Robert Linssen
De la conscience personnelle à l'état de Satori

J’ai tenté d’exposer au cours de mes « Essais sur le Bouddhisme Zen », le rôle négatif et destructeur de nos habitudes mentales. Certaines lacunes existant dans mes trois volumes de l’édition française, j’ai jugé utile d’ajouter différentes notes complémentaires qui sont publiées dans la récente édition anglaise dont je reproduis ici un extrait.

(Revue Être Libre Numéros 136-138, Avril-Août 1957)

J’ai tenté d’exposer au cours de mes « Essais sur le Bouddhisme Zen », le rôle négatif et destructeur de nos habitudes mentales. Certaines lacunes existant dans mes trois volumes de l’édition française, j’ai jugé utile d’ajouter différentes notes complémentaires qui sont publiées dans la récente édition anglaise dont je reproduis ici un extrait.

Nous nous sommes à tel point identifiés aux mots, aux symboles qui nous sont familiers, que ceux-ci réapparaissent à chaque instant. Ceci à lieu, que nous le voulions ou non, au cours de toutes les circonstances de notre vie quotidienne.

La rapidité de nos automatismes mémoriels nous enferme en nous-mêmes, à notre insu. Nos habitudes mentales possèdent une force d’inertie redoutable. Cette force d’habitude doit être démasquée en nous. Il est indispensable que nous saisissions les desseins qui la font agir.

Le caractère unique de chaque instant présent, son jaillissement créateur, sa nouveauté, nous échappent continuellement.

Il existe une clé d’une importance fondamentale nous permettant d’ouvrir la porte intérieure nous donnant accès à la plénitude du Présent. Cette lourde porte nous l’avons construite nous-mêmes. Nous pourrions dire qu’elle est nous-mêmes. Elle s’est édifiée grâce à notre inattention habituelle, à nos négligences répétées.

L’attention juste est la seule clé permettant non seulement d’ouvrir la porte intérieure mais de la dissoudre. Il ne suffit pas d’énoncer la nécessité de l’attention juste. Il est aussi nécessaire de préciser la façon dont elle doit s’exercer.

Ceux qui sont réellement intéressés par la découverte de la Vérité doivent être attentifs. Nous perdons de vue à quel point nous restons souvent superficiels, à quel point nous sommes peu minutieux en dépit de nos lectures et de notre compréhension intellectuelle. Nous ne réfléchissons pas assez à toutes les implications contenues dans le fait « d’être attentif ».

Etre attentif c’est évidemment se soustraire à l’action des distractions. C’est une vérité très simple, que tout le monde admet, mais que personne n’applique.

La plus fondamentale des distractions n’est pas extérieure. Elle est intérieure. Elle résulte de la magie toute puissante des mots et des symboles indissociablement unis à toutes nos pensées.

Il est indispensable d’exercer une attention de tous les instants mais pour être féconde et révélatrice cette attention doit être « non-accumulative ». Elle ne doit pas résulter seulement d’une lecture ayant suggéré sa nécessité. Nous, devons être attentifs parce que très intensément, et d’une façon profondément individuelle nous en avons saisi l’importance. L’attention véritable doit être comme la poussée irrésistible d’une fonction de la nature qui tend à s’exprimer en nous et par nous.

Nous devons éviter d’être attentifs en vue d’acquérir une récompense directe ou indirecte. Rien ne nous manque. Nous avons à saisir sur le vif l’avidité secrète du « moi » se projetant dans le futur.

Toute attente d’un résultat est sans issue. L’attente la plus subtile est la plus néfaste. Elle nous conduit inévitablement dans un état d’autohypnose. Dès le moment où nous souhaitons un résultat, notre inconscient le projette à l’instant même en nous en vertu d’un principe de compensation parfait mis en lumière par la psychologie moderne.

Ne perdons jamais de vue que le Mental Cosmique n’est pas un « résultat ».

Il est donc indispensable de voir, de voir toujours plus intensément. Mais par un curieux paradoxe : la vision intense ou pénétrante ne résulte pas d’un acte de volonté du « moi ». Elle est réalisée par une passivité parfaite du mental. La vision parfaite est « non-attente ». Elle ne peut donc s’inspirer d’aucune méthode. La vision parfaite est toute entière dans l’acuité de la seconde qui passe. Toute attente secrète paralyse instantanément son intensité. Tout espoir déchire la conscience entre une partie d’elle-même qui adhère au présent et une autre partie dirigée vers le futur.

Ainsi se réalisent constamment des « distractions » au pur sens du terme.

Nous devons être à ce que nous faisons, les yeux grands ouverts, sans attente, suprêmement attentifs aux évasions continuelles du mental imaginatif, aux « distractions » innombrables.

Il ne s’agit pas de nous soustraire aux activités de l’imagination en les chassant délibérément. Il est nécessaire de démasquer la force d’inertie du « moi » (le vieil homme) qui les fait apparaître.
On ne se débarrasse pas de l’imagination en vue d’acquérir quoi que ce soit. L’agitation imaginative s’éteint si nous laissons s’exprimer en nous une force d’attention non-accumulative.

Si nous avons profondément compris en senti, autant par le cœur que par l’esprit, à quel point l’inertie de nos habitudes mentales trahit l’avidité fondamentale de durée du « moi » (Tanha), l’agitation imaginative s’éteint d’elle-même. Nous avons compris la raison pour laquelle elle nous empêche d’être lucide et adéquat.

Il existe un processus de développement de l’attention qui est non-accumulatif. Chacun peut en faire l’expérience.

Il est facile d’observer que le fait d’être de plus en plus attentif développe en nous une sorte d’automatisme d’attention dans le présent. En vivant réellement au cours de la vie quotidienne dans cet état d’observation, où que nous soyons, quoique nous fassions, nous remarquerons en nous l’éveil d’une lucidité de plus en plus grande dont l’intensité est surprenante.

Cette attention non-accumulative et sans choix s’exerce d’instant en instant. Elle est imprégnée d’une acuité et d’une puissance de concentration dans le présent grandissantes ne résultant plus d’un acte de volonté personnelle. Nous sommes alors très près du Satori mais nous ne le réaliserons effectivement qu’à partir de l’instant où nous aurons oublié tout ce que nous avons lu, imaginé à son sujet y compris le mot « Satori » lui-même.

La clé fondamentale dont je parlais au début de cette note peut-être enfin résumée comme suit : dans la pratique effective de l’observation correcte au cours de la vie quotidienne il arrive un moment où la puissance d’attention dans l’instant présent est plus grande que les mots ou les symboles prétendant la contenir. Nous avions toujours cru, erronément, que les mots et les symboles étaient les supports indispensables à notre faculté d’éveil.

Le Satori – cet état d’éveil suprême et parfaitement naturel — se manifeste au contraire comme un envahissement de la conscience ordinaire par une acuité de lucidité qui fait littéralement éclater les mots par le « dedans ». Les symboles et les mots interviendront désormais à titre second et dérivé. Leur fonction se limite à celle d’instruments de conversation et de communication.

Ne perdons pas de vue qu’au moment même de l’expérience, il n’y a plus ni mots, ni symboles, ni sujet, ni objet, ni expérimentateur, ni expérience.

L’attention suprême du Satori n’est d’ailleurs plus attention seulement. Elle est aussi Amour. Nous ne sommes plus attentifs à quelque chose de particulier quoique nous ne perdions pas la faculté d’observer le « particulier » lorsque les circonstances le commandent. Le processus d’isolement optique se réalise alors dans une liberté totale, absent de toute identification, de tout attachement au point particulier.

Une différence énorme existe entre le fait familier d’être conscient de quelque chose et celui d’être conscient simplement dans la plénitude d’une lucidité sans choix, libéré de la dualité du sujet et de l’objet.

L’homme libéré de l’illusion de la conscience de soi est le plus simple et le plus pratique qui soit. Il n’est plus qu’un corps vidé de son contenu psychologique d’identification personnelle. Ceci lui donne le plus haut degré d’adéquacité et d’éveil. Un tel corps retrouve la plénitude d’une sagesse instinctive dont les possibilités immenses sont totalement insoupçonnées par nos races sous-humaines actuelles.

Quoique cette forme très élevée de la sagesse instinctive du corps s’inspire de mémoires biologiques remontant dans la nuit des temps anciens, ces automatismes mémoriels n’émettent plus de prolongements inopportuns sur le plan psychologique. Ceci nous permet de comprendre comment est possible la vie extérieure de l’homme ayant réalisé le Satori. En un tel homme se réalisent les plus hautes possibilités de création.

Robert LINSSEN.