A. David-Neel
Coup d'œil sur les écoles philosophiques tibétaines de la "Transmission orale" dites des "Doctrines secrètes"

Le salut bouddhique est hautement intellectuel. Il consiste à voir ce qui est au lieu de contempler des fantasmagories que nous construisons nous-mêmes. Lorsqu’ils préconisent la culture de la perspicacité, de la vue intense, les Docteurs des doctrines traditionnelles de la transmission orale sont donc en parfait accord avec la doctrine fondamentale du Bouddhisme. Les Maîtres des Écoles de la Tradition orale insistent sur le caractère instantané et essentiellement transitoire de tous les phénomènes. Ils enseignent aussi que les corps qui nous apparaissent comme étant solides sont, en réalité, composés de particules en mouvement. L’apparence de solidité et de durée est due à la rapidité prodigieuse avec laquelle les particules se meuvent.

(Revue Spiritualité. No 39-40. Février-Mars 1948)

Notes d’une Conférence faite à Bruxelles par Mme A. DAVID-NEEL

Beaucoup d’histoires absurdes ont été racontées concernant des Écoles dispensant un enseignement dit « secret » qui existeraient au Tibet. De semblables histoires sont encore colportées, de nos jours, à travers les divers pays de l’Occident. Il peut donc être utile de présenter, à ceux que la question intéresse, un tableau exact de ce que sont réellement, au Tibet, les Écoles détentrices de Doctrines et de Méthodes d’entraînement intellectuel et spirituel traditionnels.

D’abord, lorsque je dis « École » j’entends ce terme au sens de « corps de doctrines » exposées par des Maîtres successifs. Il ne s’agit pas du tout de « cours » faits par des professeurs et suivis régulièrement par des étudiants comme cela pourrait être dans une sorte d’Institut de genre universitaire.

Il existe, en effet, au Tibet, des lignées de « Docteurs de la Loi » qui déclarent posséder des doctrines philosophiques et des méthodes de développement des facultés intellectuelles et spirituelles qui, depuis une haute antiquité, ont été transmises de maître à disciple, dans la secte à laquelle ils appartiennent.

Toutes ces sectes affirment qu’elles professent le Bouddhisme. Mais seuls, les profanes ignorant l’histoire du Bouddhisme croient qu’il n’existe qu’une espèce de Bouddhisme. Il est loin d’en être ainsi. La complète liberté de pensée permise aux disciples du Bouddha a conduit les plus intellectuels de ceux-ci à élaborer, au cours des siècles, de nombreuses théories qui se présentent comme des interprétations ou des développements des principes fondamentaux énoncés par le Bouddha.

Nous nous trouvons donc, ainsi, en présence de diverses formes de Bouddhisme représentées dans les différentes Écoles tibétaines de la « Tradition Orale ».

Toutefois, si nous voulons nous faire une idée correcte du caractère de ces Écoles, nous devons savoir que les Maîtres s’y gardent, généralement, de proposer des théories à ceux qu’ils ont admis comme disciples.

Ceux-ci ne doivent point s’attendre à la révélation soudaine de vérités particulières. Ce qu’ils obtiendront du Maître, ce seront des indications propres à leur permettre de cultiver eux-mêmes, en eux, un certain genre d’énergie.

Quel genre d’énergie ? A cette question le Maître répondrait qu’il n’existe qu’une sorte d’énergie mais que celle-ci peut être employée de mille façons différentes pour des milliers de buts.

Dans le cas que nous examinons il s’agit pour le disciple:

1) de développer en lui de l’énergie;

2) d’utiliser cette énergie pour accroître ses facultés d’investigation afin de parvenir à connaître;

3) de l’utiliser pour agir en conformité avec la connaissance acquise.

En somme, le but visé est d’opérer la transformation complète de celui qui entreprend cet entraînement; d’en faire un être différent d’un homme ordinaire. Programme ambitieux… programme ridicule, parce qu’impossible à réaliser, penseront beaucoup de gens.

Mais ce n’est pas à « beaucoup de gens » que l’enseignement des Écoles tibétaines de la tradition orale s’adresse.

Mais voyons: j’ai dit connaître.

Connaître quoi ? … Connaître une réalité cachée sous les apparences. Ne pas être dupe de ces apparences comme le sont la majorité des hommes. Ne pas accepter, sans réflexion, les choses telles qu’elles paraissent être à première vue ou telles que la plupart des hommes les considèrent.

Voir, enfin, avec cette vision pénétrante qui plonge au fond des choses et que les Tibétains appellent lags thong, c’est-à-dire : « voir davantage ».

Je crois bien que ces mots « voir davantage » résument tout le programme de ces Écoles. Voir davantage dans le domaine physique comme dans le domaine mental. Et lorsque l’on connaît : agir avec les moyens que cette connaissance procure.

Les Tibétains discernent un côté dangereux dans la puissance résultant d’une connaissance profonde des choses dans le domaine physique comme dans le domaine mental et dans la connaissance du mécanisme auquel les phénomènes obéissent.

Cette puissance, disent-ils, peut s’exercer de maintes façons suivant le caractère de celui qui la possède. Elle peut servir au mal comme au bien. Elle peut aussi se retourner contre celui qui l’a partiellement développée et qui n’en est pas complètement maître. On cite à ce sujet, des faits effarants. Il faut certainement tenir compte de beaucoup d’exagération mais j’ai, pourtant, de bonnes raisons de croire que certaines histoires d’apprentis magiciens qui ont trouvé la mort ou la folie au cours des rites qu’ils pratiquaient sont authentiques. J’ai pu en voir quelque chose de près.

Si je mentionne ceci, c’est incidemment, parce que vous pouvez en avoir entendu parler.

Les Maîtres éminents des Écoles de la transmission traditionnelle sont des philosophes. Ils ne voient dans ces effets anormaux que le résultat d’un dérèglement des fonctions mentales produisant un dérèglement des fonctions physiques. L’un et l’autre étant l’œuvre de l’individu, lui-même, qui en est la victime.

Savoir est toujours excellent, disent-ils, à condition de savoir véritablement, de savoir à fond. Ils croient aussi, que tous les hommes ne sont pas aptes à savoir de cette manière.

Ne croyons-nous pas, aussi, que tous les hommes ne sont pas aptes à être de grands mathématiciens et à comprendre les théories d’Einstein ou d’autres théories analogues ? Ils croient, encore, que la majorité des hommes n’a aucun désir de savoir, aucune curiosité à l’égard du comment des choses et de leur nature et ils croient, surtout, que peu nombreux sont ceux qui ont la volonté et la persévérance nécessaires pour se livrer à des investigations prolongées.

Pour ces raisons, ils se tiennent sur la réserve, admettent peu de disciples et c’est cela, qui a valu à leur enseignement le nom de « doctrine secrète ».

Il ne faut point perdre de vue que les Maîtres dont nous parlons professent le Bouddhisme. Les théories, si mêlées de tantrisme qu’elles soient, qu’ils ont adoptées ont un fond solide de Bouddhisme et vous vous rappellerez que l’injonction formelle faite par le Bouddha à ses disciples est: « Débarrassez-vous des notions erronées, acquérez des vues justes. »

Le salut bouddhique est hautement intellectuel. Il consiste à voir ce qui est au lieu de contempler des fantasmagories que nous construisons nous-mêmes. Lorsqu’ils préconisent la culture de la perspicacité, de la vue intense, les Docteurs des doctrines traditionnelles de la transmission orale sont donc en parfait accord avec la doctrine fondamentale du Bouddhisme.

Les Maîtres des Écoles de la Tradition orale insistent sur le caractère instantané et essentiellement transitoire de tous les phénomènes. Ils enseignent aussi que les corps qui nous apparaissent comme étant solides sont, en réalité, composés de particules en mouvement. L’apparence de solidité et de durée est due à la rapidité prodigieuse avec laquelle les particules se meuvent.

L’on trouve cette théorie énoncée en des livres sanscrits, tibétains et chinois.

Ensuite, le Maître de l’École secrète dira à ses disciples: Vous croyez qu’il en est ainsi, mais c’est probablement sur la foi de ce qui est écrit dans les livres. Cela n’est pas de la vraie connaissance. Avez-vous saisi, senti, avez-vous vu cette impermanence foncière, ce manque de nature propre des choses qui ne sont que des agrégats d’éléments divers ?

Vous n’avez sans doute pas appréhendé directement ces faits. Ce n’est pourtant que si vous le faites que vous en aurez une connaissance réelle. Autrement vous n’aurez que la foi et la foi est l’opposé de la connaissance.

S’il était ici, un de ces Docteurs pourrait nous dire: Vous, Occidentaux, vous croyez que la lumière prend du temps pour voyager.

Vous devez en conclure que les phénomènes, les événements que vous voyez maintenant ont déjà eu lieu, qu’ils appartiennent déjà au passé quand vous les percevez. Avez-vous bien conscience de cela ?

Avez-vous compris que le fait que vous contemplez comme présent, des événements qui se sont produits dans un passé reculé à des points infiniment distants de l’univers doit vous induire à changer complètement vos notions concernant ce que vous appelez le temps: le passé, le présent, l’avenir.

A ses disciples le Maître demande simplement: Le temps existe-t-il ? Y a-t-il un passé, un présent, un futur ?

Cette question peut nous paraître absurde. Eh bien, ce sont des questions d’apparence ridicule comme celle-ci que les Maîtres des Écoles secrètes invitent leurs disciples à se poser. Pourquoi ? Parce qu’ils veulent les amener à faire table rase de toutes leurs notions; à se préparer à un renversement complet de toutes leurs anciennes idées.

Le temps ? … Est-il vrai qu’une sorte de panorama défile devant un spectateur immobile tandis que celui-ci découpe ce panorama en tranches qu’il intitule « hier » « aujourd’hui » « l’année dernière » « il y a vingt ans », etc.

L’un des Maîtres de la secte chinoise Ts’an voyait inversement. Il a exprimé sa conception dans une de ces déclarations imagées que les membres de cette secte appellent kwain en chinois et koan en japonais, ce qui veut dire à peu près un « problème ».

« Merveille! » s’exclama ce Maître. « Je suis sur le pont, et voyez, ce n’est pas la rivière qui coule, c’est le pont qui avance ? »

Un Tibétain exprimait la même idée en disant : « Le paysage reste immobile, c’est le cavalier qui court. »

Il y a plus d’une façon de comprendre ces déclarations.

Pour employer une image, nous pouvons nous regarder avancer parmi une série d’événements, de phénomènes rangés le long de notre route. La situation que nous donnons à ceux-ci est due à notre propre vélocité. Nous laissons derrière nous certains « paysages », c’est-à-dire certains aspects du monde, certains événements, certains phénomènes et parce qu’ils se trouvent derrière nous, nous les appelons « passé ». En disant « passé » nous imaginons un compartiment spécial du temps, nous tirons une ligne de démarcation entre l’endroit où nous nous trouvons et celui où nous étions hier et cela qui est de l’autre côté de cette ligne, nous le tenons pour choses mortes, pour néant.

Mais en est-il ainsi ? Ce que nous tenons pour fini, pour mort, l’est-il vraiment ? … N’existe-t-il pas toujours comme existent toujours la montagne ou la rivière que le cavalier dans sa course a laissé derrière lui.

Le passé n’est-il pas vivant dans le présent et l’avenir ? N’est-il pas contenu dans le présent? Existe-t-il autre chose qu’un perpétuel présent ? … Il faut se le demander.

Pourtant, il faut se garder d’aboutir à croire qu’il existe des éléments stables, des entités quelconques qui demeurent inchangées sous les phénomènes changeants.

Une telle conception est absolument contraire aux principes fondamentaux du Bouddhisme comme aux doctrines secrètes de la transmission traditionnelle.

L’impermanence est la loi générale. La cause périt lorsque l’effet se manifeste ou, plutôt, c’est la destruction de la cause, sa transformation, qui est l’effet.

Rien n’existe ayant une nature propre, tout est « assemblage »; tout est impermanent; ceci est exprimé en tibétain par « Kang zag dag méd pa — Tcheu dag méd pa » [1]

C’est la répétition de la déclaration, en style lapidaire, des premiers Bouddhistes: « Sabbe sankhara anicca — Sabbe dhamma anatta ».

Pourtant, rien ne s’anéantit. Tout le contenu de ce que nous nommons le « passé » demeure actif.

Les phénomènes matériels, les événements de tous genres, les idées, les pensées et jusqu’aux plus petits mouvements des corps et des esprits de tous les êtres, tout cela demeure à l’état de forces « emmagasinées » peut-on dire, pour user d’une image, dans un « réservoir ».

Les Tibétains appellent ce « réservoir », Kun ji, c’est-à-dire la « base de tout » ou, souvent, Kun ji nampar ches pa [2] , la conscience ou la notion basique fondamentale.

Les auteurs sanscrits emploient le terme Alaya vijnâna : « entrepôt de conscience ».

Ce « réservoir » n’est situé nulle part; il est partout, il est l’univers lui-même. Il est approximativement parlant, le subconscient de l’univers.

Ce réservoir est inépuisable, bien que son contenu s’écoule perpétuellement, parce qu’en même temps qu’il s’écoule sous les formes d’activités qui constituent le monde, d’autre part, tous les êtres et toutes les choses de l’univers y versent continuellement l’énergie que leur activité engendre.

Si je ne me trompe, la seconde loi de thermodynamique qui occupe une place si importante dans la physique moderne, s’oppose à l’idée de ré-employer la totalité de l’énergie émise par les corps. Mais l’univers auquel on applique cette loi est un univers qui est tenu pour être matériel. Au Tibet nous sommes sur un autre plan. L’univers tel que les Maîtres Tibétains le conçoivent n’existe que par l’esprit et dans l’esprit. Il est une création de l’esprit. Il est fait avec la substance de l’esprit.

Une idée analogue apparaît chez quelques physiciens. Je lis dans Eddington: « C’est d’esprit que l’étoffe du monde est faite. » La déclaration apparaît plus nette dans le texte anglais : « The stuff of the world is mind ».

Les anciens philosophes hindous ont donné le nom de vâsanâ (mémoire) à cet emmagasinage d’énergie agissante; quant aux Tibétains ils le dénomment pagchag, ce qui veut dire propension.

Les énergies constituent la mémoire de l’univers, les propensions de l’univers, tendent à la reproduction d’activités qui se sont déjà manifestées précédemment… Elles y tendent toutes, mais non pas toutes avec une vigueur égale. Il s’ensuit que ces forces dissemblables et même, parfois, franchement antagonistes, s’affrontent, se combattent, se neutralisent ou se renforcent, si bien que l’énergie productrice d’activité qui émane du « réservoir » ne donne jamais naissance à des activités exactement identiques à celles qui l’ont alimenté.

Rien n’est absolument prédéterminé. Bien que tout se produise en vertu de causes, il n’y a pas déterminisme rigide permettant de prévoir exactement ce qui sera.

Jamais, est-il dit aussi, un effet n’est le produit d’une seule cause. Il est toujours dû à la combinaison de plusieurs causes qui s’échelonnent en diverses positions dans le temps et dans l’espace: les unes proches, les autres lointaines.

Les Tibétains attachent une grande importance à cette distinction de la cause essentielle gyu et des causes secondaires kien [3], ces dernières étant en nombre indéterminé mais toujours considérable.

Un des exercices de l’entraînement proposé au disciple consiste à débrouiller l’écheveau compliqué des causes secondaires enchevêtrées autour de la cause principale et de découvrir le rôle qu’elles ont joué dans les événements et les phénomènes qui se produisent autour de nous et, surtout, de ceux qui se produisent en nous.

Il faut s’efforcer de découvrir les causes qui ont construit l’individu que nous sommes aujourd’hui.

Connaître ces causes c’est connaître ses vies antérieures.

Les Maîtres des enseignements secrets disent: Il est souvent question dans les textes bouddhistes de la faculté de se rappeler ses existences précédentes. La majorité des Bouddhistes qui ne comprennent pas la doctrine touchant l’inexistence d’un ego ont repris l’ancienne idée hindoue de la réincarnation d’un esprit toujours le même, qui transmigre (le jiva des Hindous).

Ce n’est point ainsi que les initiés aux doctrines secrètes entendent la re-naissance. Pour eux, ce que re-naît, ou plutôt, cela qui a persisté, ce sont des forces. Et celles-ci convergent pour produire un phénomène physique, un individu, les dispositions mentales de cet individu, etc.

La dissociation de ces faisceaux de forces se produit à chaque instant et des associations partiellement ou totalement différentes se forment. C’est en ayant conscience de ce fait que l’on peut s’expliquer la parole du Bouddha « Ce que l’on appelle un homme, c’est un perpétuel changement. »

De même que tous les corps, tous les phénomènes et l’univers tout entier, ce que nous appelons notre moi est un tourbillon dans lequel des forces se précipitent, étant attirées et captées par lui, tandis qu’en même temps, ce tourbillon éjecte d’autres forces qui se joignent à d’autres tourbillons.

Les Maîtres des Sectes secrètes tentent d’entraîner leurs disciples non pas seulement à comprendre que la Vie Universelle est faite de mouvement — un physicien comprend cela — ils veulent entraîner leurs disciples à une acuité de perception qui leur permet de voir tout ce qui les entoure et de se voir, eux-mêmes, sous cet aspect du jeu continuel de l’énergie.

Ayant vu cela, ayant contemplé le spectacle de la vie universelle ils verront que les idées de naissance et de mort, au sens ordinaire de ces termes, sont de pures illusions dénuées de fondement.

Comme le dit le grand philosophe Nâgârjuna : « Il n’y a ni venue à l’existence, ni cessation de l’existence. »

Et nous pouvons rapprocher cette déclaration de celle du Bouddha:

« Un ignorant dit tout est. Un autre ignorant dit rien n’est. Mais pour celui qui connaît suivant la sagesse, il n’y a ni Être ni Non-Être. »

Pour résumer je dirai que l’enseignement donné par les Maîtres Tibétains des Écoles philosophiques dites des « Doctrines secrètes » ou de la « Tradition orale » consiste à inspirer à leurs disciples le désir de pénétrer ce qui existe derrière les apparences que leurs sens leur présentent, derrière les théories généralement admises et derrière le « moi » auquel l’habitude leur fait croire.

Ils les convient à la contemplation d’autres spectacles que ceux qu’ils ont coutume de contempler. Ils les convient, surtout, à se reconnaître autre que celui qu’ils ont toujours connu.

Alexandra DAVID-NEEL

[1] En orthographie tibétaine : kang zag bdag med pa — tchhos bdag med pa.

[2] Respectivement, en orthographie tibétaine : Kun gji et Kun gji rnam par chés pa.

[3] Respectivement écrits rgyu et rgyan.