Robert Linssen
De l'amour humain à l'amour Divin

Tout amour véritable se manifeste par le don de soi. Dans le don de soi il y a renaissance, recréation. Il faut mourir pour renaître, nous disent les Evangiles. Il nous faut mourir à nous-mêmes pour naître à la Plénitude du Pur Amour. La mise en évidence d’un tel processus nous étonne de prime abord. L’instinct de conservation de notre « moi » se rebiffe et tente de nous suggérer qu’il y a là quelque chose qui pèche contre les lois de la nature. Bien au contraire. Toute l’histoire de la vie dans les règnes successifs n’est-elle pas celle d’une recréation perpétuelle, d’une destruction continuelle de formes, d’un dépassement incessant de niveaux acquis. Le « don de soi » inhérent à tout véritable amour, constitue le prolongement sur le plan humain, de processus naturels observables sur le plan biologique parmi des êtres primaires en organisation.

(Selon les psychologues, les mystiques et les Sages)

(Notes de conférences non révisées.). Publié sous le nom de Ram LINSSEN
(Revue Être Libre Numéro 87-89, Septembre-Décembre 1952)

Malgré notre désir d’aborder un tel sujet en toute simplicité, nous nous voyons contraints de commencer notre exposé par des considérations qui pourront donner à certains l’impression de spéculations métaphysiques.

Nous vous le disons donc immédiatement : nous n’avons pas l’intention de procéder à des « métaphysisations » de l’amour.

Nous souhaitons au contraire donner une vision panoramique aussi claire que possible du problème de l’amour, tel que de grands Sages et des psychologues l’envisagent, afin d’offrir une perspective totalement différente des voies actuelles, qui se trouvent être sans issue.

Le bien-fondé de ce qui suit ne peut être apprécié que par ceux qui adoptent une nouvelle façon de vivre.

Mais pour être valable, cet aspect pratique et concret du problème doit s’inspirer d’une nouvelle optique mentale et affective procédant d’un renversement TOTAL de la plupart des valeurs traditionnelles.

Nous ne perdrons pas notre temps à décrire les modalités et les variations de la psychologie amoureuse chez la femme et chez l’homme.
Cela ne constituerait qu’un rabâchage de lieux communs mille fois décrits.

***

Alors qu’il énonçait le mot « amour » au cours d’une de ses conférences, le psychologue indou Krishnamurti disait immédiatement en anglais « This word must be desinfected ». (Ce mot doit être purifié.)

Il est manifestement évident que le terme « amour », lu ou entendu suscite dans l’esprit de la plupart des associations d’images sexuelles enrobées dans un contenu émotionnel libidineux.

Nous ne voulons pas dire non plus que l’amour sexuel soit totalement incompatible avec l’Etat de Pur amour dont il ne constitue qu’un infime reflet.

Mais afin de situer exactement la façon dont Krishnamurti envisage le problème de l’Amour, il sera nécessaire de l’examiner sous les angles très différents de ceux qui nous sont familiers.

Faute de procéder de cette façon, nous risquerions à chaque instant de provoquer des malentendus.

Pour les Sages et psychologues de l’Inde l’Amour véritable est un « Etat d’Etre » qui n’a rien de commun avec les expériences sensuelles.

L’attitude de Krishnamurti est sans équivoque à ce sujet : « Le désir de sensation tue l’Amour », nous dit-il.

« Le désir de sensation tue l’Amour… »
L’énoncé d’une telle pensée nous fait apercevoir clairement l’abîme existant entre le concept de l’amour des grandes masses, et la position des Sages ou psychologues avertis.

Nous verrons ultérieurement que dans l’esprit des Sages d’Orient, comme chez Krishnamurti, l’Amour véritable est tout, sauf un concept.

Existerait-il donc une incompatibilité radicale et définitive entre l’amour humain et l’amour divin ?

Lorsque nous parlons ici de l’amour humain nous évoquons bien entendu le climat psychologique dans lequel se situe la grande norme de l’époque actuelle : amour possessif, possession physique, possession psychologique avec le cortège de plaisirs et de souffrances qui en résultent, voluptés, jalousies, attachements, etc.

Quant à définir ce que nous entendons par « Amour Divin », rien n’est plus ingrat. Les Sages l’enseignent par le silence.
Nous pourrons plus facilement dire ce que l’amour divin n’est pas.

Par « amour divin » nous ne voulons en aucun cas désigner l’élan dévotionnel qu’éprouverait le fidèle des religions anthropomorphiques, fixant son esprit sur le symbole d’un « Dieu » extérieur, fait à l’image de l’homme, punissant les uns, récompensant les autres…

Ces élans affectifs de dévotion pure doivent être considérés parmi les manifestations les plus élevées de l’amour humain personnel, mais pour le Sage, ces expériences se situent toujours dans la dualité « sujet-objet », « adorateur-objet de son culte ».

L’amour divin n’est réalisé que lorsque toute dualité se trouve abolie.

Il s’agit d’un état d’intégration, au cours duquel l’adorateur se délivre des limites psychologiques de sa conscience personnelle.

Les Sages et mystiques d’Orient attirent spécialement notre attention sur le danger inhérent aux processus de dévotion dualistes.

Dans la mesure de leur ferveur les adorateurs d’un symbole finissent par matérialiser à leurs yeux l’objet de leur culte.

Beaucoup préféreraient se faire brûler vifs que de reconnaître leur erreur.

Les Sages nous enseignent que nos représentations mentales du divin n’ont aucune commune mesure avec le Divin Lui-même. La plupart des mystiques sont ainsi les témoins éblouis de leurs propres projections mentales et vivent des années en victimes inconscientes d’une autohypnose.

Il existe donc une gamme infinie d’émotions, qui se situent entre l’amour humain ordinaire et l’amour divin.

Les psychologues indous ont décrit avec un luxe de détails toute une hiérarchie de « rasa » ou saveurs émotionnelles correspondant aux différents niveaux évolutifs de l’amour, depuis l’émotion amoureuse libidineuse, jusqu’à l’amour mystique, en passant par l’amour tendresse, par l’amitié pure, par l’émotion esthétique, par la dévotion.

Disons de suite que pour Krishnamurti, ainsi que les maîtres du Bouddhisme Zen et les Advaitistes, l’Amour divin ne se perçoit pas sous la forme d’une émotion.

L’énoncé d’une telle affirmation provoque en général un mouvement de recul ou de surprise chez la plupart.
L’amour divin ne peut-il donc être « éprouvé » ?

Certainement qu’il peut être « éprouvé », mais d’une façon telle qu’il est impossible de la définir. Dans ce domaine, chaque mot devient un piège.

L’Amour véritable est un « Etat d’Etre impensable, incomparable ». Il est, à fortiori, rigoureusement impossible de le définir dans les termes du langage courant.

Les philosophes orientaux sont plus prudents que nous à cet endroit.

Ils nous disent en effet :
Ceux qui le connaissent n’en parlent pas. Ceux qui en parlent, ne le connaissent pas. »

Voilà le comble du paradoxe !

Tout en admettant qu’une grande part de vérité se trouve dans cette pensée, nous constatons que la plupart des Grands Sages, tels le Bouddha, Jésus, Ramakrishna. le Maharshi, Krishnamurti ont proclamé aux foules la vision nouvelle résultant de leurs expériences divines.

Nous ne pouvons donc définir l’Amour véritable.

Définir l’Amour divin équivaudrait à définir le Divin Lui-même. Ce sont là de pures impossibilités, car l’Infini ne se laisse pas circonscrire par les cadres rigides et limités de nos définitions.

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Certaines images existent cependant, qui peuvent suggérer par une sorte d’induction, des notions intuitives de ce que pourrait être l’état d’Amour véritable de la Réalité Suprême.

Retenons cependant que ces notions, aussi subtiles soient-elles, ne restent toujours que des représentations mentales qui n’ont aucune commune mesure avec la Réalité qu’elles prétendent exprimer.

De plus, ces images s’apparentent fréquemment à ce que les psychologues modernes désignent comme « archétypes de l’inconscient collectif ».

Ces archétypes constituent des trains d’ondes mentales doués d’un potentiel énergétique considérable, capables d’entraîner de puissantes perturbations sous la forme de visions et communions spirituelles particulièrement exaltantes.

Certains médecins et psychologues, tel le Dr. Godel (L’Expérience Libératrice) comparent l’action des archétypes mentaux à celle des enzymes sur le plan biologique. Les premiers jouant le rôle de catalyseur dans la vie psychique, les seconds dans la vie physique.

Ces réserves étant faites, il ne faudra donc pas confondre les expériences engendrées par les clichés mentaux qui suivent avec d’authentiques perceptions du Réel. Ces dernières possèdent d’ailleurs un caractère particulier de transcendance, de transparence et de profondeur qui délivre à jamais le pèlerin de tout doute, et de toute question.

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Les Indous désignent la Réalité suprême de l’Univers et de l’homme par « Sat-Chit-Ananda ». Ce terme traduit en notre langage signifie « Etre Pur » — « Conscience Pure »    « Félicité Pure ».

Par ceci, les philosophes indous sous-entendent que la pure essence formant l’ultime substrat des êtres et des choses est une UNITE dont nous pourrions discerner, à titre provisoire, trois attributs fondamentaux : Celui de l’Etre Pur, celui de la conscience pure, impersonnelle, infinie dont nos consciences individuelles constituent une caricature, une dégradation ou mieux : une imposture, et finalement l’attribut d’une félicité pure.

Telle est l’Unité de profondeur sous-jacente à l’infinie multiplicité des apparences de « surface ». Encore faut-il dire que l’énumération de ces attributs est une concession provisoire que nous commandent les commodités du langage et les imperfections de notre structure mentale. Pour être absolument véridiques, les Grands Sages indous nient toute possibilité d’attribution à l’Etre Suprême. Au-delà du « Saguna Brahman », il y a par dessus tout le « Nirguna Brahman » (Nir-Guna : sans attribut).

Remarquons qu’il serait aussi absurde d’affirmer que la Réalité Suprême est Amour, que d’affirmer que la lumière blanche est verte ou rouge.

De même que la lumière blanche constitue la synthèse de tous les coloris particuliers, en réalisant le pur principe de la brillance, de même pourrions-nous dire que la Réalité Suprême constitue la synthèse indivise et homogène de ce qu’à l’échelle humaine dualiste nous concevons d’Elle, comme félicité, comme conscience, comme Etre.

Ceci nous explique pourquoi nous disions précédemment que l’expérience de l’Amour Divin n’est, pas une émotion.

Il serait plus exact de dire que l’Amour divin ne s’éprouve pas seulement par une émotion. L’expérience de l’Amour divin constitue une révélation intérieure et extérieure à la fois, au cours de laquelle les aspects « conscience pure », « intelligence pure », « félicité pure » que nous concevons comme séparés en mode dualiste, ne sont qu’une seule et même Réalité, parfaitement homogène constituant non une négation ou un appauvrissement des qualités normalement éprouvées à l’échelle humaine ordinaire, mais au contraire une véritable apothéose.

De plus en plus nombreux, des psychologues et savants d’Occident, sont amenés à considérer l’essence profonde de l’univers tant matériel que psychique, sous la forme d’une Pure Conscience à la suite des révélations bouleversantes des sciences actuelles.

Précisons autant que possible ce point de vue.

Contrairement à certaines théologies occidentales qui tendent d’admettre que la pure conscience, la pure intelligence et la félicité demeurent « consubstantiellement » à l’essence des choses, la plupart des mystiques indous et certains bouddhistes estiment que l’essence des choses et des êtres est simplement « pure conscience, et pur amour ».

Ceci rejoint la pensée de l’éminent biologiste Julian Huxley et certaines intuitions de Shakespeare.

Julian Huxley écrivait dans « Man and Reality », p. 197:
« L’esprit est partie intégrante de cet Univers. Quelque chose de la nature de l’esprit doit être impliqué dans l’essence des choses » ; et Shakespeare écrivait dans « La Tempête » : « Nous sommes faits de la même étoffe que nos songes, et notre petite vie, un somme la parachève ».

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Il nous sera maintenant facile d’admettre que la félicité suprême de « Sat-Chit-Ananda » n’est en aucun point comparable aux divers états de bonheur humain.

Cette félicité provient d’un état d’être absolu, en éternel équilibre. Equilibre dynamique et non statique, ce qui à nos yeux constitue un paradoxe de plus.

Chaque homme, chaque brin d’herbe, chaque poussière, possède dans l’intimité, de sa substance, cet « ananda » en dépit de toutes les apparences positives ou négatives de « surface ».

Toute l’évolution a pour effet d’aboutir à la constitution d’êtres vivants, doués d’une complexité d’organisation psychophysique et d’une souplesse permettant à cette énergie des « profondeurs » de s’exprimer progressivement ici, « à la surface ».

L’homme est sans cesse « tenaillé » par le désir parce qu’il possède en lui, ce sommet de félicité pure et d’amour. Cette pure essence, il ne la possède pas seulement en lui d’une façon distincte de son être profond.

Elle est son être profond. Il est entièrement tressé par elle dans les méandres innombrables de sa structure complexe, tant physiquement que psychiquement.

L’appel profond de l’amour et du désir humains constitue sur le plan du quotidien, la manifestation d’une poussée intime dont l’énergie première est empruntée à notre essence spirituelle de félicité pure.

En d’autres termes, nous pourrions considérer les différentes agitations passionnelles de l’homme, comme les démarches d’une sorte de tentacule opérant ici, dans le monde de surface, pour compte d’une puissance invisible se situant aux ultimes profondeurs de l’Etre.

La pure félicité des profondeurs tente de retrouver ici, en « surface », un pâle écho de sa joie, de son équilibre souverain, dans l’expérience des jouissances diverses.

Dans l’homme primaire, cette recherche se traduit par une soif de jouissances matérielles exclusives : sexualité, gourmandise, jouissances variées constituant aux yeux des psychologues éclairés, autant de travestissements de la félicité ou « ananda » Primordial.

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L’appel profond de l’amour ne résulte pas seulement de la qualité de pure félicité de notre essence.

Il traduit aussi l’indéfinissable nostalgie que fait naître la conscience de notre isolement.

Le processus de l’évolution est celui d’associations successives.

La manifestation la plus élémentaire de l’amour se traduit par un désir d’association. Elle résulte d’une recherche de complémentarité. Ce désir obscur de parer à la condition de déséquilibre inhérente à l’isolement, aux points particuliers, doit être considéré comme l’une des puissances dominantes présidant aux transformations d’un univers.

Cette tentative de retrouver un équilibre rompu pourrait être responsable du processus d’association des atomes entre eux et de la gravitation parallèlement aux processus connus de l’affinité chimique et de la loi d’attraction des masses. Les atomes associés aux atomes forment par leur combinaison les molécules. Les molécules s’associent entre elles et forment les grosses molécules, bases de la matière vivante. Les cellules s’associent entre elles et forment les premiers êtres pluricellulaires.

Le processus d’association s’effectue ensuite dans les régions du psychisme, l’évolution actuelle étant beaucoup plus psychique que physique.

La manifestation de ce processus d’association dans l’homme, ne se situe pas seulement au niveau mental, mais surtout au niveau affectif.

Ainsi que l’exprime le Dr. Godel : « par l’amour, l’être individuel tente de suspendre un instant l’angoisse de la condition séparée » (p. 217).

Mais l’angoisse de la condition séparée résulte de facteurs infiniment plus lointains que ceux pris en considération par la plupart des psychologues. Elle n’est pas seulement la prise de conscience du divorce qui rompt douloureusement la communion primitive de l’enfant et de sa mère.

Parallèlement à ce processus plus spectaculaire et plus apparent, il en est un autre, moins visible parce qu’infiniment plus profond et plus fondamental. C’est la condition d’exil dans laquelle l’homme se trouve vis-à-vis de l’infinitude de son essence profonde. Tout être séparé est un « déraciné ».

Ainsi que l’exprime Carlo Suarès (Comédie Psychologique) : le drame c’est qu’il y a contradiction entre l’homme (égo limité, prisonnier du temps et de l’espace) et son essence (illimitée, transcendant le temps et l’espace).

Dans les ultimes profondeurs de son âme, l’homme porte d’obscures mémoires, de puissantes nostalgies qui le poussent irrésistiblement à rechercher un équilibre, un complément idéal capable de combler une lacune béante comme un gouffre.

L’homme s’associera à des êtres, il s’associera à des choses, à des idéaux. Il adorera tout ce qui se présente à lui dans la matière et percevant finalement l’impermanence fondamentale des éléments matériels, il poursuivra les créations de l’univers mental.

Et les unes après les autres, les choses de la matière et celles de l’esprit auxquelles il s’associe sont incapables de combler le gouffre insondable de son âme, véritable tonneau des Danaïdes.

Finalement, l’homme se réveille à la façon dont on se délivre des cauchemars empreints d’une acuité trop douloureuse. Il découvre la force obscure qui présidait à toutes ses tentatives d’association. C’est le « moi », le « vieil homme » dont l’instinct de conservation se manifeste par mille avidités, par mille ambitions.

Jusqu’à ce moment, l’histoire d’un univers, depuis l’atome jusqu’à l’homme, en passant par l’amibe, était une succession d’associations continuelles. Mais dans un éclair soudain, l’homme saisit la ronde infernale dans laquelle l’entraînent ses associations continuelles. Il cesse de s’associer à son milieu, à ses idées.

L’amour et l’intelligence se dépouillent de toutes les fausses identifications auxquelles procédaient le mental. Pour la première fois, depuis qu’un univers est né, nous assistons à la fin du processus d’association, signe distinctif de l’amour possessif, pour accéder à un règne nouveau : celui du pur amour libéré de toute avidité, dans la sérénité et la paix infinies de l’Etre.

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Nous venons d’envisager très sommairement comment certains êtres peuvent accéder de l’amour humain à l’amour divin par la conscience des limitations inhérentes au processus d’association.

L’être ainsi libéré ou « intégré » ne s’associe plus à rien.

Le désir de s’associer à quelque chose ou à quelqu’un ne peut naître que dans un être psychologiquement incomplet. L’homme qui a réalisé l’état du Pur Amour est psychologiquement complet. Il a découvert en lui, la réalité profonde de son être. Cette réalité dépasse infiniment les limites de sa personnalité séparée. Devant elle, le masque de la séparativité des êtres et des choses s’effondre. L’Univers entier se transfigure en une indicible lumière.

Ceci ne peut être considéré comme une acquisition intellectuelle. Le Sage considère cet « Etat d’Etre » comme un fait d’expérience intégrale, supra-intellectuelle. Il retrouve ainsi la joie infinie de la pure essence.

Chaque seconde lui apporte la révélation d’une divine féerie qui se poursuit en silence dans le cœur des choses. Il participe au Délice du « Souverain Bien » dont les profondeurs constituent la base cosmique de l’Univers.

Eprouvant d’instant en instant, la Pure félicité de l’« Ananda » telle qu’elle se situe dans sa plus haute demeure, infiniment pure, éternellement incandescente, le Sage n’a plus à rechercher les jouissances extérieures que pourraient lui procurer les plaisirs des sens.

Ces derniers font figure de travestissements et de dégradations du Souverain Bien.

Ainsi que l’exprime le poète indou Kanta Gupta (Vers la Lumière) : « Il existe une joie devant laquelle toutes les autres joies ne sont que souffrances ».

Cette Joie est celle que nous accorde la réalisation de l’Amour divin.

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D’aucuns diront avec raison que nous n’avons pas encore défini l’amour véritable. Nous avons indiqué pourquoi une telle description est impossible. Avec le Dr. Godel nous dirons : « Cet impensable ne se conçoit pas… il se vit » (L’Expérience Libératrice, p. 97).

De même, nous pourrions disserter longuement sur les propriétés du sel, sa composition chimique, son système de cristallisation, etc., etc.

Nos efforts seront incapables de donner la plus faible idée de ce que peut être la « saveur salée ». Nous devons goûter par nous-mêmes. L’expérience de l’Etat d’Amour divin pose la même exigence.

Elle n’est ni lointaine, ni accessible. Il suffit de s’ouvrir à l’amour divin en le dépouillant progressivement de ses attaches.

Mais la plupart d’entre nous se trouvent malheureusement dans une condition d’ignorance faussant toute notre optique vis-à-vis du problème de l’amour.

Un malentendu fondamental provient du fait que, lorsque nous aimons, nous croyons à tort que c’est de nous, « essentiellement », qu’émerge l’élan affectif s’adressant à l’être aimé.

De nombreux sages indous envisagent le problème sous un angle très différent. Ils nous enseignent que tous nos élans d’amour émanent de cet immense océan de félicité, « Sat-Chit-Ananda » ; essence commune dans laquelle les êtres et les choses se meuvent et ont leur être.

Toutes les fois que « nous » aimons, nous exprimons ici « à la surface » une partie des richesses de cet « océan d’amour » qui réside en nous comme en toutes choses.

Dans cette perspective particulière, tout élan affectif que nous éprouvons serait l’occasion opportune que saisirait notre être intérieur qui est tout amour, pour s’exprimer dans le monde extérieur.

Les psychologues indous nous donnent une excellente comparaison concrétisant clairement ce qui précède ; l’image de la lampe. L’ampoule qui nous éclaire n’a pas la pleine propriété de l’électricité qui la traverse et chauffe ses filaments à blanc. L’électricité qui « passe » par elle provient d’une génératrice se trouvant parfois à des distances considérables.

De même, l’Amour, l’Intelligence, la Conscience, « passent » par nous mais ne nous appartiennent pas.

Nous imaginant être les « seuls » générateurs de notre amour, nous trouvons légitime de réclamer un prix, une réciprocité à notre don.         (à suivre)

De l’Amour Humain A l’Amour Divin par Ram LINSSEN (suite)
(Revue Être Libre Numéro 90-91, Janvier-Février 1953)

Amour et don de soi

Cependant, ainsi que l’exprime le Dr. Godel (L’expérience Libératrice, p. 217) :
« L’amour  authentique se reconnaît à un signe infaillible : il donne sans rien attendre en retour. Son absolue gratuité le consacre. Il peut éveiller dans un instant, la suprême quiétude ».

L’Amour vrai est pure spontanéité, pure liberté que seuls peuvent atteindre ceux qui font le don intégral du meilleur d’eux-mêmes. Cet état de gratuité n’est pas aussi rare qu’on le suppose généralement. Nombreux sont les poètes qui l’ont éprouvé au cours d’exaltantes communions avec la nature.

Le côté divin de l’amour n’est révélé qu’à ceux qui sont capables d’aimer profondément, sans rien attendre. De tels états peuvent être réalisés pendant l’audition d’une belle musique. Une belle aurore ou la vision du soleil couchant au sommet d’une montagne peuvent nous saisir dans une magie soudaine et nous arracher à nous-mêmes pour nous immerger dans une sorte d’éblouissement de lumière intérieure et d’amour. Les grands horizons sont pour nous très souvent une concrétisation de l’infini, qui de ce fait se trouve plus à notre mesure. En d’autres occasions les profondeurs insondables du ciel étoilé peuvent faire surgir un immense appel du fini vers l’infini.

Quelques secondes d’un immense amour embrassant l’univers entier dans son élan, suffisent pour transformer une vie. Dans ces moments extraordinaires de plénitude, nous avons recueilli au centre de notre être, cette ultime confidence du Divin.

Signalons cependant que les différents états d’amour précédemment évoqués sont incapables à eux seuls de libérer l’être humain. Nous pouvons les éprouver au cours d’exaltantes communions, mais quelque chose de notre être se « réserve » malgré tout au delà des envols de l’émotion esthétique ou mystique. C’est pourquoi nous insisterons davantage sur la nécessité d’un profond amour humain dans lequel la totalité des secteurs de notre « moi » se trouve engagée. Dans un grand amour humain, il n’y a plus de « réserves » secrètes du « moi », toutes les résistances seront brisées. C’est en cela même, et seulement en cela que réside le potentiel de libération intégrale de l’amour humain.

L’obstacle de « l’amour divin imaginé »

L’amour véritable est pure spontanéité, pure liberté, désintéressement total.

C’est l’intellect qui corrompt l’amour en le dégradant sous l’emprise de l’intérêt, du calcul, en l’attachant aux formes qui lui servent d’expression, en le rivant aux processus de la sensation, de l’habitude.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti (Ojai 1949, p. 26) :
« Nous aimons avec notre intellect, nos cœurs  sont remplis des choses de l’esprit, mais les fabrications de l’esprit ne peuvent évidemment pas être de l’amour. On ne peut pas « penser » l’amour. On peut penser à la personne que l’on aime, mais cette pensée n’est pas l’amour, de sorte que graduellement la pensée prend la place de l’amour ».

Le passage de l’amour humain personnel et possessif à l’amour divin ne se réalise ni par le refoulement des désirs ni par des méditations sur l’amour divin. De telles méditations n’aboutissent qu’à des états d’autohypnose formant les obstacles les plus sérieux à l’expérience ultime.

Ces obstacles sont sérieux parce qu’ils sont constitués par la cristallisation de projections mentales. Par un paradoxe étonnant, dans la mesure de sa maturité psychologique l’homme tend à s’attacher plus aux idées qu’aux valeurs matérielles. Le culte de nos représentations du réel doit nous conduire à de secrets et pénibles arrachements spirituels exigeant une vigilante attention.

En nous attachant plus aux idées qu’aux choses de la matière nous déplaçons simplement le problème.

***

Il est utile de rappeler que l’état d’amour véritable n’est ni un résultat, ni une somme de moments affectifs antérieurs. Nous ne pouvons le confectionner ou le construire à l’aide des éléments du moi.

L’amour divin n’est pas une « somme » au sens où Bergson, par exemple, désignait le présent comme la somme de tous les moments passés. L’état d’amour véritable est dans le présent mais ce Présent Eternel n’est le résultat d’aucune accumulation. Il ne s’ajoute pas à lui-même à la façon dont le processus du moi s’agrandit d’instant en instant. L’état d’amour véritable est totalement étranger aux processus de croissance qui nous sont familiers. Ces processus impliquent la notion de temps dont notre esprit parvient difficilement à s’affranchir, par le fait que le mental est lui-même le créateur de l’illusion du temps en nous.

L’amour divin existe par lui-même. Il n’est pas un résultat. Il est « autogène ». Il est étranger à nos efforts affectifs et mentaux. On ne s’efforce pas de créer l’amour divin. Il est spontané. On s’ouvre à l’amour divin. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, tout le problème consiste à réaliser une transparence intérieure, une simplicité, une disponibilité, une sensibilité supérieure, telles, que l’amour véritable — donné, préexistant — se révèle pleinement à nous dans la délicatesse infinie de sa nature primordiale, éternelle.

« Pour aller loin… commençons par ce qui est près »

A ceux qui parlent d’emblée de l’amour divin, Krishnamurti demande, comment pouvez-vous aimer une chose que vous ne connaissez pas ?…

Nous voulons aller trop loin, et « pour aller loin », nous dit le psychologue indou, il faut commencer par « ce qui est près ». « Ce qui est près » c’est l’ensemble de nos limitations, les multiples conditionnements résultant d’une ignorance fondamentale : l’ignorance de nous- mêmes.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti (Ojai 1949, p. 246) :
« Il est important avant que nous puissions savoir ce qu’est l’amour, de connaître le processus de l’esprit, qui est le siège du « moi ». Voilà pourquoi il est important de pénétrer de plus en plus profondément dans la connaissance de soi. Il faut une compréhension extraordinaire de soi-même et une abnégation, un oubli de soi pour qu’il y ait possibilité d’amour. L’abnégation ne naît que lorsque tout le processus du moi » est compris, tel qu’il se déroule tout le temps, dans nos rapports, au cours de chaque incident. Comprendre ce fonctionnement c’est libérer l’esprit des constructions dont il l’entoure, qui l’enferment en lui-même, et alors il y a une possibilité d’amour ».

Il s’agit de nous voir tels que nous sommes, avec les limitations de nos attachements, de nos passions, de nos avidités.

Cette position réaliste est également suggérée par C.G. Jung, nous recommandant de nous voir tels que nous sommes en opposition à ce que nous voudrions être.

Krishnamurti nous prend tels que nous sommes, c’est-à-dire confus, divisés en nous-mêmes et rigidement limités par les exigences du processus du « moi ».

Les vrais sages et les psychologues profonds ne postulent jamais rien à priori. Telle est également l’attitude du Bouddhisme Zen, qui nous enseigne que tout est là, qu’il n’y a rien à « faire » au sens où nous entendons ce terme. Il s’agit seulement de nous éveiller à la plénitude de ce que nous sommes réellement. Rien ne nous manque, nous avons en nous tous les éléments nécessaires au plus haut accomplissement de notre destinée. Mais ces éléments se trouvent actuellement dans une disharmonie fonctionnelle nous plongeant dans l’ignorance des valeurs éternelles d’une vie plus riche, plus belle et plus profonde.

En somme, il faut utiliser dans le jeu de la vie, les cartes que nous avons en mains. Ces cartes sont nos facultés de penser, d’aimer et d’agir. Rien ne sert de tricher. On ne ment pas impunément à la vie.

L’art de la vie consiste à jouer le jeu pleinement sans être prisonnier des rôles que l’on assume, sans s’identifier aux détails, sans jamais perdre de vue la totalité de l’ensemble et l’unité sous-jacente de l’Etre qui est le mobile profond de toute l’affaire.

L’art de la vie, comme le disait le professeur Masson-Oursel, c’est le fait de vivre pleinement, libéré du « vouloir » vivre. Il est donc possible de jouer le jeu, le Grand Jeu, en étant libre de lui. Mais pour que cette liberté soit réalisable il est nécessaire que s’établisse en nous un fonctionnement harmonieux des facultés affectives et mentales.

Or, pour l’instant, cette harmonie fonctionnelle est inexistante.

Amour et auto-identification

Le mental, s’identifiant à sa fonction, à son rôle, engendre l’illusion de l’égoïsme. L’égoïsme est le facteur dominant de notre asservissement. Il conditionne à tout instant nos mouvements affectifs et mentaux.

Ne nous égarons pas en vaines discussions en vue de savoir si cet égoïsme est une aide ou une entrave. Le philosophe indou Sri Aurobindo a publié à ce sujet quelques aphorismes célèbres dans « Aperçus et Pensées ».

Il nous fait comprendre que si la raison fut une aide, elle peut devenir une entrave, au même titre que l’animalité fut une aide mais devient une entrave.

L’égoïsme qui fut une aide (encore que ce soit contestable) — est en tous cas actuellement pour nous, une entrave.

Il nous est difficile d’en développer les raisons ici, d’autant plus que la chose a été faite ailleurs (voir : « Etudes psychologiques de C.G. Jung à Krishnamurti » et « Krishnamurti et la pensée occidentale »).

Voyons, pour clarifier le sujet, de quelle façon se manifeste cet égoïsme.

Il se manifeste par une tendance que les psychologues désignent sous le terme d’auto-identification. L’intellect, avec ses complexes mémoriels possède une grande part de responsabilité dans ce processus d’association, ou d’auto-identification.

Nous nous identifions inconsciemment à notre maison, à nos vêtements, à notre nom, à nos objets, au groupement dont nous faisons partie, à l’image que nous nous sommes faite de nous-mêmes.

C’est l’intellect qui corrompt l’amour en l’attachant aux formes, en l’identifiant aux processus sensuels.

Le passage de l’amour humain à l’amour divin n’est réalisable que par la libération des attaches qui résultent du processus d’auto-identification.

En d’autres termes, un grand amour peut conduire l’adorateur à son ultime accomplissement, pour autant qu’il résiste victorieusement aux multiples épreuves de la dépossession.

La dépossession de l’amour

Il est en réalité plus facile d’énoncer ce qui précède, ou de le comprendre intellectuellement, que de le réaliser effectivement dans la matérialité des faits, avec la totalité de son être. Car pour que l’expérience soit valable et réellement libératrice, il est nécessaire que la totalité du « moi » se trouve engagée dans un profond amour humain.

Ceci implique que nous donnons à l’être aimé le meilleur de notre âme, à tous les niveaux de la conscience et que sur le plan physique le prolongement naturel de la communion idéale des esprits soit réalisé.

Un tel amour réciproque connaît de grandes joies, des moments d’exaltante communion, tant sur le plan de la chair que sur celui de l’esprit.

…Encore faut-il dire que ces cas sont plus rares qu’on le suppose généralement. L’accord total des tempéraments, des corps et des caractères constitue l’exception. Aussi, ne faut-il pas prendre cet exemple trop à la lettre, en dépit de ce qu’il peut avoir d’authentiquement vécu.

Retenons néanmoins qu’il est important que la totalité psychologique du « moi » soit engagée dans un amour humain pour que celui-ci possède la plénitude de son potentiel latent de libération et d’illumination spirituelle.

Il se peut donc, qu’au cours du temps, l’un ou l’autre partenaire d’un couple n’accorde plus à son adorateur la réciprocité affective que ce dernier souhaite. Il se peut aussi qu’il y ait, soit abandon, soit trahison de l’être aimé. Dans l’hypothèse d’un amour humain profond et total, de telles circonstances sont réellement déchirantes sinon dramatiques.                     (à suivre)

De l’amour humain a l’amour Divin (suite) par Ram LINSSEN
(Revue Être Libre Numéro 92-94, Mars-Avril-Mai 1953)

Les faillites dans l’amour

Face au drame, trois attitudes sont possibles.

L’amant abandonné évite d’affronter la situation dans laquelle il se trouve et recherche l’évasion par n’importe quels moyens. Soit qu’il se raisonne et tente de se convaincre qu’il est inutile de se morfondre, soit qu’il se dise que l’être aimé n’en vaut pas la peine, tandis qu’inconsciemment le déchirement de son âme est immense. L’évasion peut être aussi la recherche d’une autre aventure.

Il se peut aussi que l’être lésé souffre à tel point dans sa chair, dans son esprit, dans son amour propre qu’il reste littéralement prostré. Incapable de réagir il se cristallise dans une attitude de résignation. Parfois, la souffrance reste là, à tel point lancinante que ce qui fut amour dégénère en dépit, en amertume, et finalement en véritable haine. Mais disons de suite, au risque de scandaliser la plupart, que les dernières éventualités traduisent généralement un manque de profondeur dans l’amour.

Ceci résulte souvent de la passion. Certes, il est possible qu’une certaine passion s’installe parallèlement à un amour profond et réel, mais elle revêt alors une importance secondaire. Elle est toute centrée dans le présent et ne laisse aucune trace d’identification et d’attachement. Ces passions passagères peuvent être considérées chez certains être évolués comme un « épuisement » ou une liquidation d’énergies inhérentes au processus du « moi ». Pour être plus explicite et complet à cet endroit il serait au surplus nécessaire d’établir une distinction entre les facteurs physiques, physiologiques et psychologiques de la passion. Cependant, lorsque seule la passion subsiste, aggravée des processus de l’auto-identification, de la possession, de l’attachement, sans la contre partie d’un amour réel, profond, gratuit, le drame de la dépossession revêt toute son ampleur. Il est total.

Dans la plupart des cas précédents l’amant trahi ou abandonné sort amoindri. Des réflexes d’autodéfense conscients ou inconscients s’installent en lui et tendent à l’insensibiliser. Parce qu’il n’est pas resté fidèle à la loi d’amour il attire vers lui-même une malédiction qui l’écrase.

Si nous examinons de plus près les différentes réactions énumérées précédemment face au drame de la dépossession, notre attention se trouve attirée par le fait fondamental : l’être lésé n’a pour ainsi dire pensé qu’à lui seul.

Ainsi que l’exprimait admirablement l’écrivain français René Fouéré « nous accusons les autres de nous faire souffrir, mais en réalité, c’est nous-mêmes qui nous faisons souffrir avec les autres ».

La raison fondamentale de la triste faillite des amours humains précédemment évoqués réside dans la trop grande part d’égoïsme et d’auto-identification qui s’est développée à notre insu, et la pauvreté en amour réel. N’en déduisons pas arbitrairement comme le font tant d’êtres déçus que l’amour est une malédiction. Une telle affirmation est authentiquement sacrilège.

La puissance de malédiction ne doit être recherchée nulle part ailleurs que dans le pouvoir éminemment corrupteur de l’égoïsme et l’absence d’amour.

La victoire : triomphe de l’amour sur l’homme

Face au drame de la dépossession une seule issue s’avère possible : la fidélité inébranlable à l’éternelle loi d’amour, quelles que soient les circonstances. Cette issue n’aboutit plus à une faillite, elle n’est plus un effondrement. Elle est le plus merveilleux triomphe de l’Amour sur l’homme. Un bonheur infini sanctionne le bien-fondé de sa réalisation.

Nous venons de parler un langage étrange : le triomphe de l’Amour sur l’homme. Ceci n’implique pas la déshumanisation de l’humain. L’état de pur amour ne consacre pas la dissolution de l’humain mais constitue au contraire son plus haut épanouissement. Pour que se réalise pleinement cette suprême floraison de l’humain il faut que le feu purificateur de l’Amour brûle littéralement une à une, les innombrables barrières engendrées par l’égoïsme. Ainsi que l’exprime Krishnamurti « le cercle du « moi » doit se briser de l’intérieur », le « moi » ne peut dissoudre le « moi ».

Nous comprenons maintenant l’irremplaçable privilège de ceux qui s’ouvrent à l’Amour. Ce n’est pas le « moi » qui triomphe de ses limites mais l’Amour. Dans l’âme qui subit l’envahissement d’un puissant amour il existe un embrasement sacré, irrésistible qui dévore les limitations, les attachements et brise toutes les amarres.

Tout amour véritable se manifeste par le don de soi. Dans le don de soi il y a renaissance, recréation. Il faut mourir pour renaître, nous disent les Evangiles. Il nous faut mourir à nous-mêmes pour naître à la Plénitude du Pur Amour. La mise en évidence d’un tel processus nous étonne de prime abord. L’instinct de conservation de notre « moi » se rebiffe et tente de nous suggérer qu’il y a là quelque chose qui pèche contre les lois de la nature. Bien au contraire. Toute l’histoire de la vie dans les règnes successifs n’est-elle pas celle d’une recréation perpétuelle, d’une destruction continuelle de formes, d’un dépassement incessant de niveaux acquis. Le « don de soi » inhérent à tout véritable amour, constitue le prolongement sur le plan humain, de processus naturels observables sur le plan biologique parmi des êtres primaires en organisation.

Nous citerons ici l’exemple que nous donne le Dr. Roger Godel (L’Expérience Libératrice, p. 210) : « Ne donnons pas à cette norme universelle de l’amour, un sens exclusivement métaphysique », dit-il.

« Le plus froid et le moins mystique des biologistes peut nous la démontrer, sous le microscope, dans la syngamie de deux conjoints unicellulaires, deux paramécies. Tandis que les deux partenaires accouplés échangent entre eux ces noyaux où se concentrent les caractéristiques fondamentales de leur personne, et pendant qu’une configuration nouvelle prélude de régénérescence les transforme    chacun d’eux meurt à lui-même. Par delà l’individualité double tenue en suspens demeure seule la loi d’amour ordonnant » le destin biologique. Dès que la magie de l’union syngamique apparait dans le monde vivant, Eros impose à tous, la même loi du sacrifice : perdre sa vie pour renaitre ».

Ce qui vient d’être dit sur le plan biologique se transpose en l’homme sur les plans psychiques et spirituels.

Dans le drame de la dépossession de l’amour humain, c’est uniquement la qualité de l’amour qui décidera de la victoire finale. Si cette qualité se trouve réalisée dans les conditions requises l’adorateur lésé verra soudainement s’installer en lui une vision nouvelle des données inhérentes au problème qui le torture.

L’acuité douloureuse du premier choc et les arrachements subtils qu’il détermine se profilent sur la toile de fond d’un amour qui persiste malgré tout. Au lendemain de la tempête, ou parfois même chez certains, — au cœur même de la crise intérieure, un élan d’Amour émerge en lumineux triomphe au milieu des ténèbres.

L’adorateur comprendra confusément d’abord que l’Amour est plus important que les personnes sur lesquelles il s’était provisoirement fixé.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti (Madras-Bénarès, p. 157) :
« Ce qui arrive généralement, c’est que l’amour est moins important que la personne. L’objet de notre amour devient important… non l’amour lui-même » ;

et p. 159:
…« L’amour n’est pas une recherche de satisfaction. Il n’existe que lorsqu’il y a oubli de soi, complète communion — non entre une ou deux personnes — mais communion avec » le Suprême, et ceci ne peut avoir lieu que lorsque le « moi » est oublié ».

Le contenu de ce qui précède revêtira finalement le caractère d’une évidence tendant à se matérialiser irrésistiblement. Et dans le cœur de l’amant abandonné apparaîtra un ultime combat au cours duquel s’affronteront deux tendances.

D’un côté la somme des résistances du « moi » apparaissant sous la forme de mille suggestions du mental : réapparition de griefs prétendus légitimes, réminiscences des souffrances de la chair et de l’esprit, questions de prestige, de réputation, etc. Mais d’un autre côté ces sollicitations mémorielles du passé seront rapidement balayées par une fidélité inébranlable à l’éternelle loi d’amour.

Cette victoire est, à vrai dire, plus celle de l’amour que celle de l’homme. Encore faut-il dire que, contrairement à ce que suppose l’Occidental, elle n’entraîne pas une désintégration de la nature humaine. Cette expérience constitue au contraire le plus haut sommet d’intégration possible, dans un état d’équilibre et de bonheur que toutes les contingences extérieures sont incapables de perturber.

L’amour divin

La totale soumission à la loi d’amour porte l’humain vers son plus haut accomplissement.

Dans un sentiment indicible de liberté il se surprendra à réaliser en toute simplicité ce qu’il pensait précédemment être un miracle : aimer en étant libre de l’objet de son amour. Pour un tel être, il n’y a plus d’opposition entre l’amour humain et l’amour divin. Chaque instant est vécu dans l’émerveillement sans borne d’une compréhension nouvelle des êtres et des choses qu’illumine une vision d’unité prestigieuse.

Un tel état d’amour, libéré de ses points d’attaches, affranchi des limites égoïstes du « moi » constitue le plus haut état de sagesse que l’homme puisse réaliser.

Il embrasse l’Univers entier dans son élan. Nous dirons mieux : Il EST l’Univers entier.

Il l’EST par un acte qui n’est pas seulement un acte de communion mais un acte d’intégration. Il EST l’Univers entier, non en tant que manifestation extérieure de son « moi » apparent, ce qui serait absurde, mais il l’EST par son essence qui est l’essence de tous les êtres, de toutes les choses.

Par cet état d’intégration, l’homme « EST » la réalité de l’Univers extérieur et intérieur, visible et invisible qui désormais ne sera plus conçue comme distincte de lui. Un tel homme n’agit plus, ne pense plus, n’aime plus « en-tant-que-distinct ».

L’homme intégré ne dit plus « Je t’aime » ou « J’aime ». Il dira « Je suis Amour » ou plus exactement l’Amour EST. Certains Sages nous diraient : « un tel homme ne dit plus rien »…

Ainsi que l’exprime le Dr. Godel (L’Expérience Libératrice, p. 210) :
« L’Amour exige que soient détruits dans l’ultime consommation l’amant et l’aimée, tandis » que lui seul subsiste sans partenaire dans la pureté de sa flamme ».

Nous insistons une fois de plus sur le fait qu’une telle expérience n’est pas une création de l’esprit. Elle ne constitue pas une déshumanisation de l’humain mais au contraire son plus haut épanouissement.

***

L’amour humain libéré de ses attaches, de ses calculs, de toutes ses limitations habituelles, réalise une condition de liberté, de perfection, de pureté qui le rend réellement divin. Dans cet état d’amour, il y a abolition de l’adorateur et de l’objet de son culte, en tant qu’entités distinctes.

Cet état d’être inexprimable constitue une sorte d’autorévélation de CE qui n’a jamais cessé d’être en nous-mêmes. La magie de l’Amour a dévoré les limites du « moi ». Pour Krishnamurti, un tel homme est le divin-même. Il est le Dieu vivant.

Il demeure à jamais au delà des cendres du « moi » limité, dans l’incandescence éternelle d’un amour suprême qui est lucidité et d’une lucidité suprême qui est amour.

Mais dans ce domaine chaque mot devient un piège.
L’état de joie ineffable qu’éprouve l’être humain resté inébranlablement fidèle à la loi du plus haut amour sanctionne le bien-fondé de son attitude.

Plus aucune contingence physique ou psychologique ne parvient à perturber l’état d’équilibre intérieur transcendantal du véritable amour.

Un tel homme est réellement libre. Il est libre parce qu’affranchi de toute avidité, de tout désir.

Comment pourrait-il en effet trouver un intérêt quelconque dans la jouissance de quoi que ce soit, s’il goûte à chaque instant, le « Souverain Délice » de l’Ananda, qui suggère inlassablement le désir au cœur de tous les êtres ?

Un tel homme EST à chaque instant (en vertu d’une expérience d’intégration indescriptible), ce que tous les êtres et toutes les choses ont en eux, de plus précieux, de plus profond, de plus irremplaçable.

Ceci nous fait mieux comprendre ce que Krishnamurti entend lorsqu’il nous dit qu’il « n’y a d’autre Dieu que dans l’homme rendu parfait ».

Le mouvement de recul qu’éprouvent certains, provient seulement du fait qu’il leur est difficile de se faire une idée de ce qu’est un homme rendu parfait.

L’homme « parfait » ou « purifié » est celui dans lequel l’illusion de la « soi-conscience » et le cortège de servitudes qui en découle se trouvent absents.

Nous reproduisons ici un des textes célèbres du Bouddhisme Zen relatif à cette expérience désignée par « Satori ».

Le Zen appelle cela : « Retourner chez soi »…

«  Vous vous êtes trouvé maintenant ; depuis le tout premier commencement, rien ne vous avait été dissimulé ; c’était vous-même qui fermiez les yeux à la réalité ». (Doctrine Suprême, par le Dr. Hubert Benoit, p. 88.)