André Niel
De l’illusion d’être libre à l’état de liberté

D’où vient notre désir d’une « sécurité intérieure », sinon du sentiment que notre Moi est constamment menacé des intentions agressives de l’Autre ? Mais nous sommes pris ici dans un cercle vicieux, car nous commençons nous-mêmes par nous fonder intérieurement en existence dans l’insécurité — en affirmant notre Moi par contradiction au Non-Moi — et nous nous efforçons ensuite de sortir de l’insécurité par la recherche de remèdes extérieurs ! Seule, la disparition du conflit intérieur du Moi et du Non-Moi nous délivrerait de ce sentiment angoissant d’insécurité, cependant que serait alors rendu possible l’établissement de relations extérieures harmonieuses entre les hommes, capables de les unir efficacement dans la lutte pour la vie, l’adaptation et le bonheur matériel.

(Extrait de Krishnamurti et la Révolution 1953)

§ 1. — Perspectives oppositionnelles.

« C’est le désir de sécurité qui crée l’autorité, qui élabore des disciplines, qui constitue des modèles à imiter, qui fait poursuivre un idéal, qui met en œuvre tout le processus du conformisme (Paris 1950, p. 113). Et, tant que nous ne ferons que répéter, lire des ouvrages, citer des autorités, poursuivre un idéal, nous conformer à des formules, adhérer à une religion, exercer un culte, chercher de nouveaux maîtres, dans l’espoir d’être heureux, il n’y aura évidemment pas de liberté » (Id., p. 114).

La Liberté ? C’est le feu, l’appel claquant comme un drapeau, des voleurs d’épaves ! C’est le phare captieux allumé contre la mer, la rayonnante promesse d’un avènement total de l’homme enfin libéré de ses maîtres, mais jaillie, en vérité, d’un désir avide d’étrangères dépouilles : les biens ou le sang de l’Autre, qui nous sont un défi. On s’abandonne à la lumière, malgré les reflets sanglants ; on se confie au drapeau, malgré ses battements d’ailes sinistres et, bientôt, c’est l’accueil brutal des récifs… L’homme croit que son navire a heurté l étoile, car le feu s’éteint.

Quelle aventure courue sur la prestigieuse promesse du nom de Liberté ne s’est, en effet, finalement abîmée dans un désastre ? « Plus l’idéal est élevé noble, sacré, plus nous le croyons spirituel mais il n’est qu’un modèle… et l’esprit est victime d’une imitation. Si le but est la liberté, le départ ne doit-il pas être libre ? Si, au début, notre esprit est dominé, façonné, discipliné, moulé conformément à une autorité, il est évident qu’il sera encore circonscrit, encadré, à la fin. Si vous n’avez pas de liberté au départ, vous n’aurez pas de liberté à l’arrivée » (Paris 1950, p. 112 et 113). A moins qu’on entende ici, par « liberté », celle du néant. N’est-ce pas sur les bords mêmes du néant qu’ils ont allumé leurs flambeaux séducteurs, les appels insidieux de leurs refuges sinistres : Religions, États, Dogmes, Philosophies ? Leur puissance se proclame préservatrice et libératrice de l’Autre, du Non-Moi, du Vous-Autres, mais en vérité ils sont l’étoile avide du sacrifice de nous-mêmes. Jusqu’au jour où la terre entière deviendra leur brandon : le dernier mensonge et la dernière contradiction de l’homme !

C’est là que nous aurons abouti, guidés sur la promesse absurde d’une libération universelle de l’Autre ! Du sein obscur de la contradiction du Moi et du Non-Moi, tout espoir, si généreux soit-il, d’une libération humaine de l’oppression et de l’injustice ne peut, en effet, que poursuivre de dangereux mirages ! L’opposition-contradiction du Moi et de l’Autre est une nuit absolument opaque à travers laquelle ne saurait filtrer aucune lumière indicatrice. « Notre existence est un état d’opposition et de contradiction, et aucune pensée, aucune action qui en découlent ne peuvent jamais être vraies » (Krishnamurti – Ojaï 1944, p. 25).

— Mais, justement, si nous sommes au fond d’une telle nuit, que nous importe que le lointain signal brillant ne soit qu’illusion, mirage et mensonge : n’est-il pas, aussi bien, la bulle légère, radieuse, crevant l’eau morte de notre angoisse… le seul point lumineux qui nous tienne éveillés à nous-mêmes ?

Hélas ! Si l’espoir est sublime, les actes restent pris aux filets glacés des ténèbres ! « Notre morale, notre action positive sont fondées sur (la) contradiction intime et ainsi nous nous livrons à une activité incessante… désirant le bonheur et causant de la douleur, aimant et aussi haïssant… aspirant à la paix et engendrant la guerre » (Id., p. 21). Liberté passionnante et homicide ! Quête absurde et cruelle, et qui doit durer aussi longtemps que l’homme restera le prisonnier de sa nuit intérieure !

« Quand nous prenons conscience de nous-mêmes, nous découvrons que nous sommes dans un état de contradiction intime… de vouloir et de non-vouloir, d’amour et de haine. Les pensées et les actions nées de cette contradiction sont considérées comme positives, mais est-elle positive la pensée qui se contredit elle-même ? » (Id., p.20)

Comment une pensée positive pourrait-elle naître de la conjonction négative du Moi et de l’Autre ? Une pensée positive est vérité pour tous. Une pensée positive est rationnelle-universelle, à supposer même que la pointe de sa flèche vise bien au-dessus des buts ordinairement accessibles à la raison !

Mais, aussi bien, comment une conscience qui est un champ de bataille et d’opposition pour ses propres concepts du Moi et du Non-Moi serait-elle capable de se comprendre elle-même ? La dualité est une : comme elle déchire l’espèce, elle rend l’individu incompréhensible à lui-même. Alors, toute confiance de l’homme dans l’homme et de chacun en soi-même est rendue impossible. « Dans cet état de contradiction intime, comment peut-il y avoir certitude ? Comment pouvons-nous, dans cet état, affirmer que nous avons raison ou tort ? » (Id., p. 21) ?

Si l’inimitié du Moi et de l’Autre est une porte grande ouverte aux plus graves illusions, c’est que la vérité n’importe plus tant ici que la victoire qu’il faut, à tout prix, remporter sur l’Autre : alors, elle brille pour nous d’un attrait irrésistible, la sanglante lumière libératrice qui luit au plus sombre de nous-mêmes ! « Un esprit qui se contredit ne peut savoir ce que sont la candeur, l’honnêteté » (Ojaï 1944, p. 51) [1].

C’est parce que son sentiment du Non-Moi est à chacun sa propre contradiction, que tout individu a la haine de l’Autre-absolu. Ainsi la liberté n’est-elle jamais acquise, mais toujours à reconquérir sur quelque aspect nouveau d’un Non-Moi sans cesse renaissant. Les conquêtes apparentes de la Liberté font toutes partie d’une seule et même vaine offensive de l’homme contre sa propre imagination négative de l’Autre. De sorte que, de conflit en conflit et de destruction en destruction, la Liberté, qui, parmi les ruines qu’elle accumule, donne pourtant l’impression d’un certain élan et d’un certain devenir, reste finalement incapable de rien atteindre, de rien édifier, que le Mythe sanglant d’elle-même! Jusqu’au jour de la victoire totale de tous les Moi sur tous les Autres, qui résumera dans un seul désastre toutes les erreurs commises ! « La vie recherchée en termes du moi et du mien est un conflit, une destruction » (Ojaï, 1944, p. 69).

Quiconque s’émeut encore au nom de Liberté, il peut donc aller, indifféremment, s’éduquer au spectacle du monde ou de lui-même, pris ensemble au même piège de l’affirmation oppositionnelle du Moi. Certes, l’individu enferme en lui-même une puissance incoercible de création ; seulement son désir obsédant de se rendre libre de l’Autre-absolu transforme universellement cette fonction créatrice naturelle dans une fonction non moins incoercible de destruction de l’homme par l’homme ! Ainsi suffit-il d’une brèche dans le barrage d’un fleuve pour que se convertisse en un terrible agent de destruction une accumulation de force primitivement féconde. Notre désir de liberté, parce qu’il est inséparable d’une obsession permanente de la dualité du Moi et de l’Autre, ressemble à une telle brèche, mais cette fois ouverte à même le rempart biologique qui, depuis les origines — instincts et pensée réunis — défend notre espèce du déclin et de la mort !

« Ce qui se contredit cesse d’exister » (Id., p. 21). La confusion atroce à laquelle nous assistons, de Races, de Peuples, d’intérêts et de Croyances réciproquement acharnés à se détruire ne nous donne-t-elle pas effectivement le spectacle d’une humanité qui, lentement mais sûrement, cesse d’exister ? Notre vertige de liberté, c’est le vertige de la contradiction de l’homme par l’homme. Est-ce que, sous nos yeux mêmes, par une brèche de plus en plus béante, la créativité de l’espèce ne va pas se vider — pour s’y enfermer en une virtualité universelle de mort — dans les engins formidables que le Moi des Nations prépare à l’intention de l’Autre ?

§ 2. — Le problème de l’homme est dans la libération de l’opposition.

Si l’individu se laisse difficilement aller à considérer en face une situation si tragique, c’est qu’une telle vision est, par elle-même, source de souffrance. Pourtant, il a beau détourner la tête : à une telle souffrance, il ne saurait lui-même échapper, parce que le mal est en lui ! « L’individu qui n’est pas total, entier, sera toujours en état de contradiction intérieure… et cette contradiction aura des effets destructeurs non seulement sur la société, mais sur son propre bonheur » (Krishnamurti – Paris 1950, p. 147).

Quelle peut être la signification de cette souffrance ? Toute souffrance n’est-elle pas un signal de la nature exhortant l’individu à se protéger, à se défendre ? Certes, l’individu n’est pas, ici, menacé directement : depuis les origines qu’il porte en lui, son opposition à lui-même, comme un mal dont il n’a pu encore mourir… Mais ce n’est pas précisément de son corps actuel qu’il s’agit. La signification de l’angoisse de dualité s’étend bien au delà de l’individu physique : elle est l’avertissement à l’homme tout entier — enfermé au plus intime de chaque individu — que l’existence de l’humain est menacée dans son être universel.

La duplicité intérieure est aujourd’hui le plus terrible agent de mort et de destruction dont notre espèce se trouve menacée ! Comment, dans ces conditions, ne pas aller jusqu’à admettre que la réaction de chacun de nous à sa propre souffrance ne soit, aussi bien, réaction de l’espèce tout entière au danger d’auto-destruction qui la menace ? « Nous nous trouvons dans le conflit, dans la confusion, dans la douleur, et c’est cette douleur qui doit nous pousser irrésistiblement à chercher, à poursuivre et à découvrir le réel » (Ojaï, 1944, p. 92).

On ne voit d’ailleurs pas comment notre espèce pourrait actuellement réagir à sa propre division autrement que par un effort spontané des individus. Mais encore convient-il que cet effort ne se laisse pas détourner de son vrai but par la promesse d’une liberté fondée sur la négation de quelque aspect nouveau du Non-Moi !

Autrement dit, devons-nous sortir résolument des voies de l’opposition essentielle. Ce serait, par exemple, une nouvelle erreur que de se déclarer l’ennemi mortel de la dualité ou de ses représentants. Immédiatement et résolument il nous faut adopter « une perception nouvelle, un entendement nouveau, qui ne soit pas ancré dans les contraires » (Id., p. 27). Naturellement, un minimum de liberté et de lucide clairvoyance est exigé au départ. À cette condition seulement l’individu sera capable de s’élever ensuite vers un état plus accompli de non-dualité.

Sans doute, le dégagement d’un horizon aussi peu habituel peut surprendre et, dès l’abord, décourager. Ainsi le malade encore affaibli, condamné à l’immobilité, aperçoit-il avec déception se lever, au-dessus des toits de son hôpital, l’azur des beaux jours. « Le monde est réparti en contraires, le bon et le mauvais, le mien et le vôtre, et ainsi de suite. Dans la dualité, il n’y a pas de compréhension, chaque antithèse contient son propre opposé. Notre difficulté consiste à penser ces problèmes d’une façon neuve, à penser au monde et à nous-mêmes d’un tout autre point de vue » (Id., p. 11). Aussi, le point de vue sur le ciel de la non-dualité peut-il nous sembler, dès l’abord, situé à une altitude presque insurmontable !

Et puis, est-ce qu’en se dissipant autour de nous, le brouillard de l’opposition ne va pas faire tomber la seule protection qui nous défend des intentions agressives de l’Autre ? Ne serait-il pas plus prudent d’attendre que cet Autre ait abdiqué lui-même, à notre égard, ses intentions agressives ? Non pas : ce seul report dans le futur de toute action auto-libératrice ne ferait que prouver que nous abdiquons, en fait, notre pouvoir naturel de réaction à la souffrance, et que nous nous retirons du combat pour le bonheur ! « Vous vous bornez à dire : il me faut du temps pour me libérer. Et vous laissez tomber la question… La question est : est-il possible pour une personne ordinaire… de se libérer immédiatement de tout désir de s’attacher à une croyance ou à un dogme » (Paris, 1950, p. 45) ? Autrement dit : est-il possible de se libérer immédiatement du désir d’aller mettre son Moi à l’abri dans un système collectif d’opposition à l’Autre ?

Le vrai problème d’une vraie liberté est, ici, abordé en face. Et relativement à une « personne ordinaire », c’est-à-dire dans son rapport à l’humanité universelle. La libération, notre libération, ma libération de l’oppression de l’Autre ne doit plus avoir pour condition la suppression de cet Autre, mais la disparition de tout sentiment d’opposition essentielle à son égard… Est-il donc possible à une « personne ordinaire » de briser ainsi d’un seul coup les portes de sa prison intérieure, sa conscience s’ouvrant alors toute grande au rayonnement de la vérité, allant donner soudain sur le spectacle harmonieux d’un univers sans ruptures de contradiction? Il ne semble pas impossible que, sous le coup de quelque révélation, un tel « saut » puisse être accompli… Mais il n’en reste pas moins que la présence de certaines conditions préalables semble devoir favoriser l’éclosion d’un tel sentiment libérateur. Conditions, d’ailleurs, tout à fait générales, et qu’il est donné à tout le monde de pouvoir remplir. Il ne s’agit pas ici d’exigences mystérieuses dont seraient défendues les abords d’un monde sacré, mais bien de simples voies d’approche préparant l’individu à l’effort décisif d’une conception non-contradictoire de ses rapports avec le monde.

« L’expérience d’une action libre de l’imposition des idées, vous la ferez lorsque vous verrez que, partout dans le monde, les actions basées sur des croyances, des dogmes, des conclusions… provoquent des divisions, des conflits, une désintégration » (Paris, 1950, p. 46 et 47).

Il existe, en effet, une conscience libératrice primordiale. Elle provient du sentiment intensément éprouvé de l’absurdité de nos rapports, généralement fondés sur la fidélité à des croyances exclusives : à l’égal des intérêts les moins avouables, les croyances les plus sublimes ne font rien que jeter les hommes les uns contre les autres… Mais, encore une fois, prenons garde que l’humanité entière ne soit alors confondue par nous dans le même mépris, condamnée, rejetée tout entière, dénoncée comme un monde infernal soudain dressé en opposition à la sagesse présupposée d’un Moi en vérité jalousement retranché en lui-même ! Un tel détachement serait, en effet, contradictoire : on ne se libère pas du mépris par le mépris, de la négation par la négation, et la fuite dans la solitude n’est pas une réponse au désordre. « Nous nous conformons à (la société), ou, au contraire, nous brisons avec elle ; mais cette rupture dépend de notre… conditionnement : elle n’est pas un signe de liberté » (Id., p. 67).

Il y a également contradiction si, dans l’espoir de réduire par la force le désordre humain universel, nous acceptons de faire partie d’une action organisée dans un but agressif — au sein d’un Parti, d’une Classe, d’une Armée, d’un Peuple. La confusion actuelle de nos rapports n’a-t-elle pas, en effet, son origine dans le désir de chacun d’organiser le monde pour la gloire et le profit du groupement auquel il appartient et de l’Idée qu’il représente ? Et chacune de ces Idées n’a-t-elle pas ses élus et ses réprouvés, s’affirmant par là comme une source permanente de division et de désordre ? « La liberté ne s’obtient pas par la discipline » (Paris, 1950, p. 72).

Ainsi notre conscience de la confusion et du malheur universels doit-elle rester pure de tout mépris comme de tout désir d’évasion, à moins d’absurdité et de contradiction. « Il importe peu que vous changiez d’évasion… Comment saurez-vous ce que vous avez à faire ? En cessant de vous évader… Si le but est la liberté, le départ ne doit-il pas être libre » (Id., p. 112.) ? C’est dans la pureté de notre initiale vision objective du malheur et de l’injustice que brille, en effet, l’étincelle dont sera capable de jaillir la flamme libératrice ! « Notre effort se disperse dans la négation ou l’acceptation… Cet effort… ne produit aucune compréhension créatrice… Un véritable effort consiste à observer silencieusement sans identification… en ne choisissant pas. C’est cette lucidité silencieuse et sans choix qui engendre la liberté » (Causeries, 1945, p. 66).

Conjonction décisive que cette rencontre : la pure conscience du désordre de nos rapports, d’une part, et, d’autre part, l’affranchissement définitif de cette même conscience « de tout désir de refuge au sein d’idéologies… croyances, systèmes, groupes, personnes, maîtres, enseignements, quels qu’ils soient » (Paris, 1950, p. 36). Quelle vision sereine d’un état de choses pourtant terrible, venant se substituer à tous les soubresauts, à tous les affrontements d’idées ou de passions suscitées par le conflit permanent et fratricide du Moi et de l’Autre !

Il est certain qu’une telle attitude ne doit pas craindre de s’affirmer en des arguments logiques : ainsi s’affermira d’autant plus sa résistance aux séductions du mépris et de la négation.

« S’apercevoir que l’esprit est tombé dans la copie d’un modèle, et simplement rejeter cette structure n’est qu’une réaction, ce n’est pas la liberté (Paris, 1950, p. 114). Nous avons créé l’ennemi et le fait de devenir nous-mêmes l’ennemi ne met fin en aucune façon à l’inimitié. Il faut comprendre la cause de l’inimitié, et cesser de l’alimenter par notre pensée, nos sentiments et nos actions » (Ojaï, 1944, p. 22). Comment sortir de l’esprit d’opposition et de contradiction sans se servir soi-même des armes habituelles fournies par l’état d’esprit oppositionnel, là est tout le problème. Pour sa part, Krishnamurti nous invite à mettre bas toutes les armes, à ne plus nous servir que des seules facultés naturelles d’une pensée simplement et attentivement observatrice, largement ouverte à la compréhension objective des choses, des événements, des êtres et  de leurs rapports. « Nous vivons dans un état de dualité. Comment naît cette dualité ? Si nous pouvons le comprendre, peut-être pourrons-nous dépasser la dualité et découvrir une façon différente d’être » (Id., p. 14). Ainsi devons-nous découvrir la route libératrice — qui mène à l’état de non-division et d’harmonie — par le seul moyen de l’application créative, par le seul effort de notre faculté de connaître ; il nous faut renoncer à ouvrir cette route par la volonté dans un monde rebelle. Plutôt chercher à comprendre qu’à briser, à connaître qu’à condamner : tout cela fait partie des caractères propres à un bon conditionnement libérateur.

Il n’y a pourtant rien de moins passif — en dépit des apparences que lui prête un aspect extérieur où se reflètent la sérénité et l’attente — que l’attitude morale objective ! En fait, la constatation pure et simple de l’universelle confusion — le parti-pris d’aucun préjugé, d’aucun engagement particulier, ne venant plus jeter le voile d’aucun contraste illusoire — ne tarde pas à se muer dans le plus riche enseignement : si le désordre humain universel, constituant un phénomène indivisible, pose, en conséquence, un problème unique, comment la solution à lui apporter ne serait-elle pas également unique ?

Autre révélation : d’un homme à l’autre, les rapports sont, actuellement, partout les mêmes, c’est-à-dire tendus dans une rivalité incessante, fondée sur la contradiction initiale des concepts du Moi et du Non-Moi, et cette rivalité est la source de tous les autres antagonismes… Ainsi se découvre finalement dans sa vraie nature le problème réel des rapports sociaux : celui-ci peut être réduit à la question intime des rapports entre nos sentiments profonds du Moi et de l’Autre, du Moi et du Non-Moi.

« Comment surgit-il en nous, ce douloureux conflit entre le bien et le mal, l’espoir et la crainte, l’amour et la haine, le moi et le non-moi » (Ojaï, 1944, p. 14) ? La dualité universelle peut jeter les hommes les uns contre les autres, les transformer apparemment en humanités contradictoires, la conscience, de la part d’un seul individu, de cette même universelle dualité, suffit pourtant à les rassembler dans le sein d’un même problème.

Certes, appréhender la dualité sous cette forme intellectuelle, ce n’est pas encore la résoudre… Mais au moins est-ce penser le problème de notre confusion dans des termes simples et définitifs. Et aucun problème d’aucune sorte n’a jamais pu être résolu qu’il n’ait été d’abord traduit dans un énoncé correct et complet.

A-t-on jamais vu un homme de science qui hésiterait à réunir toutes les données d’un problème, sous le prétexte que telles indications capitales dérangeraient les assises de quelque préjugé ou croyance personnels ? Ainsi la position morale objective doit-elle admettre pour réelle valeur d’enseignement tout ce qui forme le contenu du « problème unique de l’homme », à part tout préjugé de bien ou de mal, de positivité ou de négativité.

« Nous devons, dès le début de notre réflexion, poser les fondations de notre recherche, car les moyens justes conduisent à de justes fins… La libération des contraires n’est possible que lorsque la pensée-sentiment est capable d’observer ses actions et ses réactions sans les accepter, ni les refuser, ni les comparer » (Ojaï, 1944, p. 14).

Ainsi aboutissons-nous à la traduction dans un seul et unique problème — celui des rapports du Moi et de l’Autre — de tous les problèmes posés par l’universelle confusion. On peut voir là une seconde étape dans la recherche libératrice. Nous y avons été amenés par le seul développement d’un esprit en état de parfaite tranquillité observatrice. Pourquoi abdiquerions-nous maintenant un tel état ? Ce serait revenir en arrière, vers les domaine de la dualité et du parti-pris.

Ne convient-il pas au contraire, face au pur conflit de la dualité, que nous restions plus que jamais lucides, sereinement observateurs et dénués de parti-pris ? « Vous ne pouvez contraindre le conflit à cesser, vous ne pouvez y mettre fin par votre volonté » (Ojaï, 1944, p. 14). Ou bien alors, il faudrait parler d’une volonté de résoudre plus forte que nous, d’abord ramassée en souffrance, puis sainement appliquée à trouver une issue à cette même souffrance…

L’issue ? Elle n’est pas encore visible. La solution ? On ne la distingue pas encore. Mais la mise en énoncé du problème de l’homme est une première étape, et capitale ; parce qu’elle amène sur le seuil des espaces réels où la liberté n’est plus un mirage.

Vers la vraie liberté, il n’est qu’un envol, mais sans doute plusieurs chemins possibles. Ainsi n’y a-t-il, la plupart du temps, à un problème compliqué, qu’un seul énoncé possible, tandis qu’il se présente de nombreuses voies à qui veut tenter de le résoudre. La route où Krishnamurti nous propose de nous élancer est, en vérité, un chemin singulièrement escarpé — souvent même réduit à une simple esquisse parmi des rocs instables. Mais ce sont là des inconvénients inséparables de tout itinéraire qui s’efforce au plus direct.

§ 3. — De l’analyse de l’opposition à la synthèse de l’homme.

« Le désir que l’on a de trouver la sécurité dans des objets ou dans les rapports humains ne fait qu’engendrer des conflits et de la douleur, la peur et la servitude » (Causeries, 1945, p. 110).

Mais comment un tel « désir de sécurité » ne serait-il pas la réaction naturelle d’un Moi dans une perpétuelle angoisse de la présence de l’Autre ? Tout l’élan humain vers la liberté est-il autre chose que ce désir lui-même : l’appétit d’une sécurité absolue à l’égard du danger constitué par l’être de l’Autre ? Or, ne savons-nous pas que ce désir porte en lui-même sa propre contradiction : parce que l’être de celui qui désire ainsi la disparition de l’Autre a cependant besoin, pour être, de la présence de cet Autre en tant que non-être ? Que celui-ci disparaisse réellement, avec son non-être, et c’est l’être même du Moi qui glisse au néant ! S’il voulait y mettre le prix, le Moi devrait donc payer de sa propre disparition sa libération définitive de la menace de l’Autre ! Sur le plan de l’espèce, c’est l’homme tout entier qui ne voit pas qu’il rêve d’une liberté où s’inclut la mort de tout l’humain.

Comment, dans ces conditions, n’entreverrions-nous pas l’issue d’une libération de l’espèce tout entière dans notre propre guérison intérieure de la contradiction des sentiments du Moi et du Non-Moi ? Et pourtant, on ne peut plus parler ici de désir, d’appétit, ou d’élan vers quelque Liberté que ce soit, car nous sommes nous-mêmes la situation qui nous enferme et nous empêche de vivre. Le besoin que nous éprouvons, c’est le besoin de respirer d’une respiration morale et psychologique qui nous apporte enfin l’oxygène natif des espaces intérieurs les plus profonds et les plus libres. Notre aspiration n’a plus rien, ici, d’un désir, elle résulte d’une nécessité d’ordre à la fois logique et biologique : c’est, pour ainsi dire, à travers l’obstacle ancestral de sa propre négation de soi, l’élan d’un être-qui-est vers l’étant-de-son-être…

« C’est par la compréhension directe que se produit la libération du désir de sécurité, donc de la peur » (Paris, 1950, p. 114). Kxishnamurti nous propose ici d’opérer, au cours d’un seul acte de « compréhension », à la fois l’analyse intellectuelle de l’état de contradiction intérieure — d’où résulte le désir de sécurité — et la synthèse effective d’un état viable de non-dualité.

Nous avons vu comment il est possible de préparer, en fait, l’analyse de l’état intime d’opposition. Or, cette analyse est le seul mouvement qui puisse répondre ici à une intention délibérée. La synthèse, c’est-à-dire la solution au drame fondamental de la contradiction du Moi et du Non-Moi, et qui doit donc se résoudre dans l’apparition d’un état intérieur de non-dualité, ne peut être voulue. « Je suis ceci et je veux devenir cela : cette résolution ne fait que renforcer le conflit… Tant que l’effort est fonction du devenir, la dualité existe » (Causeries, 1945, p. 41 et 65). A fortiori, vouloir la non-contradiction serait-il profondément contradictoire, parce qu’une telle volonté impliquerait alors nécessairement la négation de l’état de contradiction, alors que le propre de l’esprit unifié, c’est justement d’être affirmatif sans le complément d’une négation.

Encore une fois, il est nécessaire de se maintenir ici dans une attitude sereinement objective. Un état profond d’expectative tranquille est absolument indispensable, sans choix affirmatif-par-négation, ou négatif-par-affirmation. De cette manière serons-nous assurés de ne pas reculer, même si le caractère effrayant de l’Autre nous apparaît, soudain, avec plus d’intensité que jamais. Une sérénité fondamentale n’est-elle pas justement le dissolvant spécifique de cet effroi ? « Chaque opposé doit être pensé et senti aussi largement et profondément que possible ; par cet acte, une nouvelle compréhension s’éveille » (Ojaï, 1944, p. 44).

Tout se passe comme si les termes fondamentaux de la dualité, Moi et Non-Moi, se posaient alors dans un équilibre inattendu : ni fusion ni opposition. « Les opposés ne peuvent être fondus » (Id.). Nous sommes donc en présence d’une situation entièrement renouvelée des rapports du Moi et du Non-Moi. Certes, de l’un à l’autre la séparation subsiste, puisqu’aucune fusion n’a été opérée. Mais elle s’est déchargée de toute tension oppositionnelle. La contradiction a proprement disparu ; elle n’a pas été intégrée, dépassée, elle s’est dissoute. Il faut, en effet, insister sur le fait que la « synthèse » dont il s’agit ici est celle d’un état psychologique —- celui de la non-dualité — et qu’elle n’a donc rien de comparable avec ce que pourrait être l’apparition d’un troisième terme, qui résulterait de la combinaison des contradictoires dans une solution occasionnelle, se présentant alors sous la forme de quelque symbole, principe ou événement « conciliateur ». Comment, en effet, la pensée restant alors elle-même contradictoire, une telle valeur de synthèse pourrait-elle être définitive ? Comment le principe conciliateur ne devrait-il pas ici, fatalement, se muer pour finir dans un nouveau facteur d’opposition [2] ?

L’état intérieur de synthèse qui suit la dissolution de l’illusion oppositionnelle n’a rien, lui, de provisoire. Il résulte d’un progrès effectif de l’individu dans sa représentation de l’ordre du Moi-Non-Moi. « Le conflit entre opposés conduit-il à la Réalité ou à l’ignorance et à l’illusion ? La pensée ne doit-elle pas aller au-dessus et au delà de leur lutte ?… (La Réalité) n’est pas une richesse que l’on puisse récolter et dont on puisse se glorifier, mais une façon d’être semblable au silence, en laquelle il n’y a pas de devenir, en laquelle il y a une totalité » (Causeries, 1945, p. 31 et 33).

Nous passons, ici, du plan de la spéculation sur le plan de l’existence. La « totalité » à laquelle fait allusion Krishnamurti, c’est l’ordre harmonieux d’un monde où le Moi et l’Autre-absolu sont dans de tels rapports qu’ils sont devenus incapables de tendre à s’exclure réciproquement de l’existence. Cette totalité ne peut avoir évidemment son germe que dans un état profond de l’individu, celui-ci ayant réalisé en lui-même l’harmonie de ses propres conceptions du Moi et du Non-Moi (rapports du Moi avec l’Autre, du Moi avec l’Infini, du Moi avec la Mort).

À quel moment exactement cet état intérieur apparaît-il ? Krishnamurti ne cherche pas à le définir d’une manière précise. Il semble même qu’à son avis il doive se produire d’une manière toute naturelle, une fois que l’individu est parvenu au terme de l’analyse de son propre complexe d’opposition. « Si je deviens lucide et que j’observe les façons de faire de la dualité, alors je commence à sentir ce qu’est l’affranchissement des opposés » (Ojaï, 1944, p. 11)… Dès que l’opposition-contradiction m’apparaît sous sa forme essentielle — la dualité du Moi et du Non-Moi — le sentiment intensément ressenti de ce conflit ne s’accompagnant lui-même d’aucune émotion contradictoire d’affirmation par négation, alors je me libère du préjugé oppositionnel… Tout se passe comme si, sous le regard d’une tranquille lucidité observatrice, se dissolvait toute raison d’être de la dualité. J’accède alors sur le plan du Réel, où l’individu devient capable — sans faire effort — d’agir en harmonie avec tous les autres hommes, sans distinction de race, de classe sociale ou de caractère.

La synthèse d’un état viable de non-opposition et de non-contradiction suit-elle donc de si près l’analyse du désordre oppositionnel, c’est-à-dire la réduction de celui-ci au schème fondamental de la contradiction du Moi et du Non-Moi ? Il semble bien que ce soit là l’opinion de Krishnamurti. « La liberté survient lorsque l’on se comprend soi-même » (Paris, 1950, p. 73). Se comprendre: comment ne serait-ce pas mener jusqu’à son terme l’analyse de l’état de contradiction ? Comment le fait de se comprendre n’aboutirait-il pas à la mise en présence, sous le regard objectif de la pure faculté de compréhension, des éléments contradictoires du Moi et du Non-Moi ? Une fois, donc, réalisée cette situation sereinement expectative, « la liberté survient ». La liberté, c’est-à-dire l’état de non-contradiction. Elle « survient » en même temps que nous mettons pied sur le rivage du Réel, le continent sans frontières, sans déchirures, de la non-contradiction du Moi et de l’Autre.

Ainsi se trouve à la fois dissipé le caractère énigmatique, et justifiée la nécessité de ces formules elliptiques où Krishnamurti ramasse souvent sa méthode libératrice. « Ce n’est qu’en la connaissance de soi que… les servitudes sont dissipées » (Ojaï, 1944, p. 40). Toujours la même succession : une analyse rigoureusement objective de la situation oppositionnelle fondamentale, à laquelle fait suite une synthèse spontanément libératrice. La méthode veut être rapide. Krishnamurti pense qu’il vaut mieux ne pas trop s’embarrasser des arguments captieux d’un intellect toujours à l’affût d’une conquête « tangible », ou d’un résultat « profitable ». « Nous essayons d’appréhender le Réel avec une mentalité d’acquisition et de concurrence… Nous pensons au Réel comme à une fin à laquelle il faut parvenir » (Causeries, 1945, p. 103). Mais comment, la condition unifiée résultant elle-même de la délivrance de l’obsession extensive du Moi et du sentiment possessif, pourrait-elle consister en une « acquisition » ?

Certes, une fois franchi un certain stade du processus libérateur, des arguments de ce genre ne sont même plus nécessaires : la guérison s’impose d’elle-même. Dès que l’enveloppe chrysalide où s’enferme l’illusion de la dualité a été suffisamment usée par l’ardente lumière de la méditation observatrice, elle se déchire toute seule, et son contenu est dissous.

«Vous ne pouvez pas chercher le (Réel), il doit venir, vous ne pouvez pas le persuader… Le Réel est quelque chose qui entre en existence » (Id., p. 88). Il est facile, ici, de brûler les étapes, puisque s’abolit simplement, et pour ainsi dire de soi-même, le sentiment d’une certaine distance à franchir entre nous et l’existence véritable. « La (Réalité intérieure)… ce trésor impérissable, est là dès que la pensée se libère de ses passions, de son inertie, de son ignorance » (Causeries, 1945, p. 31)…

Le plus improbable, n’est-ce pas, plutôt, le premier éveil : celui qui transforme la conscience douloureuse de notre agitation contradictoire dans un calme et honnête examen de conscience ? N’est-ce pas lui, le premier sentiment libérateur : celui qui nous donne l’idée d’abattre immédiatement le mur qui nous sépare du spectacle total de notre absurdité, en nous-mêmes et dans les autres ? « Le présent est la seule porte de la Réalité… quelque tragique et douloureux qu’il soit » (Id., p. 53).

Dans la sérénité de l’attente qui n’attend plus rien — de rien ni de personne — est aussi le regard qui se dépouille de l’espérance et, par là, engendre la non-opposition, ou le Réel.

§ 4 — La consommation de l’humain.

Nous voici loin de cette étroite liberté que revendique aujourd’hui la susceptibilité vindicative d’une conscience curieusement pourchassée d’elle-même, et qu’on voudrait pouvoir attendre d’une répartition méticuleuse du confort et de la justice ! La liberté est, ici, devenue celle d’un individu affranchi, pour jamais, du souci oppositionnel de l’Autre. C’est la liberté d’une conscience que ne délimite plus l’étroitesse d’aucune croyance séparée du fonds universel de la pensée vivante : la liberté d’une conscience ayant réalisé en elle-même l’unité sans limites de l’espèce ; et c’est, en même temps, la liberté d’une espèce dont la démarche collective épouse désormais sans effort les exigences fondamentales de la vie.

N’étant plus, en effet, dans l’obligation de s’opposer pour se poser, comment l’individu aurait-il encore des besoins pouvant le transformer en adversaire de la société où il vit ? L’organisation de la vie matérielle collective se trouve enfin réduite aux dimensions d’un problème pratique ordinaire ! Tout se passe comme si, une fois libéré du réflexe oppositionnel, l’individu se haussait immédiatement, dans ses rapports avec ses semblables, jusqu’au niveau d’une humanité parfaitement unifiée. « Ce n’est que lorsque (l’individu) ne se considérera pas comme un individu, mais comme une partie du tout, qu’il connaîtra cette liberté dans laquelle il n’y a pas d’opposition ni de dualité » (Ojaï, 1944, p. 11).

Ainsi, la libération individuelle de l’esprit d’opposition nous semble-t-elle devoir s’épanouir dans la possibilité, pour l’espèce, d’un acheminement général vers une plus grande souplesse de ses facultés et de son pouvoir d’adaptation. De sorte que, de proche en proche, on passe de la cohésion intérieure de l’individu à la cohérence des rapports sociaux, pour aboutir finalement à une heureuse harmonisation des rapports de l’homme spécifique avec l’univers dont il fait partie. En même temps que s’affirme la non-dualité intérieure de l’individu s’accroît, ici, considérablement son importance morale, sociale, biologique. Les dimensions de sa réflexion, au moment qu’elle se libère de l’obstacle de l’opposition intérieure, prennent des proportions vraiment en rapport avec l’importance du phénomène biologique constitué par l’apparition de l’homo-sapiens dans la suite de l’évolution. Tout se passe comme si la libération humaine de l’opposition permettait à l’action individuo-spécifique d’accéder sur un plan nouveau de la créativité vivante. « Si nous voulons trouver une occupation qui se dissocie de tout ce mal, nous ne pouvons nous faire guider ni par la tradition, ni par l’avidité, ni par l’ambition (Causeries, 1945, p. 21)… Il faut aller au delà des structures de la dualité. C’est au delà de la dualité du moi et du non-moi qu’il faut aller… Au-dessus et au delà du douloureux problème des contraires demeure la compréhension créatrice » (Id., p. 16).

Ainsi, la courbe du destin futur de notre espèce prend-elle naissance, dès aujourd’hui, dans chacune de nos pensées individuelles. Or, à qui s’est éveillé à la conscience personnelle d’une telle situation, il devient proprement impossible de se décharger sur d’autres du souci libérateur, parce qu’en définitive tout se passe en lui comme s’il était absolument seul devant l’immense problème. « Nous ne pouvons pas laisser à d’autres la tâche d’apporter le bonheur et la paix à l’humanité, car l’humanité c’est nous-mêmes, c’est chacun de nous » (Ojaï, 1944, p. 10).

N’est-ce pas, ici, pour le plus grand profit de notre compréhension de nous-mêmes que se trouvent rapprochés — au point de se confondre — et le problème intérieur, et le problème aux dimensions immenses des rapports de l’homme avec l’ordre existentiel sans limites ? Toute la question biologique des rapports définitifs de l’humain et du vivant avec l’univers se trouve sans doute résumée dans le problème fondamental des rapports du Moi avec le Non-Moi, et du Moi avec l’Autre : si, en effet, l’homme s’unit finalement à lui-même, la vie aura quelques chances de se survivre indéfiniment, dans le sein d’un cosmos constamment soutenu et rajeuni par la puissance créatrice de la pensée. Tandis que si l’homme persévère dans l’auto-contradiction, l’humanité devra périr, sans aucun doute, prématurément. Le problème de la libération humaine du fardeau de l’opposition semble bien s’identifier ici, de la manière la plus rigoureuse, avec celui de l’adaptation finale de l’humain et du vivant à l’existence.

Il était utile pour nous de dégager ces vastes perspectives : ainsi nous sera rendu plus accessible le sens profond de l’identification généralement opérée, par Krishnamurti, entre l’état de liberté et l’état de créativité.

Mais justement, Vidée commune de liberté n’a-t-elle pas au moins rendu possible la création de certaines œuvres maîtresses de l’Art lyrique ?

Il est certain que des artistes remarquables ont été inspirés par cette image, dont le pouvoir dynamique est indéniable, qu’elle soit un signe de ralliement pour des peuples entiers, ou l’expression directe du désir d’indépendance d’un Moi solitaire. Et pourtant, on est obligé de le reconnaître : la réelle beauté de telles œuvres ne peut empêcher que leur contenu ne soit la négation même de leur existence. L’idée de liberté, qui forme la substance de ces œuvres, n’a-t-elle pas, en effet, son fondement dans le principe d’opposition du Moi et de l’Autre, qui est — nous l’avons vu — la négation même de l’homme ? Or, ce qui est la négation de l’homme n’est-il pas, aussi bien, la négation de tout ce qu’il est capable de créer ?

Au fond du cœur de l’individu veille une terrible fatalité de destruction, et de cette fatalité il doit rester la victime tant qu’il ne l’aura pas rendue intelligible. « Tant que l’individu essaiera d’être créatif dans le champ de son conditionnement, il n’y parviendra évidemment pas » (Paris, 1950, p. 68). Parce qu’il est fondé sur l’obsession négative de l’Autre, l’idéal traditionnel de liberté est exclusivement un agent de mort et de destruction, quelle que soit par ailleurs la beauté des apparences où il lui arrive de s’informer. Les sentiments de la plus merveilleuse exaltation, comme les actes du dévouement le plus sublime, éprouvés ou accomplis au nom d’un tel idéal, ne doivent pas non plus être capables de nous faire oublier cette vérité première ! « Dans l’avidité positive, il y a aussi une négation (Ojaï, 1944, p. 25). Comme nous, l’artiste a des moments d’immobilité [3] dans lesquels la création se produit… Mais l’ambition, la célébrité, assument de l’importance pour lui, et le voilà pris dans une lutte sans fin et stupide » (Causeries, 1945, p. 51). C’est de la même manière que la plus séduisante représentation d’un vouloir moral qui ne commence par plonger ses racines dans l’humus profond de la totalité humaine n’est encore que l’expression d’un « désir avide » !

Dans l’ambiance fantastique du Surhumain — qu’on en déduise la perspective des promesses du progrès matériel, ou qu’on en voie l’annonce dans un renouveau de l’effort mystique — des édifices formidables pourraient être élevés : ils ne seraient encore que des barrages, que le fleuve de la vie renverserait, finalement, comme les autres ! À son tour, l’opposition du Surhumain et de l’Infra-humain ne serait qu’une nouvelle figure de la contradiction fondamentale du Moi et de l’Autre, du Nous-Autres et du Vous-Autres ! Et une telle dualité ne pourrait donner naissance qu’à de nouveaux conflits de Symboles et d’Organisations : elle serait essentiellement incapable de laisser passer le courant de la pensée créatrice. « Le penser cesse quand la pensée-sentiment est enchaînée, retenue par les contraires (Ojaï, 1944, p. 15). Une pensée contredit l’autre, et ainsi il n’y a plus de pensée » (Id., p. 20).

Penser-combattre n’est pas, en effet, réellement penser, qui est penser-vivre, c’est-à-dire penser-créer. Penser-combattre, c’est fonctionner psychologiquement comme une force de vie et de création qui se retourne contre la vie et ses créations. Penser-combattre, c’est s’égarer dans l’auto-destruction avant même que la pensée se soit mise à créer, à vivre, autrement dit, avant même qu’il y ait eu une pensée véritable ! « Dans l’état de contradiction intime…, penser cesse d’être possible » (Id., p. 20). Est-ce qu’une telle impossibilité, pour l’individu-contradictoire, de penser-créer, ou de penser-vivre, n’a pas aujourd’hui son prolongement dans l’impossibilité de survivre de notre espèce, peu à peu acculée à l’extrême de la confusion et du désordre ? Le Moi se contredit lui-même en créant un Non-Moi qui est sa négation, et ainsi il n’y a plus de Moi. Un homme contredit l’autre, et ainsi il n’y a plus d’humanité. La puissance humaine de créer se retourne ici contre elle-même suivant un mécanisme auquel il semble bien que l’homme, tant qu’il ne pourra le connaître, devra, fatalement, se soumettre.

Mais qu’une telle connaissance soit, enfin, réalisée, que soit surmonté l’obstacle de la dualité, aussitôt la pensée redevient vivante, et l’homme redevient possible. Alors l’humanité se retrouve étrangement libre dans un espace sans limitations absolues : le filet des frontières s’est envolé de ses épaules. « Penser d’une façon adéquate met fin à la division ami-ennemi » (Ojaï, 1944, p. 23). Dans le même moment qu’elle a l’impression presque douloureuse d’une sorte de vide, l’humanité s’emplit d’elle-même. C’est une angoisse semblable qui saisit l’individu quand ses poignets se sentent libres, soudain, des lourdes chaînes de l’opposition. « Quand le cerveau-cœur est immobile, vidé de tout ce qui n’est pas création, alors seulement est la réalité… Ce n’est pas le résultat d’une action positive ou négative, mais un état de non-dualité » (Id., p. 22).

C’est, en effet, le propre de la non-contradiction du Moi et du Non-Moi que de réaliser L’atmosphère la plus favorable qui soit au jaillissement de l’étincelle créatrice — de l’un à l’autre pôle d’une dualité enfin réconciliée avec elle-même. Si l’état de division-contradiction rend absolument impossible, du Moi à l’Autre-absolu, toute collaboration efficace et constructive, l’état de non-dualité rend justement possible une telle collaboration. « En elle seule (la Réalité) est l’unité durable de l’homme, en elle seule cessent les conflits et les peines, en elle seule est notre vie créatrice » (Causeries, 1945, p. 80).

Ainsi l’état intérieur de créativité résulte-t-il, pour ainsi dire, de la mise en place définitive d’une coexistence : celle du Moi et du Non-Moi. Cette coexistence est la plus parfaite expression d’une telle Réalité sociale et métaphysique unifiée. Dans le cadre d’une telle Réalité le mot « création » prend effectivement tout son sens. Il n’y a, en effet, création pure, ou absolue — autrement dit exclusive de toute négation, — que là où l’humanité entière, à part toute exclusion de quelque Autre ou de quelque Vous-Autres que ce soit, est capable de trouver de quoi satisfaire à ses exigences de compréhension ou de sensibilité. « Le conflit est-il nécessaire à une vie créatrice ? À quel moment vous sentez-vous transporté d’extase créatrice ? N’est-ce pas lorsque le conflit a cessé ? (Causeries, 1945, p. 50) Nous avons tous éprouvé par expérience l’absence temporaire du moi [4], et nous avons senti à ce moment une extase extraordinairement créatrice » (Id., p. 43). Seul, en fait, l’esprit libre de la dualité oppositionnelle peut se montrer exclusivement créateur, parce qu’il n’agit et ne pense que dans le champ du Réel-universel, enfin aux prises avec la matière du système sans ruptures du Moi-Non Moi.

Alors la créativité profonde de l’individu est dans une alliance parfaite avec l’être de son Moi-réel — ou non-oppositionnel ; celui-ci se pose, en effet, calmement et créativement face au Non-Moi, avec lequel il devient par là même capable de constituer le Réel, ou Existant-absolu. Et c’est le cadre d’une telle Réalité qui constitue la condition la plus propice au libre épanouissement créateur. Essentiellement vivants sont, alors, la chaleur et l’enthousiasme qui s’emparent de l’esprit unifié. « Savoir penser par nous-mêmes, à la fois librement et correctement, c’est être vivant et dynamique, c’est donner naissance à une nouvelle culture et à une nouvelle félicité » (Ojaï, 1944, p. 5).

C’est le vide créateur qui fait le plein de l’existence. C’est le feu du Réel qui rend l’être à l’être. C’est la conjonction du Moi et du Non-Moi au sein d’une Réalité unifiée qui nous permet enfin, aux uns et aux autres, de nous renvoyer réciproquement — toutes frontières abolies, qu’elles soient de patrie ou de classe, de parti ou de race — la lumière créatrice. Ainsi, du Moi à l’Autre, et de l’Autre à l’Autre, la chaîne des échanges peut-elle, désormais, s’étendre indéfiniment, sans possibilité de ruptures, parce que tous les chaînons sont vivants et libres !

On comprend maintenant qu’en dehors d’un tel état, de Réalité — ou de créativité, ou de liberté — on ne puisse concevoir de véritable bonheur. « Sans la liberté intérieure, on n’a ni joie ni paix » (Causeries, 1945, p. 31). Le bonheur de créativité, ou de liberté vivante, ne saurait être évidemment comparé aux joies réelles, mais toujours éphémères du libre-arbitre oppositionnel. Certes, le plaisir de créer dans l’opposition est d’autant plus facile à éprouver qu’il a pour condition nécessaire et suffisante une négation ou une destruction, mais sa durée ne dépasse pas le temps d’une émotion fugace, d’ailleurs généralement suivie d’un temps beaucoup plus long de douloureuse insatisfaction. « On peut « trouver » la satisfaction, mais il est bien certain qu’on ne peut pas « trouver » le bonheur » (Ojaï, 1949, p. 8). La situation s’est, ici, pour ainsi dire, renversée ; on n’agit plus, on ne choisit plus pour atteindre à la liberté, au « bonheur ». On commence par être heureux et libre, et l’action vient seulement après, comme le fruit succède à la fleur. « L’état créateur se produit lorsque les pensées-sentiments ne sont pas prisonnières d’une structure ou d’une série de formules » (Causeries, 1945, p. 101).

La liberté, l’unité, le bonheur, ne sont donc plus, ici, suspendus à la victoire d’une Idée, réalisée oppositionnellement par son triomphe sur quelque aspect du Non-Moi ou du Vous-Autres. Liberté, unité, bonheur, sont devenus les FONDEMENTS INTERIEURS d’une activité permanente de collaboration du « Moi » avec tous les « Autres ». Le bonheur n’est plus à atteindre, il est à vivre. « Lorsqu’il y a bonheur on ne dit pas : je suis heureux, ce n’est que lorsque le bonheur est absent et qu’il y a conflit que l’on devient conscient de soi » [5]. Autrement dit, ne vit-on plus pour la liberté et pour le bonheur, mais on vit parce qu’ils préexistent en nous et qu’ils sont, en nous, la vie même. Ils sont, maintenant, à la source, et non plus au terme à jamais inaccessible de notre espoir. « La tension du devenir est un tourment sans fin (Causeries, 1945, p. 121)… Nous pensons que la vie est une échelle qu’il nous faut gravir vers des hauteurs de plus en plus grandes (Id., p. 129)… Nous cherchons refuge et protection dans des livres, chez des Maîtres… Mais personne ne peut nous libérer de nos désirs… Ce n’est que lorsque cesse l’état de dépendance qu’il y a une possibilité de comprendre ce qu’est le bonheur » (Paris, 1950, p. 60).

Ainsi pourrait-on dire que, pour la conscience unifiée, le bonheur se confond avec le simple fait de vivre, qui est aussi, pour elle, le fait de l’unité coexistentielle du Moi et du Non-Moi. « Il n’y a de bonheur que lorsqu’on se libère du processus qui consiste à s’isoler, à s’enfermer, à se rétrécir à l’intérieur de soi-même » (Id., p. 63). C’est dans la libération de l’illusion intérieure de contradiction qu’est le seul bonheur définitif, parce qu’il ne dépend plus des fluctuations des rapports de puissance dans le cadre du conflit du Moi et de l’Autre. La liberté est toujours à reconquérir lorsqu’elle doit être arrachée à la faiblesse de l’Autre, tandis qu’on la retire naturellement de l’état intérieur de non-opposition. Avons-nous dû jamais « conquérir » sur qui ou quoi que ce soit notre fonction naturelle se produire de la pensée ? Ainsi la liberté est en nous une fonction naturelle que nous n’avons pas à créer en tant que fonction. Il nous suffit de délivrer, en nous, du carcan de la contradiction, notre libre puissance de penser-créer et de penser-agir, pour qu’une sorte de perfection s’établisse aussitôt dans les rapports de notre Moi avec le monde, perfection telle qu’on ne pourrait vouloir y ajouter quelque chose sans risquer de la détruire… « Il n’y a création que lorsque l’esprit est complètement silencieux, lorsqu’il n’a pas d’exigences, qu’il ne cherche rien » (Id., p. 67).

Est-ce que, dans le cadre de la mentalité oppositionnelle, la « représentation d’un But » n’implique pas, en effet, qu’on tend à rejeter dans la non-existence tout ce qui précède ce But ou lui succède ? La « volonté-de-quelque-chose » n’est-elle pas ici la source d’un parti-pris constant à l’égard de tout ce qui ne concerne pas ce Quelque chose ? Le désir, ni aucune « volonté » ne sont ici réellement, c’est-à-dire exclusivement créateurs : les actions qui en résultent, pour autant qu’elles justifient, affirment, instituent, sont autant de sources de mépris, de négation et de destruction. L’expérience de la libre créativité résulte de l’identification absolue de l’individu créateur à sa propre causalité créatrice profonde. Alors l’action est créatrice parce qu’elle est action, et non plus parce qu’elle tend à établir l’être ou le règne de « ceci » contradictoirement à l’existence de « cela ». « L’effort que l’on fait pour devenir crée le conflit des contraires, est dirigé sur de fausses voies » (Causeries, 1945, p. 66)… Car je ne peux créer-pour-atteindre sans créer-pour-détruire. Mais je peux vivre ma créativité : alors je crée sans le complément négatif, parce que je crée-dans-la-vie, au sein d’une réalité où tout est lié du lien de coexistence. Au regard de l’opposition, je ne suis plus rien, parce que je ne m’oppose plus à rien. En vérité, je suis devenu un individu réel, parce que débarrassé de ma conscience contradictoire — donc illusoire — de l’être du Moi-Non Moi. « Il nous faut être comme rien… Mais nous avons peur de n’être plus rien » (Id., p. 75).

Au sein de la pure coexistence du Moi et du Non-Moi, je me sens dans un éveil permanent, j’ai comme le sentiment de m’identifier à la vigilance de ma propre liberté créatrice profonde. « La liberté requiert une lucidité à la fois extérieure et intérieure, l’extérieure étant toujours prête à recevoir les réponses intérieures » (Ojai,1944, p. 40).

§5. — La vraie liberté est à créer, non à conquérir.

Si l’on ne veut que disparaisse — usé par l’Histoire, ou détruit avec l’espèce — jusqu’au nom de liberté, il faudra que son concept soit repris, recueilli par des hommes libres… du désir d’être libres. « Il nous faut briser notre propre conditionnement, il nous faut être comme rien (Causeries, 1945, p. 75)… La liberté ne peut être obtenue que lorsque l’esprit est libre, lorsqu’il n’est pas déterminé par une discipline, par un modèle » (Madras-Bénarès, 1947-1949, p. 63). Ou la liberté consistera dans un nouveau conditionnement de tout notre être, ou elle ne sera jamais. Elle ne peut être que l’état d’un individu débarrassé de son Moi-oppositionnel. « C’est lorsqu’apparaît la futilité des comparaisons que naît la liberté » (Causeries, 1945, p. 13).

Ce que Krishnamurti appelle Réalité, c’est le champ existentiel sans limites où la liberté créatrice est capable de s’épanouir, une fois levé l’obstacle de l’auto-contradiction humaine. « Lorsque la Réalité est perdue et n’est pas recherchée, il y a désunion et l’homme est contre l’homme » (Id., p. 70). La route qui nous ouvre ce domaine est la libération intérieure du sentiment originel de la contradiction du Moi et du Non-Moi. « Si nous ne modifions pas fondamentalement la structure de notre penser-sentir, le Réel n’est pas découvert » (Id., p. 70). Ainsi l’immensité de l’espace n’avait-elle pas, depuis toujours, proposé à l’homme la possibilité d’un libre élan, jusqu’au jour où une certaine découverte de son génie créateur pratique lui a permis enfin d’user de cette liberté ? C’est de la même manière que l’océan du Réel n’a jamais cessé de venir battre de ses flots translucides la sombre forteresse où l’homme a toujours vécu enfermé. Jusqu’au jour où le feu de la connaissance fera fondre à son soleil les toits et les murs de cette prison originelle qu’est la contradiction intérieure. « Vos capacités n’ont de signification que dans leur rapport avec l’ultime Réalité » (Id., p. 69).

Au regard de l’individu délivré de l’opposition intérieure se dégage soudain un horizon immense de virtualités, sans qu’il cherche d’ailleurs à distinguer ce qui lui revient en propre de ce qui doit revenir à l’espèce. C’est, en effet, dans un cadre unique que se déroulent maintenant les activités conjuguées de l’individu et de l’homme tout entier. « L’individualité, dans le vrai sens du mot, n’est pas basée sur une opposition, sur une résistance… Il existe une façon de vivre, un état d’être dans lequel le conflit et la douleur n’ont pas de place » (Causeries, 1946, p. 140). Cet état est l’état de Réalité, ou de liberté. N’avons-nous pas vu comment la vraie liberté est inséparable du sentiment de la non-contradiction du Moi et de l’Autre ? À la guerre du Moi et du Non-Moi est venue se substituer la solide harmonie de leur coexistence. Et c’est parce que Moi et Non-Moi sont désormais liés du lien de Réalité qu’est devenu possible l’exercice d’une créativité exclusive de toute négation. D’où cette affirmation elliptique : « C’est le vrai moi qui libère et qui crée » (Ojaï, 1944, p. 92). Le « vrai moi » est le Moi que relie au Non-Moi le lien de Réalité. Le « vrai moi » est le Moi-réel, celui qui appartient au cadre sans rupture du Moi-Non-Moi, tel que le fonde nécessairement le sentiment affirmatif de non-contradiction. Un tel « moi » est libérateur parce qu’il transporte l’individu dans un système d’existence sans rupture de contradiction. Un tel « moi » est créateur parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’une Réalité sans limites, où aucun obstacle radical ne peut plus venir s’opposer au devenir indéfini de la pensée créatrice.

C’est au sein d’une telle Réalité — la réalité authentique de l’homme-univers, dont le schème est la conscience unifiée — que, telle une fleur éclatante dans une prairie silencieuse, éclot la vraie solitude. « La vraie solitude n’est pas isolement, n’est pas la condition de celui qui se retire… mais le seul état qui soit créatif… un état où l’on est seul du fait que l’on comprend à la fois ce qui est conscient en nous et ce qui est caché » (Paris, 1950, p. 50). La vraie solitude est absolue liberté. Non liberté malgré l’Autre, mais liberté en face de l’Autre, cet Autre qui doit rester, malgré tout, à jamais, comme la part cachée de nous-mêmes…

Au cœur de sa solitude coexistentielle au monde, l’individu qui a réalisé son « vrai moi » se sent libre et heureux. Alors l’influx créateur profond ne vient plus buter en sourde souffrance sur l’écran de cet obstacle infranchissable qu’est la contradiction du Moi et du Non-Moi. La créativité elle-même devient capable d’effort, de travail irrésistiblement et ardemment efficace dans le cadre même du donné de l’immuable coexistence. « Il n’y a pas d’existence en dehors de ce qui est » (Madras-Bénarès, p. 180) — c’est-à-dire en dehors de l’universelle et immuable coexistence.

Voici donc finalement apparaître, à nos yeux pénétrés d’une lumière nouvelle, le vrai problème posé par l’idée ancestrale de liberté. Les disputes traditionnelles de la Philosophie, où s’affrontent dans un conflit sans issue les positions adverses du « libre-arbitre » et du « déterminisme » nous apparaissent également sous leur vrai jour : tous les problèmes qui se rattachent, en effet, à notre exigence fondamentale de liberté ne sont que de faux problèmes [6], et cette exigence fondamentale n’est elle-même qu’une manifestation inconsciente du conditionnement intérieur de contradiction, qui porte spontanément chaque individu à se poser-en-existence contradictoirement à une autre existence. « Nous prenons toujours parti et maintenons la cause du conflit » (Causeries, 1945, p. 72). L’homme est donc, en lui-même, contradiction et désordre, et c’est là qu’est son seul problème.

Or, voici que la vieille et passionnante énigme de la liberté, en devenant le problème pratique de notre affranchissement de la contradiction du Moi et du Non-Moi, s’est muée en une question proprement vitale ! Envisagé du point de vue d’où nous l’avons amené à se découvrir, le problème réel de la liberté nous apparaît même comme le pivot autour duquel va s’orienter l’avenir prochain de l’espèce. Et pourtant, ce n’est pas à dire qu’aucun appel puisse être lancé ici qui soit différent de la pure et simple représentation de ce qui est… On ne peut absolument compter ici que sur une réforme préalable du sentiment fondamental des rapports du Moi et du Non-Moi. Par contre, une telle réforme, parce qu’elle libérerait ces rapports de l’obstacle de la contradiction, amènerait aussitôt la résolution définitive de tous nos problèmes particuliers, d’ordre moral ou politique. « Au cœur d’une semblable liberté, où n’existerait plus aucun désir de sécurité intérieure, l’on pourrait rendre possible une sécurité extérieure consistant en la jouissance des objets matériels nécessaires à la survivance de l’homme » (Paris, 1950, p. 36).

D’où vient notre désir d’une « sécurité intérieure », sinon du sentiment que notre Moi est constamment menacé des intentions agressives de l’Autre ? Mais nous sommes pris ici dans un cercle vicieux, car nous commençons nous-mêmes par nous fonder intérieurement en existence dans l’insécurité — en affirmant notre Moi par contradiction au Non-Moi — et nous nous efforçons ensuite de sortir de l’insécurité par la recherche de remèdes extérieurs ! Seule, la disparition du conflit intérieur du Moi et du Non-Moi nous délivrerait de ce sentiment angoissant d’insécurité, cependant que serait alors rendu possible l’établissement de relations extérieures harmonieuses entre les hommes, capables de les unir efficacement dans la lutte pour la vie, l’adaptation et le bonheur matériel. « La libération des contraires n’est pas une illusion. En elle seule est la réponse à toute notre confusion et à tous les problèmes que posent les conflits » (Causeries, 1945, p. 15). Tous les désirs de domination et de puissance, tous les idéaux de la vanité ayant disparu avec le préjugé fondamental d’opposition, les besoins se stabilisent et les individus s’organisent spontanément pour les satisfaire. « Dans cette liberté — lorsque… la pensée est libérée de la dualité — il y a une compréhension révolutionnaire et créatrice » (Id., p. 14). La sécurité suprême, pour l’individu comme pour l’espèce, est dans l’abandon de tout notre être à l’état de créativité intérieure, tel qu’il résulte nécessairement de la non-contradiction de nos sentiments du Moi et du Non-Moi.

Est-ce à dire que la solution à toutes nos souffrances soit enfermée dans ces quelques lignes ? Non, sans doute, car celles-ci ne font rien qu’exprimer à nouveau en quoi consiste le vrai problème de notre liberté, qui est aussi celui de l’épanouissement de notre essence créatrice. C’est donc à chacun en particulier qu’il appartient finalement de résoudre, sur le plan de ses plus intimes certitudes, la question cruciale des rapports de son Moi avec son Non-Moi. Il n’y a plus ici de formule capable d’aider personne. Nous accostons sur le bord d’un haut rivage où nulle aide étrangère ne peut nous aider à nous enlever. Chacun doit faire ici le saut nécessaire qui l’accomplira, en tant que personnalité indépendante et concrète, dans le sein de l’infinie coexistence. C’est à ce moment qu’apparaît la nécessité, de la part de l’individu, d’une expérience personnelle et directe du Réel. « Ne pouvons-nous faire directement l’expérience de cet état qui est au delà des modes de la dualité » (Id., p, 41) ?

C’est ce qui explique que nous devions attendre beaucoup plus de la divulgation d’énoncés honnêtes du vrai problème de la liberté que de l’expression plus ou moins exaltante et toujours dangereuse d’une solution quelconque à ce problème. « Si vous cherchez la certitude, vous rencontrerez la mort ; mais si vous êtes incertain et, par conséquent, si vous vous aventurez, si vous cherchez, le Réel sera découvert » (Ojaï, 1944, p. 92). Le germe de la vérité est en chacun de nous. Il peut suffire de l’humble rayon d’une évidence inattendue pour que la vie qui s’y trouvait retenue prisonnière en fasse, soudain, crever l’enveloppe…

« Si vous et moi voyons cette vérité, que chacun de nous peut être libéré de tout dogme et de toute croyance, nous agirons, que nous formions un groupe ou non » (Paris, 1950, p. 40). Comment, en effet, une activité unifiée, c’est-à-dire soumise au seul conditionnement créateur, ne s’imposerait-elle pas naturellement à la conscience unifiée ?

Certes, il ne peut être question ici de rejeter a priori l’idée d’une certaine organisation groupant, dans un but pratique, les individus unifiés. Seulement, « pour constituer un tel groupe, nous devons, vous et moi, nous libérer du désir que nous avons de nous mettre à l’abri » (Id., p. 42). Autrement dit, de tels groupements ne sauraient-ils se former que d’une manière toute spontanée, à part toute idée préconçue d’établissement d’un certain type de rapports sociaux. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, toujours contradiction dans le fait de se grouper pour faire triompher l’Idée d’un certain type de relations sociales ? Est-ce qu’un principe valable de cohésion humaine ne doit pas commencer par prouver sa valeur en étant capable d’unir réellement les hommes sans aucune condition préalable de rassemblement dans une organisation quelconque ? A fortiori, comment n’y aurait-il pas contradiction à penser que des hommes unifiés puissent s’organiser sur le mode agressif dans le but de faire triompher l’unité de l’homme sur la division de l’humain ? D’ailleurs, toute liberté créatrice s’éteindrait immédiatement au sein d’une telle organisation de combat ! « La liberté ne peut être organisée, et lorsqu’elle l’est, elle cesse d’être la liberté » (Causeries, 1945, p. 102).

C’est l’unité de l’humain qui fondera la liberté universelle des hommes. Mais cette unité ne peut être un but à atteindre par le moyen d’organisations hiérarchiques. Elle doit avoir sa source dans le foyer intérieur constitué par chaque conscience unifiée. En chacun de nous brille le point igné d’où un tel foyer peut s’épanouir… Mais alors, abandonnons tout de suite le préjugé que la liberté serait un but exclusivement réservé à l’action concertée ou violente ! Le « but », ce n’est pas la conquête de la Liberté par l’homme, c’est la conquête de l’homme universel par l’état-de-liberté.

La vie ne s’incarne dans aucun Symbole ; la liberté ne s’évoque dans aucun drapeau.   Lentement, il faut qu’elles mûrissent en nous. Certes, la vie est le partage de tous. Mais toutes les chances ne lui ont pas été données. C’est à chacun de nous qu’il appartient, en fin de compte, de l’accomplir en lui, par un dernier effort. Pour cela, commençons par nous rendre intensément sensibles à la lumière de cette présente aurore : notre propre coexistence humaine, la non-contradiction du Moi et du Toi. Plus vite, alors, mûrira en nous la liberté, ce fruit suprême de la terre la plus profonde !


[1] Pour Sartre, le penseur honnête s’avoue, nécessairement, contradictoire, « La contradiction est constitutive de l’exigence de sincérité. » (Cité par E. Bréhier, Transformation de la Philosophie française, p. 185).

Gide est du même avis, « C’est par ses contradictions qu’un être nous intéresse et témoigne de sa sincérité. » (Journal, 1922, p. 445). On part, ici, du sentiment de sincérité, et l’on aboutit à l’aveu de contradiction. Krishnamurti, dans les lignes ci-dessus, dépasse une telle analyse et en affirme le caractère incomplet : à partir de la contradiction on ne peut aller nulle part sans retomber dans la contradiction. Comment, ici, par exemple, peut-on s’avouer sincèrement contradictoire, puisqu’aussitôt, et suivant la loi même qu’elle vient de reconnaître, cette sincérité elle-même se dédouble fatalement en une nouvelle contradiction ? Cela reviendrait à s’avouer sincèrement insincère, ce qui est proprement absurde ! Mais inutile de chercher, ici, à sortir du cercle !

Pour Krishnamurti, comme pour tout esprit naturellement logique, il n’y a qu’une manière de sortir de ce cercle, qui est de s’affranchir d’abord de la contradiction. Là est, sans doute, le véritable aveu sincère : qu’il n’y a pas de sincérité possible tant que nous resterons pris dans l’étau de la contradiction intérieure ! Paul Valéry a peut-être entrevu cet état d’une conscience définitivement sincère, mais il nous le représente sous la forme d’une curieuse énigme : « Il n’existe pas d’esprit qui soit d’accord avec lui-même, ce ne serait plus un esprit. » Or, l’énigme s’éclaircit si nous en rapprochons ces lignes de Krishnamurti : « Lorsque le penseur et sa pensée deviennent inséparables, alors seulement la dualité est dépassée. » (Causeries, 1945, p, 24). Paul Valéry voulait dire, sans doute, qu’un esprit d’accord avec soi ne serait plus un esprit séparé de sa pensée. Un tel esprit, en effet, ne se borne plus à déduire ce qu’il pense de la donnée préalable du Moi où il s’est informé : il ne doit plus sa pensée qu’au normal épanouissement, en lui, de la fonction créatrice profonde.

[2] Ainsi s’explique que la « synthèse » hégélienne, qui fait suite aux deux premiers moments du processus dialectique (la « thèse » et « l’antithèse »), et qui vient les concilier, ne fasse que marquer un temps d’arrêt dans le mouvement de la pensée — ou des choses — sans établir de « conciliation » définitive. À son tour, en effet, une telle « synthèse », suscitant sa propre contradiction dans une nouvelle « antithèse », appellera bientôt une « synthèse » nouvelle, et ainsi de suite…

[3] C’est-à-dire des moments où il n’est pas mû par le désir de devenir quelqu’un, ou quelque chose.

[4] Il s’agit, bien entendu, de l’absence du moi-oppositionnel, et non du moi-réel.

[5] Id., p. 35. Ce n’est que lorsque le vrai bonheur est absent… que l’on devient « conscient de soi » d’une conscience de soi capable de bonheur oppositionnel, de satisfaction par opposition.

[6] Le philosophe Charles Renouvier (1815-1903) a cru pouvoir répartir en deux classes tous les systèmes philosophiques connus, suivant qu’ils rendent possible ou non la liberté de l’individu. Mais entre ces deux séries de doctrines contradictoires, comment ne devrions-nous pas, à notre tour, choisir ? Or, pour Ch. Renouvier, si nous voulons qu’un tel choix soit vraiment libre, l’intelligence pure ne doit pas intervenir. Il nous faudrait faire appel à une « raison en un sens supérieur inséparable de la croyance ». Donc, choix absurde, en définitive, puisque remis au hasard des tendances subjectives de l’individu !

Il est vrai que les déterministes rattacheraient sans mal ces tendances à quelque causalité d’ordre social ou historique !… C’est donc bien en vain que Ch. Renouvier a mis en face adversaires et partisans de la « liberté » : n’ayant pu lui-même échapper au conflit initial qui conditionne tout le problème, ce n’est que d’une manière tout illusoire qu’il a cru pouvoir le dominer.