime une volonté égalitaire, qui fut instinctive et comme aveugle à ses débuts (égalité devant Dieu), mais qui, à notre époque, est devenue parfaitement consciente de ses aspirations et de son but final. Or, cet objectif final de l’entreprise égalitaire est précisément la fin de l’histoire, la sortie de l’histoire [1]. »

Si l’on examine l’Europe païenne de l’Antiquité, on s’aperçoit qu’elle a essentiellement vu l’histoire comme « in-finie », soit sous la forme d’un cycle du devenir historique (« rien de nouveau sous le soleil »), soit sous la forme d’une simple succession d’instants qu’a priori rien ne doit jamais venir terminer. Cette idée de l’éternité du monde se retrouve aussi bien chez les Celtes, les Germains et les Indiens védiques, que chez les Gréco-romains. Elle affecte tous les milieux, s’exprime dans toutes les écoles. Selon les présocratiques, l’histoire se coule dans l’éternel flux du temps. Annonçant déjà la physique moderne, Lucrèce remarque : « Rien ne se perd, rien ne se crée. » Celse, dans le Discours vrai, écrit : « La nature de l’univers est une et toujours identique à elle-même, et la somme des maux reste constante. Quant à leur origine, il n’est pas aisé de la discerner quand on n’est pas philosophe : qu’il suffise au commun de savoir qu’ils ne viennent pas de Dieu mais de la matière, et qu’ils sont le lot des choses mortelles : que les choses roulent sempiternellement dans le même cercle, et, partant, qu’il est nécessaire que, suivant l’ordre immuable des cycles, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, soit toujours de même. » Les pythagoriciens, les platoniciens, les péripatéticiens, les stoïciens, les néo-platoniciens, tous admettent un éternel retour des choses, celles-ci formant un cercle qui met une Grande Année à se fermer. Conviction qui amène Héraclite à dire que « tout coule » (panta rhei), et les physiologues de l’Ionie à formuler la loi d’invariance universelle, devenu depuis le principe de conservation de l’énergie.

Cette conception cyclique de l’histoire n’implique que des fins relatives. Après le Kali-Yugâ des Indiens, un nouveau cycle recommence. Après le Ragnarök, le crépuscule des dieux germaniques, un nouveau monde renaît, gouverné par de nouveaux dieux. Il en est ainsi de toute vie : après la mort d’une culture, une autre culture lui succède, de même que les existences succèdent aux existences, les générations aux générations et les saisons aux saisons.

Pour les Anciens, la fin du monde est une impiété Pour les Anciens, la divinité est inséparable du monde. C’est parce qu’il y a de la divinité que le monde existe. C’est son existence, son arrangement, son apparente harmonie qui donnent à penser qu’il existe des déesses et des dieux. Le monde est à l’image des dieux parce qu’ils sont eux-mêmes à l’image du monde. Pour les Anciens, le monde n’est donc rien d’autre que le vivant visage de Dieu. Selon eux, remarque M. Louis Rougier, admettre que le monde doive finir, c’est « commettre une impiété majeure, en renversant la preuve de l’existence de Dieu tirée de la stabilité du système du monde [2] ».

L’idée judéo-chrétienne d’une création ex nihilo, présente dans la Genèse, et celle d’une eschatologie finale, présente dans les apocalypses, étaient donc en contradiction directe avec les croyances traditionnelles produites par l’esprit européen. D’où les objections élevées par les philosophes païens à l’endroit de la propagande chrétienne, que M. Rougier, citant Proclus, résume en ces termes : « L’idée même de la création intemporelle est incompréhensible. Dire que le monde a commencé, implique qu’il fut un temps où il n’était pas ; dire que le monde finira, implique qu’il y aura un temps où le monde cessera d’être. Mais le temps n’existe que par les révolutions des sphères célestes qu’il mesure. On ne peut donc imaginer un temps où le monde ne sera pas, car ce serait imaginer un temps où le temps ne serait pas, ce qui est contradictoire. L’idée d’une fin du monde n’est pas moins insoutenable. Pourquoi Dieu détruirait-il le monde ? Car de deux choses l’une : ou le monde est bon ou il est mauvais ; s’il est bon, il faudrait devenir mauvais pour le détruire, et, s’il est mauvais et appelle la destruction, c’est donc que Dieu qui l’a créé est mauvais, ce qui est impossible [3]. »

On retombe ici sur la question posée plus tard par Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Si Dieu seul a créé le monde, qu’y avait-il avant le monde ? Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? Ne se suffisait-il pas à lui-même ? Pourquoi n’a-t-il pu se faire obéir de l’homme qu’il a créé ? Si la création est un effet de la bonté de Dieu et que, par ailleurs, elle doit finir, cette bonté n’est donc pas infinie. Si le monde n’est pas bon et que Dieu n’a pu en empêcher l’existence, c’est qu’il n’est pas tout-puissant. Et d’où venait le Mal au paradis terrestre ? Comment le Mal peut-il naître du Souverain Bien ? Comment expliquer que le moins sorte du plus, l’imparfait du parfait, l’être contingent de l’être nécessaire, la créature du créateur [4] ?

L’affrontement de deux conceptions : l’antique – la judéo-chrétienne

A l’aube de notre ère, deux mentalités se trouvent ainsi en présence. Pour l’une, le monde existe de toute éternité ; il est aussi divin que Dieu, aussi harmonieux que l’Harmonie. L’homme également est éternel : il ne « progresse » ni ne « diminue ». Le temps est devenir : le monde s’écoule. Mais en même temps, le conflit est la loi du monde. Et, loin d’être en contradiction avec l’harmonie générale, il est l’agent par lequel cette harmonie s’établit. Il est un bien, il exerce une sélection. Héraclite déclare : « Il faut savoir qu’il y a une guerre universelle, que la discorde remplit la fonction de la justice, et que c’est selon ses lois que toutes choses naissent et périssent. » Il s’ensuit que l’histoire a raison : ce qui advient est juste. Le droit ne se réduit pas à la force, mais la force précède le droit ; elle est l’essence du politique.

La conception judéo-chrétienne du monde pose les choses tout à l’inverse. Pour elle, le monde, marqué par le péché, donne essentiellement le spectacle d’une injustice. Il faut donc que cette injustice ait sa compensation. Il faut que notre présence dans cette triste vallée de larmes ait sa raison d’être. Et, dès lors, tout le système se met en place. Si dans ce triste monde les justes sont souvent bafoués, si les méchants occupent le faîte de la puissance, c’est que nous sommes coupables, que nous subissons la conséquence du péché originel de l’humanité. Mais par un effet de la bonté de Dieu, nous pouvons encore nous racheter et assurer notre salut. Et l’histoire n’est rien d’autre que cette parenthèse dans le temps durant laquelle nous pouvons nous sauver. Un jour, la justice régnera — et, puisque ce monde est injuste, le monde finira.

A l’ancienne conception européenne de l’histoire, le judéo-christianisme substitue donc une conception de type linéaire ou, plus exactement, segmentaire. Dans cette vision, l’histoire est un segment. Elle a un début et une fin. Elle est un épisode de l’être de l’humanité, être dont la véritable essence est extérieure à l’histoire, à la fois antérieure et postérieure : antérieure en ce qu’elle a été donnée dans l’état paradisiaque pré-historique, postérieure en ce qu’elle sera restituée, à la fin de l’histoire, par l’avènement du Règne de Dieu.

La conception chrétienne de l’histoire

L’épisode qu’est l’histoire est donc perçu ici comme un malheur. Il résulte d’une faute. L’homme est tombé dans l’histoire parce qu’il a désobéi. C’est parce que Adam, poussé par Ève, a transgressé les commandements de Dieu — en goûtant les fruits de l’Arbre du savoir — qu’il a été condamné à l’histoire et, du même coup, à la « discorde » et au travail. Après avoir été chassé du paradis terrestre, l’homme doit « gagner son pain à la sueur de son front » ; il ne lui est possible de vivre en simple prédateur sur une nature supposée accueillante ; il devient un être de culture. L’épisode où Caïn tue Abel est significatif : le représentant d’une humanité nouvelle, celle des producteurs, née de la révolution néolithique, élimine le représentant de l’humanité antérieure, pré-historique, celle des prédateurs. La même condamnation qui a frappé Adam pèse sur tout individu naissant en ce monde. Mais Dieu a voulu sauver cette humanité. Il a accepté de se charger lui-même de l’expiation de la faute. Il s’est fait homme en s’incarnant dans Jésus. Ce sacrifice par Dieu de son propre Fils introduit dans le devenir historique le fait essentiel de la Rédemption. Celle-ci est proposée à tout homme, mais il appartient à chacun de se perdre ou de faire son salut. Néanmoins, quel que soit le choix opéré par les hommes, l’histoire s’achèvera nécessairement dans le sens voulu par Dieu. Ainsi, grâce à la Rédemption, l’histoire se trouve dotée de sens — et ce sens est inséparable de sa fin : l’humanité chemine vers la fin de l’histoire. Un jour viendra où les forces du Bien et du Mal se livreront une ultime bataille, laquelle aboutira au Jugement dernier et, par-delà celui-ci, à l’instauration d’un Royaume des Cieux ayant son pendant dialectique dans l’Enfer. Ce Royaume des Cieux restituera l’Éden primitif, mais de façon sublimée, car l’homme y sera désormais pour toujours à l’abri de la tentation et du péché. En d’autres termes, la post-histoire restituera la préhistoire. Et une fois cette restitution opérée, le mouvement historique s’achèvera. La paix universelle triomphera de la « discorde ». Les hommes retrouveront la plénitude de leur être. L’être se figera dans une immuable éternité. Et tout sera achevé.

Quand l’histoire du monde se réduit à l’histoire de la Rédemption

D’Augustin et Irénée jusqu’aux auteurs modernes, la théologie chrétienne de l’histoire (décomposée en étiologie, kérygmatique, anamnèse ou immanence réciproque du passé et du futur de l’histoire du salut, herméneutique des énoncés eschatologiques, apocalyptique, etc.) se ramène ainsi à l’histoire de son présupposé, la perte de l’édénisme originel. Par suite, l’histoire du monde se réduit à l’histoire de la Rédemption. L’Incarnation est le centre, la norme, la condition même de l’histoire. L’histoire des hommes et l’histoire du Christ sont dans le rapport d’une promesse à un accomplissement. « La vie du Christ, écrit Hans Urs von Balthasar, devient la norme de toute vie historique, et par conséquent de toute histoire [5]

Dans le protestantisme moderne, l’Incarnation est plus encore détachée de son rapport à l’histoire. « On ne voit pas, observe Karl Löwith, pourquoi le christianisme ne pourrait pas être positivement indifférent à l’égard des différences tenant à l’histoire du monde [6]. » Il en résulte que le monde n’existe qu’en tant qu’il accomplit un projet divin. C’est de cette réalisation progressive dont il est le théâtre qu’il tire son statut d’existence. Et l’histoire est ce stade transitoire durant lequel le dessein de Dieu se dévoile peu à peu.

Selon la théologie de l’histoire, qui est une compréhension et une interprétation théologiques de l’histoire, la fin de l’histoire est impliquée par le fait même de sa finalité. Le Règne de Dieu exige la résorption totalisante en un « être-avec- (et en)-Dieu » de tout ce qui s’est fait dans l’histoire. « L’accomplissement de l’histoire, ajoute Hans Urs von Balthasar, dit nécessairement sa suppression et son élévation en faveur d’un englobant qui était, dans cette première histoire, le terme toujours déjà visé, poursuivi et intérieurement dirigeant. » Cette fin de l’histoire se définit comme le moment où « l’humanité tout entière est devenue Corps du Christ [7] » ; comme « le moment où l’être acquiert et atteint des possibilités qui étaient déjà données dans la cause de son commencement [8] ». En se conformant aux prescriptions du dogme, l’homme, par son action, hâte donc cette fin de l’histoire qui est l’heureux accomplissement de la Bonne Nouvelle.

Une telle conception va de pair avec une anthropologie égalitaire, fondée sur l’universalisme et la croyance révolutionnaire en l’unicité absolue du genre humain. Pour la première fois, il est affirmé que les hommes, indépendamment de leurs caractéristiques apparentes, de leurs actions, de leurs qualités et de leurs défauts, sont tous égaux devant Dieu.

La conception marxiste de l’histoire

Éden d’avant le commencement de l’histoire, faute originelle, « chute » dans cette vallée de larmes qu’est le monde, rédemption, communauté des saints, lutte du Bien et du Mal, Apocalypse, Jugement dernier, instauration d’un Royaume restituant le paradis perdu des origines : tous ces thèmes se retrouvent, « ramenés sur terre », « laïcisés », dans la conception marxiste de l’histoire.

Avec Marx, le mythe retombe en effet sur terre. Le paradis redevient, au sens propre, un paradis terrestre. Vision plus absurde encore, plus séduisante aussi. Julien Cheverny écrit :

« Le marxisme ne se vante pas d’être une hérésie chrétienne, mais il ne se fait pas faute de s’emparer des principaux mythes évangéliques ou vétéro-testamentaires pour les réutiliser dans le sens d’un humanisme athée [9]. »

La perspective que Marx institue sur l’histoire est, elle aussi, segmentaire. Elle aussi résulte d’une faute qui remonte aux origines. Le jardin d’Éden se retrouve dans la vision d’un « communisme primitif », correspondant à la période prénéolithique, pratiqué par une humanité vivant à l’état de nature et purement prédatrice. La « faute » est survenue lorsque l’homme, lors de la révolution néolithique, est devenu producteur. Sous la pression du besoin — qui fut sa « tentation » —, il a inventé les moyens de production. Mais cette libération, due aux fruits de la connaissance (l’« Arbre du savoir »), s’est révélée une malédiction, qui trouve sa source dans le travail et dans sa division. Du fait de la division du travail, il est résulté l’aliénation du travail, le salaire, la propriété privée. L’exploitation rationnelle de la nature par l’homme a abouti à l’exploitation de l’homme par l’homme : le rapport du travailleur au maître du travail. En raison de ce péché des structures, le travailleur s’est trouvé aliéné dans le produit de son travail et dans l’acte même de la production. Il est ainsi devenu étranger à lui-même, étranger à sa véritable nature, à l’essence de son être véritable. Et de cette aliénation du travail, Marx déduit l’aliénation originelle du genre humain : c’est depuis qu’il est entré dans l’histoire que l’homme est devenu étranger à lui-même. Malheureusement, une rédemption est possible. De même que la « libération » par le travail organisé s’est révélée une malédiction, de même cette « malédiction » va s’inverser dialectiquement en une possibilité de libération.

La lutte des classes, moteur de l’histoire

La même aliénation originelle qui a produit l’entrée dans l’histoire a produit, de façon indissociable, le conflit, générateur d’injustices. Le conflit s’explique en effet par la lutte des classes, qui découle de l’aliénation du travail et de la définition de l’homme comme « producteur conscient » — la production « idéologique » étant à placer à côté de l’autre. C’est parce qu’il y a lutte des classes qu’il y a conflit ; et c’est parce qu’il y a conflit qu’il y a histoire, que l’homme devient historiquement. Pour Marx, la lutte des classes est le moteur et la cause de l’histoire. « Selon notre conception, écrit-il dans l’Idéologie allemande, toutes les collisions de l’histoire ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et les formes de relations. » Or, cette lutte des classes ne cesse de s’aggraver jusqu’à provoquer une prise de conscience équivalant au fait de l’Incarnation. Grâce à cette prise de conscience rédemptrice, l’homme va pouvoir racheter sa condition et assurer son salut. Tout comme la Rédemption de Jésus avait abouti à l’organisation d’une Église et à l’institution d’une communauté des saints, la rédemption par le prolétariat va aboutir à son organisation au sein des partis communistes. Devenu conscient et organisé, le prolétariat va pouvoir lutter contre les forces mauvaises. Cette lutte s’intensifiera jusqu’à devenir apocalyptique. Mais en dépit des obstacles qu’elle rencontrera sur sa route, elle finira nécessairement par la défaite des forces mauvaises. Et après la lutte finale, les exploiteurs et les exploités seront définitivement séparés. La terre sera purgée des méchants. L’aliénation sera supprimée. Il n’y aura plus de classes — et comme les classes sont le moteur et la cause de l’histoire, il n’y aura plus d’histoire. Le communisme préhistorique sera restitué par la société sans classes, tel le jardin d’Éden par le Royaume des Cieux, de façon sublimée : tandis que la société communiste primitive était affligée par la misère matérielle, la société communiste post-historique jouira d’une satisfaction parfaitement équilibrée de ses besoins.

Le prolétariat apparaît ici comme une sorte de Messie collectif. Marx ne cesse de décrire la première histoire de l’humanité comme la lente montée vers sa conscience du sentiment de sa « mission historique » (La sainte famille). A l’enseigne du principe logico-métaphysique de l’identité, Marx le conçoit comme un « universel » scolastique, ce qui implique une conception unitaire du temps. Élément rédempteur, le prolétariat n’est en effet défini que par rapport au Mal. Il est à la fois le produit de l’aliénation du travail et la base de sa destruction future. C’est ce rapport dialectique de « négation de l’antinomie » qui fonde sa mission historique et toute l’eschatologie qui en découle. Son but n’est pas extérieur à lui-même ; à peine est-il le fruit de sa volonté : il est dans son existence, dans son être même. Destiné à restituer à l’homme son essence perdue, il n’existe qu’en tant qu’il n’a pas encore rempli sa tâche.

L’aliénation, ferment de la libération

Chez Marx, l’histoire a donc un caractère finaliste, téléologique évident. Le temps historique devient chez lui un « temps pur », à caractère métaphysique. Par ailleurs, sa thèse se résume en la croyance que l’essence de l’homme est radicalement distincte de tout ce qui, depuis la révolution néolithique, a fondé l’histoire de l’homme. Il y a enfin inversion de la polarité positive et négative du fait de l’aliénation, dans un sens purement messianique. De même que, dans la conception chrétienne, le péché, tout en étant le produit d’une faute, est en même temps nécessaire au rachat, chez Marx, l’aliénation du travail, produit du « péché des structures », était nécessaire au surgissement de l’élément rédempteur. Dans une certaine mesure, l’homme se réalise donc par l’aliénation jusqu’au moment où, reconnaissant son essence aliénée, il prend conscience de son « humanité » et peut ainsi œuvrer à se défaire de son aliénation. C’est pourquoi le passage à la société sans classes doit objectivement sortir du maximum d’aliénation, de même que l’avènement du Royaume des Cieux doit logiquement succéder à la venue de l’Antéchrist et à l’Armageddon final. C’est pourquoi aussi Marx estime que la bourgeoisie, en tant que « force de progrès », a joué un rôle objectivement positif, dans la mesure où, en réduisant les rapports humains à des rapports d’argent, elle a hâté la prise de conscience du prolétariat. D’où cette remarque des Manuscrits de 1844 : « La vie humaine avait besoin de la propriété privée pour se réaliser […]. Ce n’est que par l’industrie développée, c’est-à-dire par le moyen terme de la propriété privée que l’essence ontologique de la passion humaine atteint et sa totalité et son humanité. »

La fin du divorce entre l’homme et sa propre nature

En quoi consistera la révolution communiste ? Marx répond : en l’appropriation par l’homme de son propre être. Dans la société sans classes, l’homme opérera un retour à son être antérieur — mais un retour qui conservera toute la richesse née du développement historique. Il redeviendra une « unité sociale », où l’être et sa pensée seront réconciliés. L’homme total s’appropriera la totalité de l’homme ; ses sens seront « humanisés », ses organes physiques et mentaux seront transformés. La science de l’homme et celle de la nature, ce sera tout un. La révolution mettra fin à l’« histoire naturelle de l’humanité », c’est-à-dire à la période durant laquelle l’homme aura lutté contre la nature, sans d’ailleurs se détacher d’elle. Elle permettra la reconquête de l’identité perdue du fait de l’aliénation, par-delà la négativité prolétarienne vécue comme contradiction. Ce qui signifie que le communisme, restituant à l’homme son essence, réalisera la « négation de la négation », la fin du divorce entre l’homme et sa propre nature. Le prolétariat, voyant de ce fait sa mission achevée, du même coup disparaîtra : il se « re-niera » en tant que négatif de la société bourgeoise, sa victoire impliquant, avec celle de son contraire, sa propre suppression.

Étant une société non productrice d’historicité, la société sans classes verra la disparition de tout ce qui aura fondé l’homme au cours de son histoire : la philosophie, la religion, les idéologies, l’économie politique, l’État. En fait, l’avènement de la totalité entraînera la fin de tout. « Pour Marx, précise M. Henri Lefebvre, le sens de l’histoire coïncide avec sa fin, dans la substitution d’un autre genre de société aux sociétés historiques (nées de l’histoire, au cours de l’histoire) […]. Que ceci soit clair : selon Marx, la fin de l’histoire, c’est bien la fin de tout (de l’existant tout entier) pour la réalisation du total [10]. »

Le rêve d’une société sans classes

Si les communistes se montrent aujourd’hui allusifs, voire discrets, pour décrire concrètement la société sans classes, les pères fondateurs de leur théorie se sont faits plus explicites. Dans leur Critique du programme de Gotha, Marx et Engels déclarent « inéluctables le dépérissement de l’État et la fin des antagonismes de classes. Dans la société sans classes, dit Karl Marx (Manuscrits de 1844), le besoin d’argent sera remplacé par le « besoin d’amour ». Il n’y aura plus de « médiateur » entre l’homme et la nature : tout sera dans tout, et vice versa. Ce sera le règne magique de l’abondance : « Tous les produits seront abondants, toutes les plaies seront depuis longtemps fermées et chacun pourra prendre autant qu’il lui faudra [11]. » Égaux parce que fondamentalement identiques, les individus deviendront interchangeables. Dans la production comme dans la conjugalité, rôles sociaux et rôles sexuels seront remplis pareillement par chacun. Alors, subsidiairement, se réaliseront les paroles de Paul : il n’y aura plus « ni hommes ni femmes, ni maîtres ni esclaves, ni Grecs ni Juifs ».

Nicolas Boukharine, à qui l’on doit de belles envolées lyriques, indique que, dans la société communiste, il n’y aura plus de parasites, l’homme sera meilleur, « la culture humaine s’élèvera à une hauteur jamais atteinte », « le joug de la nature sur l’homme disparaîtra », « l’humanité mènera, pour la première fois, une vie vraiment raisonnable ». « Dans le régime communiste, écrit-il, il n’y aura pas de directeurs perpétuels, d’usines, où des gens passent toute leur vie sur le même travail. Aujourd’hui, il en est ainsi […]. Rien de pareil dans la société communiste ! Là, tous les hommes jouissent d’une large culture et sont au courant de toutes les branches de la production ; aujourd’hui, j’administre, je calcule combien il faudra fabriquer, pour le mois prochain, de pantoufles ou de petits pains ; demain, je travaille dans une savonnerie, la semaine suivante, peut-être, dans une serre de la ville, et trois jours après, dans une station électrique […]. (Ainsi), dans le régime communiste, il n’y a ni prolétaires, ni capitalistes, ni ouvriers salariés : il n’y a que de simples humains, des camarades. Il n’y a pas de classes, pas non plus de lutte de classes, pas d’organisation de classe. Par conséquent, il n’y a pas d’État non plus [12] ».

Le caractère métaphysique de la conception marxiste de l’histoire est ainsi amplement établi. Cette inscription de la doctrine de Marx dans l’espace de la métaphysique se lit à plusieurs niveaux : dans sa distinction du sujet et de l’objet, dans sa croyance dogmatique en une réalité « chosiste », dans son eschatologie. Ce penchant métaphysique est particulièrement net chez le jeune Marx, le Marx « feuerbachien » des Manuscrits de 1844, qui cultive l’utopisme évangélique, voit dans la révolution communiste la (re)création de l’« homme total », appelle de ses vœux l’instauration du « règne de l’amour », etc. Après 1845-46, à l’occasion de sa lutte contre Kriege, Marx récuse le « socialisme chrétien » et se défend de confondre les « prolétaires » avec les « pauvres ». Il prend aussi de la distance vis-à-vis du concept d’« aliénation » et, plus prudemment, définit surtout la révolution par le bouleversement du salariat. Dans L’idéologie allemande, la transformation de l’homme est ainsi subordonnée à la transformation pratique du monde. Il reste que le jeune Marx — celui d’avant la « coupure épistémologique », que de plus en plus de néo-marxistes redécouvrent aujourd’hui — est aussi le plus authentique et le plus direct. Cette opinion est celle d’auteurs aussi différents que Jean-Yves Calvez et Louis Althusser [13]. « La conception marxiste de l’histoire, souligne M. Jean-Marie Benoist, demeure sinon unitaire, du moins unifiable, c’est-à-dire toujours logée chez Aristote et Platon, et, à travers eux, chez Parménide [14]. »

Le Christ et le prolétaire : deux martyrs de l’histoire

Nombreux sont les auteurs, depuis Gustave Le Bon et Bertrand Russell jusqu’à Pierre Fougeyrollas, Jules Monnerot et René Sédillot [15], qui ont constaté l’évidente parenté structurale des conceptions marxiste et judéo-chrétienne de l’histoire. Julien Cheverny, pour ne citer que lui, écrit : « A la ressemblance du Christ, le plus humilié des dieux, le prolétariat, la plus humiliée des classes, sera le médiateur d’une rédemption et l’operateur du salut. La Révolution tiendra lieu d’Esprit-Saint et l’Histoire, de Vierge-Mère qui accouche dans la violence et le sang. Le Parti sera la nouvelle communauté ecclésiale ou le nouvel ordre monastique, il sera la nouvelle Église, avec ses théologiens et ses docteurs, ses martyrs et ses inquisiteurs. Capitalisme et bourgeoisie appelleront les mêmes revanches et les mêmes vengeances que la Babylone biblique et la Grande Prostituée de l’Apocalypse. La cité sans classes réalisera la Jérusalem céleste dès lors que le travail, de malédiction, se changera en dignité, et le sexe, de faute, se transformera en bonheur et en paix [16] ».

Dans les deux systèmes, l’explication de départ repose sur un acte de foi : Marx ne démontre aucun de ses postulats, tandis que l’anthropologie moderne dément radicalement l’idée d’un homme « originellement bon » ; Albert le Grand et saint Thomas, renonçant à prouver la création ex nihilo, admettent que la raison, réduite à ses propres ressources, est impuissante à démontrer la nouveauté du monde, et affirment que celle-ci doit être crue sur la foi des Écritures.

Dans les deux systèmes, l’histoire, conçue de façon segmentaire, avec un début et une fin, se voit attribuer une valeur négative. Dans les deux cas, le monde est dévalué au profit d’un arrière-monde : l’au-delà dans la conception chrétienne, l’en deçà dans la conception marxiste. Dans les deux cas, l’humanité actuelle est « vouée à l’extermination [17] » et le monde doit finir nécessairement. Dans les deux cas, l’aboutissement de l’histoire, identifié au triomphe d’une Vérité absolue, entraîne la résorption du devenir de l’humanité et la restitution sublimée d’un état antérieur « paradisiaque ». Dans les deux cas, la détermination de l’histoire n’est pas le fait de l’homme, mais de quelque chose qui le transcende : il a beau jouir, ici, de son « libre arbitre », là, de la possibilité de faire l’histoire au sein de sa classe, sa « liberté » se borne à accepter ou à ne pas accepter un sens de l’histoire qui, de toute façon, s’accomplira indépendamment de ses choix ; dans les deux cas, l’homme est l’acteur d’une pièce qu’il n’a pas écrite. Dans les deux cas, enfin, la fin des temps, toujours décrite comme prochaine, est perpétuellement repoussée à « plus tard ». Jésus avait dit à ses disciples que le « siècle » ne passerait pas sans qu’ils assistent à son Retour en Gloire. Mais la Parousie s’est fait attendre, et l’Église s’est accoutumée à répéter : « L’an prochain, dans la Jérusalem des Cieux. » De même tandis que Boukharine annonçait l’instauration de la société sans classes au bout de « deux ou trois générations », les théoriciens communistes ont pris le parti d’affirmer que le « stade de transition » sera, selon le mot de Marx, le « produit d’un long et douloureux développement ». Et c’est à ce « stade de transition » — dont les pays socialistes ne voient toujours pas l’aboutissement — que correspond, chez saint Thomas, le « troisième état », entre le temps et la synagogue et celui de la Parousie, état dans lequel le principe de salut est déjà donné et agissant, mais n’a pas encore libéré toute son efficacité.

Nietzsche et l’éternel retour

C’est à Friedrich Nietzsche (1844-1900) que l’on doit, d’une part, la réduction du christianisme et de toutes les variétés idéologiques de socialisme au dénominateur commun de la pensée égalitaire, et, d’autre part, la restitution, sous une forme sublimée, de la conception de l’histoire qui fut celle de l’Europe antique. Au travers de son œuvre, Nietzsche jette en effet les bases d’un projet diamétralement opposé à la conception égalitaire et segmentaire de l’histoire. Il le fait à sa manière, non d’une façon conceptuelle, mais d’une façon imagée, en ayant recours à la poésie et au mythe. Affirmant que le devenir historique est commandé par l’Éternel Retour de l’Identique, il écrit : « Tout vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit — et revient. Tout va, tout revient : la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit ; le cycle de l’existence se poursuit éternellement. Tout se brise, tout s’assemble à nouveau, éternellement se bâtit le même édifice de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau, l’anneau de l’existence reste éternellement fidèle à lui-même. A chaque moment, commence l’existence ; autour de chaque Ici se déploie la sphère Là. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux. »

« La vérité est courbe, le temps aussi est un cercle »

On a beaucoup écrit sur l’Éternel Retour. On en a déduit que « rien de nouveau » ne peut se présenter, que tout dépassement est exclu — ce qui paraît contradictoire par rapport à l’idée du Surhumain, qui fut également développée par Nietzsche. D’une façon plus générale, on y a vu une simple redite de la conception cyclique de l’histoire qui avait été celle de l’Antiquité. Or, Nietzsche nous a lui-même mis en garde contre une pareille illusion. Lorsque, sous le Portique qui porte le nom d’Instant, Zarathoustra interroge l’Esprit de Pesanteur sur la portée des deux chemins éternels qui, venant de directions opposées, se rejoignent en ce lieu et à cet endroit précis, celui-ci répond : « Tout ce qui est droit est mensonger, la vérité est courbe, le temps aussi est un cercle. » Alors Zarathoustra réplique avec violence : « Ne te rends pas, ô nain, les choses plus faciles qu’elles ne le sont ! », Dans un autre passage, Nietzsche écrit aussi : « On ne ramène pas les Grecs. » Que veut-il donc dire avec l’image du Retour ?

Une autre conception du temps

Pour comprendre la conception de l’histoire que nous propose Nietzsche, il faut la mettre en parallèle avec l’idée d’une perspective quadridimensionnelle — dont nous sommes redevables à la conception relativiste de l’univers physique. Alors que, dans l’Antiquité, les instants étaient encore vus comme des points se succédant sur une ligne, chez Nietzsche, le devenir est conçu comme un ensemble de moments dont chacun forme comme une sphère à l’intérieur d’une « supersphère quadridimensionnelle » (une dimension spatiale, trois dimensions temporelles), en sorte que chaque moment occupe le centre par rapport aux autres. Dans cette perspective, non seulement l’univers n’a ni début ni fin, mais l’image la plus appropriée pour exprimer l’idée du temps n’est plus le cercle (comme dans la conception cyclique des Anciens), mais la sphère. Le temps est une sphère : le centre est partout. Et la « position totale » de l’ensemble des forces revient toujours, parce que chaque combinaison conditionne une infinité d’autres combinaisons.

Les conséquences d’une telle vision sont considérables. Pour Nietzsche, le passé ne correspond nullement à ce qui a été une fois pour toutes. De même, l’avenir n’est plus l’effet obligatoire de tout ce qui l’a précédé dans le temps — ainsi qu’il en va, pour l’essentiel, dans la conception linéaire et segmentaire de l’histoire. A tout moment présent, l’actuel, le passé et l’avenir coïncident dans un même lieu/ instant. Nietzsche reconnaît que passé et futur ne sont perçus comme tels que pour autant qu’ils s’inscrivent dans notre présent, mais il définit ces trois « temps » (passé, actuel et futur) comme les trois dimensions de chaque lieu/instant, en précisant que ces trois dimensions se trouvent remises en cause à chaque fois, qu’elles se configurent diversement selon les perspectives en fonction desquelles on les ordonne. De cette façon se trouve restituée la tridimensionnalité du temps : pour chaque événement (historique), il y a tridimensionnalité temporelle et unidimensionnalité spatiale, de même que, pour chaque élément (macrophysique), il y a unidimensionnalité temporelle et tridimensionnalité spatiale. En d’autres termes, le passé, l’actuel et le futur correspondent, pour le temps historique, à ce que sont la hauteur, la largeur et la profondeur dans la conception classique de l’espace macrophysique.

L’homme reste libre du passé comme de l’avenir

Dans cette nouvelle perspective, l’homme n’est plus un point sur une ligne, dont le chemin (irréversiblement) parcouru s’appellerait le « passé », et dont le chemin restant (irréversiblement) à parcourir s’appellerait l’« avenir ». Il est, à chaque instant de l’histoire, le vivant carrefour où s’entrecroisent les trois dimensions du passé, de l’actuel et du futur, dimensions dont il lui suffit de déplacer la perspective pour modifier la configuration. A tout endroit où l’homme se situe, il y a une infinité de futurs possibles correspondant à l’infinité de perspectives qu’il peut instituer dans le temps. Dès lors, le passé n’est rien d’autre que le projet auquel l’homme cherche à conformer son action sur le temps historique, projet conçu en fonction de l’image qu’il se fait de lui-même et qu’il s’efforce d’incarner. Au sens propre, le passé devient l’ « imagination », la préfiguration de l’avenir. Et c’est parce qu’il est situé à une intersection, où tout, perpétuellement, peut être remis en jeu, que l’homme, que chaque homme — et de même, chaque peuple, chaque culture, chaque époque — se fait de l’histoire une conception à nulle autre pareille, institue sur l’histoire une perspective qui lui est propre, en même temps qu’il est lui-même, dans l’histoire, une perspective entre une infinité d’autres possibles.

Évacuant le finalisme et le providentialisme de l’histoire, l’Éternel Retour n’assujettit l’homme à aucun déterminisme. Il n’implique pas que tout ce qui est pareil se répète, mais que tout ce qui diffère se répète pareillement. L’idée qu’il développe est que seul l’impossible n’est pas possible, que seul est possible ce qui a été et qui sera encore, qu’une force déterminée ne peut pas être autre chose précisément que cette force déterminée, que, sur une quantité de résistance donnée, elle ne se manifeste pas autrement que dans une mesure conforme à sa force, qu’« arriver » est nécessairement une tautologie, etc. Ce qui veut dire que la variété que l’on constate dans le monde — ici, Nietzsche anticipe brillamment sur le structuralisme moderne — provient de la variété de ses agencements : la nouveauté provient eu fait que toute modification particulière de l’arrangement des choses entraîne une modification générale de tout l’arrangement des choses.

Au contraire de Marx, Nietzsche, dans le Crépuscule des faux dieux, ne parle pas seulement en termes de société, mais en termes de civilisation. Contre le socratisme et le judéo-christianisme, il prêche les droits de l’homme vivant contre l’homme théorique. Dans le socialisme, il décèle une redite de cet « évangile des petits » qui rend petit, une résurgence de ce « poison de la doctrine des droits égaux pour tous » par quoi « le christianisme a détruit notre bonheur sur terre ». A l’inéluctabilité de la société des égaux, il oppose la possibilité permanente d’une société aristocratique, rendant à chacun selon ses mérites, où l’homme serait la mesure de toutes choses, où la vie se justifierait par elle-même, et qui enrichirait le monde au lieu de l’appauvrir.

L’histoire, une façon pour l’homme de devenir

Par suite, l’histoire n’est nullement à définir comme une suite d’événements ou de faits sans enchaînements, comme la simple succession des générations ; elle n’est pas non plus un « spectacle » ou un « objet de culte ». Elle est la perpétuelle transformation des sociétés par cette conscience historique qui est un spécifique de l’homme. L’histoire est la façon de devenir de l’homme : l’homme en tant qu’homme devient historiquement — et ce devenir ne dépend que de lui seul. Le « sens de l’histoire » n’est pas indépendant de sa volonté. Se demander quel est le sens de l’histoire, c’est se demander si l’homme lui-même a un sens : l’histoire prend un sens par rapport à la perspective la plus forte que l’homme institue sur elle. Dans cette conception qui nous est proposée par Nietzsche, l’homme est le seul qui fasse l’histoire — non en tant qu’il s’inclut dans une classe ou qu’il satisfait aux prescriptions d’une dogmatique, mais en tant qu’homme totalement libre, non déterminé, trouvant en lui-même seulement la possibilité d’être plus que lui-même. L’histoire est totalement son fait : faber suae fortunae. Sa liberté consiste à pouvoir toujours choisir entre toutes les perspectives possibles, seule situation dans laquelle cette liberté n’est pas un faux-semblant. Grâce à son action dans (et sur) le temps, l’homme dépasse l’objet par tout ce qui ne se laisse pas réduire à lui. Le chaos n’est pas ce qui était « avant » — toutes choses étant à la fois devenues et non encore devenues —, mais ce qui risque d’être informe : c’est le « chaos de tout », un chaos éternel lui aussi, excluant la finalité et l’ordonnancement univoque des événements, qui est la condition même du mouvement « sphérique » des choses au sein du devenir. Étant librement créateur, l’homme est aussi créateur de lui-même ; il se suffit à lui-même. Et ce qui vaut des personnes vaut aussi des cultures et des peuples.

Vision segmentaire, vision sphérique de l’histoire : on ne peut imaginer deux conceptions de l’histoire plus fondamentalement opposées. Instituant des perspectives contradictoires sur le monde, elles mettent en jeu deux mentalités, deux sensibilités radicalement différentes. Dans la première, l’homme n’a que la « liberté » d’accepter et au besoin de hâter l’avènement du Royaume des Cieux ou de la société sans classes — ce qui implique la fin de l’histoire. Dans la seconde, il reste à tout moment, s’il le veut, libre d’imposer sa volonté au devenir historique, de le modeler conformément au projet dont il se représente à lui-même l’image. Cette liberté est essentiellement tragique. La volonté de l’homme peut se révéler assez forte pour lui permettre de continuer l’histoire, mais elle peut aussi se révéler insuffisante. L’homme peut sortir ou ne pas sortir de l’histoire. Il peut atteindre au surhumain ou retomber à l’état de nature, au sous-humain. Le mot « fin » de l’histoire n’est pas le fin mot de l’histoire. La fin du monde est une possibilité, parmi d’autres ; elle n’est en rien une nécessité. (Et même, à cette possibilité, l’univers reste froid, muet et indifférent.)

Le choix offert aux hommes de notre époque, à des hommes qui ne sont hommes que parce qu’ils sont devenus historiquement, se ramène, en fin de compte, à savoir s’ils veulent ou non se continuer eux-mêmes. Quel est ce choix ? « Nietzsche, écrit M. Giorgio Locchi, nous dit qu’il est à faire entre le « dernier homme », c’est-à-dire l’homme de la fin de l’histoire, et l’élan vers le surhomme, c’est la régénération de l’histoire. Nietzsche considère que ces deux options sont aussi réelles que fondamentales. Il affirme que la fin de l’histoire est possible, qu’elle doit être sérieusement envisagée, exactement comme est possible son contraire : la régénération du temps historique. En dernier ressort, l’issue dépendra des hommes, du choix qu’ils opéreront entre les deux camps, celui du mouvement égalitaire, que Nietzsche appelle le mouvement du dernier homme, et l’autre mouvement, que Nietzsche s’est efforcé de susciter, qu’il a déjà suscité et qu’il appelle son mouvement. »

Alain de Benoist

Alain de Benoist, né en 1943, est coauteur de plusieurs ouvrages dont « Avec ou sans Dieu » (1970) et « Morale et Politique de Nietzsche » (1974). Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_de_Benoist ainsi que le site http://www.alaindebenoist.com/


[1] G. Locchi: « L’histoire », in Nouvelle École. no 27-28, 1975

[2] L. Rougier : Celse ou le Conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif (Paris, Éditions du Siècle, 1925-1926).

[3] L. Rougier, op. cit.

[4] A la question de l’origine du Mal, Nietzsche a donné, dans Par-delà le Bien et le Mal, une réponse qui en vaut bien une autre : « Écoutez-moi bien, car c’est rare que je parle en théologien : ce fut Dieu lui-même qui, au terme de sa journée de travail, se mit sous l’Arbre de la connaissance, prenant la forme du Serpent : il se reposait ainsi d’être Dieu […]. Le démon n’est rien d’autre que l’oisiveté de Dieu chaque septième jour. »

[5] H. Urs von Balthasar : Théologie de l’histoire (Paris, Fayard, 1970).

[6] K. Löwith : Weltgeschichte und Heilsgeschehen.

[7] M.-J. Nicolas : Évolution et christianisme (Paris, Fayard, 1973).

[8] K. Rahner et H. Vorgrimler : Dictionnaire de théologie catholique (Paris, Le Seuil, 1970).

[9] J. Cheverny: Sexologie de l’Occident (Paris, Hachette, 1976).

[10] H. Lefebvre : La fin de l’histoire (Paris, Éd. de Minuit, 1972).

[11] N. Boukharine : ABC du communisme (Paris, Libr. de l’Humanité, 1925).

[12] N. Boukharine : op. cit.

[13] La pensée de Karl Marx (Paris, Le Seuil, 1956) et Louis Althusser : Pour Marx (Paris, Maspero, 1965).

[14] J.-M. Benoist : Marx est mort (Paris, Gallimard, 1970).

[15] P. Fougeyrollas : le Marxisme en question (Paris, Le Seuil, 1959) ; J. Monnerot : Sociologie du communisme (Paris, Gallimard, 1963) ; R. Sédillot : L’histoire n’a pas de sens (Paris, Fayard, 1965).

[16] J. Cheverny, op. cit.

[17] Sag. 18, 15.