Dante maitre spirituel, un entretien avec Louis Lallement

Les dogmes et les définitions de foi ne sont jamais que des évocations, en termes humains rationnels, de réalité qui dépasse toutes ces mises en forme. Un maître Zen a dit: «Les concepts sont pour le vrai spirituel plus dangereux que les serpents.» Un véritable maître spirituel, connaît non seulement ces expériences, mais ce qu’elles représentent, où elles se situent, ce qu’elles vous apportent. En cela, Dante c’est le christianisme vécu pur et simple.

(Revue Aurores. No 41 Mars 1984)

Dès sa publication, « La voie de l’esprit » (Albin Michel) était salué dans nos colonnes (Aurores n°22), par Gérard de Sorval, comme «un ouvrage magistral et capital qui vient en son heure». «C’est un traité complet de la mystique de l’essence c’est-à-dire de la voie la plus intérieure et la plus élevée du christianisme (…)» ajoutait-il. Louis Lallement a accepté de nous recevoir pour nous parler de sa recherche sur son livre «Dante Maître spirituel» (Guy Trédaniel)

Aurores: Quel est le rapport, si il y en a un, entre le livre que vous venez de terminer et votre livre précédent, «La Voie de l’esprit» ?

Louis Lallement: C’est le même contenu. Dante nous propose un merveilleux livre d’images qui est aussi un formidable feu d’artifice avec des pointes d’accrochage culturelles de toutes sortes et en tous azimuts. Sous cet angle là, c’est une illustration de La Voie de l’esprit et, réciproquement, La Voie de l’esprit peut en servir de commentaires. Je rappelle en passant que ce titre n’est pas de moi; c’est une expression de Saint Jean de la Croix.

La Voie de l’esprit restitue la mystique de l’essence qui a été complètement oblitérée et supplantée dans les temps modernes par la mystique affective. Cela met en jeu toute la question de l’exemplarisme qui a été frappée d’ostracisme, pour le moins, par l’hégémonie des dominicains et du thomisme. La théologie s’est alors enfermée culturellement sous le plafond de l’aristotélisme avec une phobie obsessionnelle pour tout ce qui peut ressembler à du platonisme. Saint Bonaventure est le dernier grand témoin de l’exemplarisme. Et dans la Divine Comédie, Béatrice est très exactement et tout simplement la personnification de l’exemple. Cette «clé» nous ouvre toute une perspective à différents niveaux si nous savons la faire jouer. Le rapport avec La Voie de l’esprit se situe dans la relation avec cet «exemplaire», la fine pointe de l’esprit, qui est la question de la mystique de l’essence.

Les derniers grands maîtres de cette mystique étaient des dominicains rheno-flamand de la tradition augustinienne et dionysienne, — Eckhart, Tauler, etc., — qui ont été mis à l’index de leur ordre parce qu’ils n’étaient pas thomistes. C’étaient des disciples d’Albert le Grand, le prédécesseur de Saint Thomas.

Aujourd’hui, dans le monde chrétien, lorsque l’on parle de mystique, on pense à de l’affective et à des phénomènes alors qu’en réalité, il n’est pas du tout question de cela. L’extase extraordinaire dont on parle n’a pas de sens; ce qui est extraordinaire, au contraire, c’est de faire l’itinéraire sans extase. Ça, c’est fort.

A. : Les traités de théologie n’ont finalement qu’un rôle très limité pour celui qui veut expérimenter la Voie?

L. L. : Ces expériences dépassent complètement le contenu des traités théologiques, avec cette correction très importante qu’elles correspondent à ce contenu, c’est-à-dire que ces expériences sont réellement vécues et les théologiens en parlent sans savoir, au fond, de quoi il s’agit. Ils ont un appareil rationnel bien au point et sont capables de pousser leur raisonnement très loin en parlant d’une chose qu’ils ne connaissent pas vraiment. C’est l’histoire du monsieur qui écrit un traité «très savant» sur le miel, il en fera l’analyse chimique, mais il n’en a jamais mangé. Donc, il ne sait pas ce que c’est. Et comment celui qui en a mangé, communiquera-t-il l’expérience du goût du miel ?

Les dogmes et les définitions de foi ne sont jamais que des évocations, en termes humains rationnels, de réalité qui dépasse toutes ces mises en forme. Un maître Zen a dit: «Les concepts sont pour le vrai spirituel plus dangereux que les serpents.» Un véritable maître spirituel, connaît non seulement ces expériences, mais ce qu’elles représentent, où elles se situent, ce qu’elles vous apportent. En cela, Dante c’est le christianisme vécu pur et simple.

A. : Pour quelle raison vous êtes-vous principalement intéressé à la Divine Comédie de Dante?

L. L.: C’est qu’il y a là un message pour notre temps, où la science moderne est en train de déboucher sur les perspectives de cet au-delà du sensible et du rationnel qui fut l’objet essentiel de la science médiévale, et où l’on voit se manifester, sous toutes sortes de formes, à la fois le désarroi et la frustration de l’homme enfermé par le rationalisme scientifique dans les horizons du monde révélé par les sens, quand bien même les limites en seraient indéfiniment repoussées. La Divine Comédie n’est pas simplement l’œuvre d’un poète génial que des éclairs d’inspiration surnaturels auraient élevé jusqu’aux plus hauts états mystiques d’illumination spirituelle. C’est bien de tels états que relève en dernière analyse, la genèse du monde d’images chargées de sens à l’aide desquelles Dante a évoqué, dans une fresque prodigieuse, la grande aventure de l’homme, mais dans la Divine Comédie est en outre enclose, comme en une cathédrale, toute la science spirituelle du Moyen-âge, à laquelle avait été intégrée la connaissance de l’homme et du monde héritée de l’Antiquité.

A. : La Divine Comédie n’est donc pas une fiction littéraire ?

L. L.: Non, Dante lui-même a donné à entendre, à propos de plus d’un épisode de sa fresque symbolique, que son récit recélait un sens à décrypter pour qui en serait capable. C’est tout au long de la lecture de la Divine Comédie qu’il convient de garder présent à l’esprit cet avertissement, particulièrement explicite, qu’il adresse à son lecteur au seuil du bas-enfer: «O vous qui avez l’intelligence saine, soyez attentifs à l’enseignement qui se cache sous le voile des vers étranges».

A. : Pour comprendre Dante et la Divine Comédie il faut par conséquent avoir accès au sens du langage symbolique qu’il emploie ?

L. L. : Oui. La description des lieux a dans la Divine Comédie un sens essentiellement symbolique. Dante emploie à cet effet la philosophie de la nature et la cosmologie qui tenaient lieu de science à son époque, ainsi que les correspondances qu’elles établissaient entre la structure ou l’économie de la création et celles du microcosme humain. C’est ce qui justifie tant d’allusions, d’exposés, voire de discussions d’une pesanteur toute scolastique, qui nous paraissent aujourd’hui n’avoir aucun sens, voire être incongrus dans un contexte poétique: la raison d’être et la signification, toujours précises, en sont chaque fois d’ordre symbolique. Ce qui est décrit en mode symbolique dans la Divine Comédie, en y employant toutes les ressources qu’offrait pour cela la culture tant profane que religieuse du Moyen-âge, ce ne sont pas, à proprement parler, les conditions dans lesquelles les hommes peuvent se trouver par delà la mort en fonction du jugement que leur vie appellerait du point de vue moral et religieux, mais les états psychiques et spirituels en lesquels l’homme peut se trouver ici-bas au point de vue existentiel, lesquels, allant de la complète déchéance à la déification, le prédestinent à rejoindre après la mort tel ou tel lieu cosmique y correspondant, dans les enfers, le purgatoire ou les cieux. Ce sont des états d’être, et non des lieux, que Dante décrit.

Quant à la trame doctrinale et à la mise en forme de son message, Dante, voulant formuler une science chrétienne des voies spirituelles aussi rationnellement élaborées que possible, a utilisé comme cadre la théologie de Saint Thomas d’Aquin.

D’autre part, il est clair que l’affabulation de la Divine Comédie relève de la mystique d’amour cultivée à l’époque dans les milieux de chevalerie ainsi que parmi les troubadours et autres tenants de la poésie «provençale», mystique basée sur un symbolisme platonicien de la «Dame», et qui avait notamment engendré en Italie l’école poétique du dolce stil nuovo, dont relèvent les poèmes antérieurs de Dante, notamment ceux qu’il a commentés dans son œuvre précédente, Vita Nova, qui est une description symbolique de l’initiation à la vie d’amour comme voie spirituelle.

Dante déclare qu’en écrivant cette œuvre il n’a pas eu pour but de susciter une spéculation, mais bien une réalisation, voulant enseigner aux hommes qui vivent en ce monde comment s’évader de leur état misérable, autrement dit en quoi consiste concrètement ce qui dans le christianisme est appelé le salut et comment cela se réalise.

La voie du salut est décrite par Dante de trois points de vue à la fois, respectivement théologique, cosmologique et anthropologique, unifiés par le fait que, différemment mais solidairement, la création et l’homme sont à l’image de Dieu. D’où les analogies de structure que présentent entre elles les trois parties de la fresque dantesque: l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, dont les descriptions ont respectivement pour cadre de référence le monde physique, le microcosme humain et le monde divin, lesquels sont trois miroirs dont chacun reflète les deux autres. Mais en fait, c’est dans le miroir humain que Dante contemple tout, et c’est essentiellement l’évolution de l’homme, le jeu des puissances à l’œuvre en lui, ses états vitaux, psychiques et spirituels, qu’il analyse au long de l’itinéraire qu’il décrit.

A. : Mais la prodigieuse richesse proliférante de l’imagerie dantesque, comme aussi de la culture qui sous-tend sa mise en œuvre, ne rend-elle pas le message de la Divine Comédie indéchiffrable à force de foisonnement, de multiplicité de références, de superpositions de sens ?

L. L.: Dante joue, c’est vrai, de tous les claviers du symbolisme à la fois, comme un parfait polyglotte qui mêlerait couramment en parlant des mots de diverses langues, selon que tel ou tel, participant du génie propre de telle langue, est plus capable de suggérer ce qu’il veut faire entendre à tel moment. Comprendre dans le détail la Divine Comédie supposerait une bonne connaissance de base des principales langues qu’utilise ainsi Dante: la théologie, la philosophie, la cosmologie, selon ce qu’elles étaient en son temps. Encore faudrait-il avoir l’intelligence de l’usage particulier qu’il en fait, c’est-à-dire la compréhension du symbolisme. Celle-ci a été perdue dans l’optique rationaliste des temps modernes, mais on est en train de la retrouver, et cela rend à Dante son actualité de toujours.

A. : Mais étant donné que les connaissances de base en question font défaut au commun des lecteurs, et même au commun des «doctes» d’aujourd’hui, étroitement spécialisés, comment avez-vous entrepris de rendre la Divine Comédie intelligible dans le temps présent ?

L. L.: D’abord en lui restituant son vrai sens et la perspective spirituelle concrète selon laquelle elle est toute entière ordonnée, qui en rendent le message plus actuel que jamais. Ensuite en offrant un décryptage, cohérent, à la fois d’ensemble et détaillé, de la fresque symbolique qu’elle constitue, c’est-à-dire une initiation au symbolisme comme langue évocatrice d’une science authentique de l’ineffable.

A. : Quelle est la clef d’une telle intelligence ?

L. L.: Chaque personnage représente tel ou tel état d’être en raison de tel ou tel trait de sa personnalité ou de sa biographie qui prêtait à une interprétation symbolique de ce genre. Mais la clef capitale de toute la fiction symbolique selon laquelle s’ordonne la Divine Comédie est le sens du personnage de Béatrice. Elle représente la Dame symbolique de la poésie d’amour et de la littérature chevaleresque de l’époque, figure idéale qui au point de vue spirituel était le symbole du pôle divin personnel sous l’attrait duquel le fidèle de la voie d’amour réalise sa vocation et s’achemine vers l’union à Dieu.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, Béatrice personnifie ce qu’en termes scolastiques on appelait son «exemplaire» divin, c’est-à-dire l’archétype de son être dans le plan divin de la création, ce pôle transcendant de son esprit et de sa vocation par quoi il est en communication avec la Sagesse éternelle qui régit tout le créé. C’est la réalité qui correspond à ce que certains, en mal de réduction naturaliste, ont aujourd’hui accoutumé d’appeler à l’aveuglette le «Soi», terme sans signification déterminée, pour évoquer le véritable pôle de la personnalité comme étant d’un autre ordre que le Moi empirique auquel se réfèrent ordinairement les états de conscience.

Traduit dans le langage classique de la mystique chrétienne, le but auquel tend la relation de Dante à Béatrice est ce qu’on appelle le mariage spirituel, par quoi il faut entendre l’union vitale consciente de l’être humain avec le Verbe divin. Au terme de la voie qu’il parcourt sous l’empire de son amour pour Béatrice, Dante, en effet, découvre que celle-ci réside dans l’Empyrée, et il la voit s’éclipser dans la pure lumière divine qui là-haut «permet à la créature de contempler son Créateur». Après quoi il «épuisa sa faculté de contempler», dit-il, en s’efforçant à discerner l’image de l’homme en Dieu, dans le Verbe divin, et sa capacité intellectuelle ayant défailli, la suprême béatitude à laquelle il parvint fut de se sentir englouti dans l’épanchement universel de l’Amour éternel.

Mais auparavant, parvenu au firmament, Dante aura pu, uni à Béatrice, récapituler du regard la gamme des cieux planétaires qui a fourni le cadre symbolique de son ascension jusque là, puis Béatrice lui aura expliqué l’ordonnance du monde des anges, dont il aura eu la vision une fois parvenu à la cime du cosmos. De sorte que lorsqu’au seuil du monde divin le personnage de Béatrice s’effacera devant la réalité surnaturelle qu’elle symbolise, Dante aura acquis sous son égide la connaissance complète de l’ordre selon lequel la Sagesse divine a organisé la création: c’est cette connaissance que reflète la Divine Comédie, en évoquant pour finir, comme totalement indicible, son enracinement dans le secret des profondeurs divines.