Gilbert Durand
De la psychologie des profondeurs à une sociologie profonde

Cette « psychologie des profondeurs » dont le but n’est pas de chasser les images réduites à des fantasmes mais bien au contraire de pêcher dans les eaux profondes du fleuve héraklitéen des configurations constitutives de la substance même du moi, le soi psychique, on peut se demander dès lors si elle ne consonne pas avec une sociologie profonde puisque finalement ce sont des images culturelles qui constituent la réalité thérapeutique et psychagogique de l’âme.

(Revue Question De. No39. Novembre-Décembre 1980)

L’on sait combien les dates de naissance et les parentés épistémologiques réciproques de la psychologie et de la sociologie ont pesé lourdement sur les relations confraternelles entre ces deux sciences. Comte, le père de la sociologie, oublie dans son tableau général des sciences la psychologie, tandis que les investigations psychologiques depuis Descartes, Leibniz ou Condillac se contentent de l’individualisme — le plus monadologique — de la glande pinéale. Psychologues et sociologues sont depuis comme chien et chat.

L’on aurait pu penser que la révolution psychanalytique aurait esquissé un rapprochement. Roger Bastide dans un beau livre (Sociologie et psychanalyse) nous a montré combien cette réconciliation était laborieuse. Certes Freud avait ouvert la voie en plaçant la naissance de psyché dans la crèche parentale, entre le père et la mère « surmoi » et l’âne et le bœuf du « ça ». Mais avouons que c’était là une bien mesquine sociologie. Car le mot âme et encore plus la « chose » — même sous sa forme euphémisée de « psyché » — effarouche toujours le sociologue, même le sociologue non marxiste, tandis que réciproquement le psychologue — qui est toujours un peu thérapeute, donc médecin — trouve choquante toute immixtion des intimations sociales dans l’intimité sacro-sainte de son patient. La psychologie demeure du côté de l’alcôve de la Belle Epoque, du côté du confesseur ou du médecin de famille ; la sociologie reste dans la rue, l’atelier, l’usine et la place publique. L’une veut rester du côté des états d’âme bourgeois, l’autre met volontiers le bonnet rouge. Car tout est là : par sa formation, par ses ancêtres scientifiques, le psychologue persiste à se vouloir le médecin d’un client tout seul et tout nu — dénudé de toute sa socialité — alité sur le fameux divan viennois. Freud et Jung n’échappent pas à cette règle : tous deux furent non seulement psychologues, mais psychiatres, mais médecins.

Pour Freud la culture n’est qu’un décor

Toutefois une double différence saute aux yeux lorsque l’on compare les deux fondateurs de l’Analyse psychologique. D’abord, c’est que, contrairement à Freud dont la culture anthropologique est inexistante (hormis une vague teinture de monothéisme juif) Jung possède une très vaste, très large culture. Il a lu les mystiques de bien des religions, les gnostiques, les alchimistes, les poètes. Et surtout il a séjourné longuement et avec profit en Asie, en Afrique noire, chez les Indiens d’Amérique. Mais secondement toute œuvre de la culture demeure suspecte chez Freud : toute image n’est-elle pas avant tout symptôme de la névrose enfouie dans la psyché ? La culture n’est au fond, sous le nom de sublimation, qu’un produit symptomatique de la maladie de l’âme. Tout au contraire chez Jung l’image — et les œuvres de la culture qui en sont les fixations — est du côté de la guérison, de la santé, de la normalité. Les images archétypiques apparaissent comme la colombe qui porte la bonne nouvelle de la fin du déluge mental. Chez Freud la culture, la société, Laïos et Jocaste compris, ne sont que le décor, le magasin des accessoires où se joue la névrose d’Œdipe, ils ne sont qu’un praticable de la tragédie intimiste : le sur-moi. Chez Jung au contraire l’égocentrisme de l’intimité pour guérir ou pour grandir doit se volatiliser, s’ouvrir aux grandes images que les mythes, les rites, les icônes culturelles nous transmettent. Peut-être faut-il voir un mouvement thérapeutique inverse, que Jung a bien décrit dans Les Types psychologiques, entre l’extraversion freudienne en quête d’intimité, et l’introversion jungienne qui veut forcer les barrières du moi pour s’ouvrir au monde de la psyché collective.

Le Mandala de la cité

Cette « psychologie des profondeurs » dont le but n’est pas de chasser les images réduites à des fantasmes mais bien au contraire de pêcher dans les eaux profondes du fleuve héraklitéen des configurations constitutives de la substance même du moi, le soi psychique, on peut se demander dès lors si elle ne consonne pas avec une sociologie profonde puisque finalement ce sont des images culturelles qui constituent la réalité thérapeutique et psychagogique de l’âme. Car il n’y a pas d’archétype sans sa manifestation dans une « image archétypique » et pas de grande image qui ne soit donnée hors du génie d’une culture déterminée. Cette profonde constatation jungienne, à savoir que l’impulsion du sens — l’archétype — est inséparable de sa manifestation localisée dans le hic et nunc, une culture individuée, recoupe les définitions les plus récentes du symbole, celle d’un René Thom par exemple, pour qui le symbolon est le nexus conflictuel de deux types d’identité : une identité localisable (le symbolisant) et une identité non localisable : celle du sens. Mais le sens ne peut se révéler qu’à travers un symbolisant bien localisé.

Certes le psychiatre du Burgölzli n’a pas songé lui-même à nous donner une esquisse de la « bonne forme » sociologique comme il nous décrit si souvent les étapes et les épiphanies de la « bonne âme », toutefois l’on peut tirer des descriptions archétypiques dont fourmille son œuvre de saisissantes homologies avec l’imagerie qui soutend tout discours sociologique.

Et d’abord l’image centrale de psyché accomplie, le fameux Mandala que le psychiatre retrouve à la fois dans l’imaginaire de ses malades en voie de guérison et à la fois dans les icônes de la mystique thibétaine, indoue ou même dans les dessins de sable des indiens Pueblos, cette figure qui est quadrature ou cercle, double coïncidence des opposés en une quaternité, n’est-il pas saisissant de la rapprocher de la figure immémoriale de la Cité ? Car la Cité, ce paradigme de toute société est toujours, à Rome, dans l’Ancien Mexique, en Chine, à Brasilia, une quadrature de l’espace géographique mais aussi de l’espace social. Modèle en Europe est la Roma quadrata que les fondateurs Romulus puis Tarquin inscrivent pour toujours dans l’inconscient urbanistique de l’Occident. Cardo et decumanus, les deux avenues qui se coupent à angle droit et aboutissent aux quatre portes orientées de l’Urbs, la ville, délimitant des « quartiers » différenciés homologues des quatre parties — qui débouchent elles aussi sur des « portes » avec leur gardien du seuil — du temple ou de l’icône mandalique. Et bien sûr une grande leçon peut se dégager de cette homologie : tout comme l’âme a besoin d’une pluralité interne pour s’accomplir, il n’est de vraie cité que pluraliste. Toute cité pour faire vivre le bonheur des hommes a besoin de murs mais aussi de jardins, de rues, mais aussi de places et de fontaines, de chantiers, de fabriques, mais aussi de demeures, de luxe, mais aussi de simplicité, de rusticité. C’est ce qu’oublient trop souvent les Utopies sociales ou urbanistiques. Une leçon corollaire peut se dégager de cette pluralité de la psyché sociale comme de l’individuelle : l’âme étant totalité mandalique, comme la cité totalisation sociale est par là même féminité. Parce que la femelle dans les espèces animales est gardienne du génotype tout entier. La grande Mère — Vénus Genitrix, mère d’Enée, mère d’Auguste, mère de Rome — c’est Psyché, mais, c’est aussi la mère patrie, la terra patria où Romulus creuse le sillon fondateur.

Les dieux-personnages

Des autres grandes images archétypiques que révèle la psychagogie jungienne : l’Ombre, le Fils, le Messager, le Vieux Sage, le Vieux Roi, etc., l’on peut également tirer des homologies sociologiques, surtout dans les sociétés traditionnelles et nommément à Rome qui n’ont pas de ressentiment positiviste contre l’âge « théologique » des polythéismes de leur fondation et n’ont pas honte de leurs mythes « patriotiques ». Ce que sont ces instances archétypiques pour la psyché, les grands dieux pluriels du paganisme le sont à la cité. Jung, grâce à son ami le philologue Carl Kérényi avait une vaste connaissance de la mythologie gréco-latine. N’en retrouvait-il pas d’ailleurs la trace dans les protagonistes de l’Alchimie ? En particulier l’on connaît l’intérêt du psychologue de Zurich pour Hermès — Mercure, le Messager, le Psychopompe (Seelenführer = le conducteur des âmes), figure éminente de l’Art Royal. Mais, toutes ces personae mythologiques, comme le pressentait l’helléniste, n’avaient pas qu’une fonction psychagogique individuelle comme tend à le croire tout le courant issu de Paul Diel. La philologie et la mythologie contemporaines, celle d’un Georges Dumézil en particulier et celle d’un Mircea Eliade en général, nous montrent que les dieux et leurs attributs sont à la racine de l’individuation sociale. Le temps n’est plus où on lisait Tite-Live comme un livre d’Histoire. Dumézil nous a magistralement démontré dans une sorte d’évhémérisme à l’envers, que ce que l’on prenait pour des rois, des guerriers, des princes était en réalité en deçà du temps de l’histoire, bel et bien des dieux. Et l’on constate alors que la Cité, tout comme la psyché personnelle repose sur une triade, une tétrade ou une hexade de dieux. Les divinités qui ouvrent ou interdisent les portes du Mandala, veillent aussi bien sur l’équilibre plurial de l’âme que sur l’harmonieuse inégalité de la Cité. Mercure, Mars, Jupiter, Vénus, Quirinus ou Vesta ne sont pas que des instances de la plénitude psychique, ils sont aussi les figures de types de socialité. Un pont est nettement jeté par là entre psychologie des profondeurs et sociologie fondamentale, bien plus solide, bien plus heuristique pour la sociologie que la recherche des « impulsions » constitutives dans la psychosociologie d’un George H. Mead. Les types idéaux que l’on peut dégager aux deux extrémités du « trajet anthropologique », dans l’individuation jungienne comme dans le structuro-fonctionnalisme dumézilien, renvoient à de grandes fonctions sociétales : l’échange et le commerce des biens (fonction mercuriale), la relation explicative et son langage (fonction pontificale), la solidarité dans l’aménagement et la fructification du territoire (fonction quirinale), la défense du territoire (fonction martiale), etc. Toute une statique sociale est tracée par les travaux de Jung-Kérényi (Cf. G. Durand « La cité et les divisions du royaume » Eranos Jahrbuch, 1976).

Le mythe est un fil conducteur

Mais il y a plus. De même que la psychothérapie et la psychagogie se déroulent dans des degrés d’un temps vécu en de multiples sommets et que les instances archétypales n’apparaissent pas en même temps et dans n’importe quel ordre, l’individuation se fait par degrés. D’où sa parenté avec l’Œuvre Alchimique bien sûr. L’une et l’autre participent à un schéma initiatique. Mais surtout toutes les sociogonies font également appel — Tite-Live en témoigne, mais aussi le Deutéronome, le Popol Vuh des Maya-Quiché, le Mahabarata, le Kojiki du Shinto, etc. — à un ordre initiatique de la constitution de la Cité. Or les philologues de ce que j’appellerai l’Ecole de Perpignan, Yves-Albert Dauge et Joël Thomas ont montré de façon décisive que la grande épopée de la Restauration augustéenne, l’Enéide de Virgile avait la double mission d’initier l’âme de chaque romain à sa propre essence et de prouver la filiation « auguste » d’Octavien, tout comme Enée fils de Vénus. Dauge montre bien que les phases des douze chants du poème non seulement s’inscrivent au zodiaque du destin de Rome, non seulement narrent les épreuves significatives du Troyen, aidé de Jupiter, de Vénus, de Vulcain, d’Apollon et d’Hercule et en but à la vindicte de Junon, mais encore constituent pour le lecteur, pour la Rome renaissant des guerres civiles comme pour Enée, le parcours même de l’individuation humaine. L’on pourrait extrapoler cet évhémérisme à l’envers cher à Dauge comme à Dumézil et se demander si toute historiographie — toute histoire — de la Cité n’est pas au fond une projection justificatrice, n’est pas mythique. Il y a un arrangement, une idéalisation des faits historiques, un grandissement des personnages de l’histoire atteignant parfois le « culte de la personnalité » qui doit rendre toute historisation suspecte de mythologisation. Si l’initiation individuelle est une psychagogie, l’histoire —cette initiation collective — est une sociagogie. Le mythe est le fil conducteur qui relie l’individuation du soi à l’émergence collective de la Cité.

Le voleur de feu aveugle

L’on voit donc combien la psychologie des profondeurs, ouverte sur les messages de la culture comme réservoir des signes de la plénitude psychique, invite à poursuivre hors des limites d’une simple psychagogie individuelle la réflexion praticienne sur la « santé » de l’homme. Au plérome quadrature de l’âme, signifié par le Mandala, répond, nous l’avons vu, la plurialité de la Cité fondamentale. Aux instances archétypiques qui apparaissent dans le processus d’individuation, répondent dans la Cité les grands orients fonctionnels typifiés par les principales divinités du polythéisme. Enfin au processus d’individuation comme initiation graduelle du Soi correspond sur le plan sociologique les mythes de fondation, qui décrivent la genèse de l’institution civique. L’on voit par là combien la démarche de la psychologie thérapeutique, qui vise une certaine relation sapientiale entre les plurialités de l’âme comme « santé » suprême (Cf. J. Hillman, Le mythe de la Psychanalyse) peut servir de modèle rénovateur à une science et une action « politiques ». Une chaîne épistémologique nouvelle est constituée qui, partant de Jung, passant par Kérényi, Eliade, Dumézil, Servier et bien des ethnologues, H. Desroche, Dauge, J. Thomas et nos modestes travaux, rejoignant sur bien des points l’Ecole de Francfort et même celle dite de la « Psychologie historique » se noue loin des sentiers battus des sociologies de surface — et de « circonstances » ethnocentriques, mercantiles et bourgeoises — ou piétinent positivisme, behaviorisme et matérialisme historique. L’infrastructure n’est plus ce qu’elle était. Le fier progrès de l’Occident n’apparaît plus que comme un mythe, Prométhée, parmi d’autres.

Mais cette relativisation du Titan voleur de feu qui fut le Dieu unique de l’Occident pendant de longs siècles est lourde de toutes ses conséquences méthodologiques, voire éthiques. L’on découvre avec étonnement que le porteur du feu était finalement aveugle. La lumière qu’il apportait avec superbe éclairait moins qu’elle n’aveuglait. Le regard absolu de l’aigle jupitérienne est restitué par tout le polythéisme de l’Olympe. La fin de Prométhée, la victoire de l’aigle des Dieux, c’est la fin de l’unidimensionnalité déjà critiquée par Marcuse, c’est l’agonie d’une psychanalyse égocentrique dénoncée par Hillman, c’est le retour des dieux invoqué par Weber, chanté par David L. Miller, pressenti par Foucault, c’est peut-être aussi comme le déclare Carl Amery, « la fin de la Providence ». Ce n’est pas l’un des moindre mérite de l’œuvre et de la réflexion de C. G. Jung d’avoir contribué à étendre la prodigieuse Révolution épistémologique du XXe siècle à ce département de la Science de l’Homme longtemps endormi dans les fourgons confortables de la Société de consommation : la sociologie.

Gibert Durand est un universitaire français connu pour ses travaux sur l’imaginaire et la mythologie.