André Niel
De l’illusion du transcendant à la découverte du réel

Les « libérés vivants » sont, à notre avis, les importants témoignages d’une sorte de lente maturation psychologique de l’humanité. En même temps qu’ils nous enseigneraient qu’une telle maturation est sans doute possible sur une plus vaste échelle. De toutes manières, la valeur de leur expérience est humaine, elle a une signification universelle, ou elle n’est rien.

André Niel commente ici le livre de Roger Godel, devenu un classique : L’expérience Libératrice (réédition Almora). À notre avis A. Niel insista trop sur l’aspect verbal de l’exposé de Godel. R. Godel, lui-même, a vécu une sorte de dépouillement intérieur; il essaya à travers le scientifique qu’il était de rapprocher cette expérience intérieure des connaissances scientifiques de l’époque. Ceci dit, les commentaires d’A. Niel  apportent une clarification et une précision à certaines parties de cet exposé (3e Millénaire)

(Extrait de Krishnamurti et la Révolution 1953)

(Étude critique)

L’expérience libératrice et la reforme des valeurs

I

Une série d’études intitulées « Essais sur l’Expérience Libératrice » viennent de paraître (Essais sur l’Expérience Libératrice, par Roger Godel ; Préface de Mircea Eliade. Gallimard, 1952). Il nous a semblé intéressant de faire suivre les pages qu’on vient de lire, et qui se rapportent au même sujet, d’une étude critique de cet ouvrage.

Les « Essais sur l’Expérience Libératrice » sont la conclusion d’un voyage d’information entrepris aux Indes par leur auteur, le Dr Roger Godel, dans le but d’étudier sur place le comportement de plusieurs « jivan muktas », ou « libérés dans la vie ».

« Parce que la tradition indienne a constitué la métaphysique en une recherche expérimentale transmise sans hiatus depuis près de 3000 ans… nous avons voulu approcher les dépositaires de cette longue chaîne d’expérience (p. 25)… Contrairement à certains fakirs, yoguins ou ascètes qui se glorifient d’avoir éliminé de leur corps et de leur esprit la douleur, l’homme libéré place plus haut sa libération. Le spectacle qu’il offre est celui d’un être libre, réalisant sans jeu d’opposition la loi cosmique » (p. 35).

Un tel souci d’objectivité de la part d’un esprit occidental s’explique facilement. L’effort propre à la pensée indienne pour affranchir l’homme des désordres et des souffrances qui résultent d’un vouloir vivre fondé sur l’opposition et l’agression reste encore pour nous, en effet, quelque peu mystérieux. L’occident a eu ses mystiques, dont on prétend aujourd’hui qu’ils tentèrent de résoudre le même problème. Mais, de toutes manières, leur effort s’est soldé par un échec, car ils n’ont pu rendre évidente aux yeux de la raison universelle la valeur de leur expérience. De sorte qu’aujourd’hui encore, étant donnée la divergence radicale de ses aspirations, respectivement, subjective et objective, passionnelle et positive, la pensée moderne reste profondément divisée.

Cette division se présente d’ailleurs sous un aspect très complexe. La pensée pratique est devenue, elle, entièrement objective, parce qu’elle a ses fondements universels. La pensée subjective — morale et philosophique — est au contraire, dans la plus grande confusion, parce que de tels fondements lui font défaut. Sans doute commence-t-on de s’aviser qu’il existe un obstacle majeur à la découverte d’une telle base universelle : la pensée subjective, qui conditionne toute recherche métaphysique, morale, et même psychologique, est elle-même conditionnée par la fatalité d’un intime et permanente contradiction ! Comment, dès lors, la pensée subjective étant dans l’essence contradictoire, c’est-à-dire divisée contre elle-même, serait-elle capable d’appréhender sous la forme d’une entité sans ruptures soit l’être métaphysique, soit la réalité humaine historique et biologique, soit le système des rapports moraux ? Ainsi s’explique que la Philosophie, comme la Morale, la Politique ou la Psychologie aient toujours été impuissantes à constituer un système unique de connaissances, formé de vérités permanentes à caractère universel. D’où, également, l’abîme qui sépare, jusqu’en chacun de nous, la vie subjective et la vie objective, c’est-à-dire la vie sentimentale et la vie rationnelle, la vie passionnelle et la vie pratique.

C’est alors qu’apparaît l’illusion d’un contradiction nouvelle opposant l’un à l’autre ces deux modes d’activité ! On est « matérialiste » ou « spiritualiste ». L’esprit soi-disant « objectif » abandonne alors tout scrupule d’objectivité pour se poser en s’opposant — c’est-à-dire d’une façon toute subjective — à l’esprit « rêveur », ou « mystique ». On est, ici, dans la plus extrême confusion ! Or, il n’y a que deux issues possibles à cette confusion. Ou bien l’esprit réellement « positif » se décide à compter au nombre des phénomènes objectifs la présence d’une mentalité subjective, oppositionnelle et mystique, de contradiction, et se prépare à en chercher les causes ; ou bien le caractère subjectif, se révélant à soi-même dans son absurdité et sa contradiction, s’efforce alors d’établir sa réflexion sur des bases nouvelles, libérées de la contradiction, c’est-à-dire sur des fondements universels.

L’effort libérateur propre à la pensée indienne semblent avoir eu, jusqu’ici, pour origine le souci de penser et de vivre non-contradictoirement, non absurdement, de la part de natures plutôt « spirituelles » que « positives ». C’est ce qui expliquerait le caractère beaucoup plus empiriques que rationnel des méthodes employées, ainsi que la multiplicité ou la divergence de ces méthodes.

L’auteur résume pour nous les diverses directions dans lesquelles peut s’orienter la technique libératrice de la contradiction intérieure : 1) Renoncement, détachement, ascèse dans les rapports de l’individu avec l’opposition, dans les Upanishads et le Taoïsme. 2) Intensification à l’extrême du sentiment d’opposition jusqu’à ce qu’ait jailli, entre les termes de la contradiction, « l’étincelle illuminative » (p. 99), dans le Bouddhisme Zen. 3) L’appel par voie directe de la part d’une conscience unifiée ; c’est la vocation qui appartiendrait ici aux « libérés dans la vie ».

La légitime curiosité de l’auteur s’est donc appliquée, au cours de son voyage, à l’observation des méthodes libératrices de la troisième catégorie, celles qui se rattachent à « l’appel direct », représenté ici, plus particulièrement, par la vie exemplaire du « jivan mukta » indien, ou « délivré dans la vie ». Mais il était bien entendu qu’une telle observation, pour être valable, exigeait que l’observateur se présentât en simple curieux, qu’il fût libre de toute préférence idéologique. Or, ce n’était pas là le cas de l’auteur. Et les indications d’un reportage rigoureusement fidèle nous eussent évidemment enseigné bien davantage que le commentaire laudatif et souvent même lyrique de R. Godel. Le point de vue est, ici, nettement « idéaliste », et même « spiritualiste ». L’éclairage dans lequel nous sont présentés les « jivan muktas » est, malheureusement, conditionné par ce point de vue.

Certes, nous abordons ici des questions extrêmement délicates. Il ne faut pas oublier que le problème de la contradiction est un problème douloureusement vivant au cœur de chacun de nous. L’aborder, au point où l’homme en est de la connaissance de soi, c’est forcément descendre au plus ténébreux et au plus rétractile de nous-mêmes, c’est affronter notre propre inconnu. Il n’est donc pas étonnant que nous tombions parfois dans des pièges que nous ne pouvions prévoir. Tandis qu’on croit bien dominer le problème, c’est encore lui qui nous domine ! Ainsi devons-nous prendre garde ici à ce que la personne du « libéré dans la vie » ne se transforme pour nous en un tel piège. Ne risquons-nous pas, en effet, à leur propos, de réduire le problème général de la contradiction humaine au seul problème de la réussite de quelques « sages », en même temps que nous serions portés à voir dans ces réussites les symboles d’un nouvel Idéal ou d’une nouvelle Mystique ?

L’intérêt présenté par l’enseignement d’un Krishnamurti tient justement à l’effort qu’il déploie pour universaliser le problème de la contradiction. Ne fait-il pas l’impossible pour porter le débat sur un plan tout à fait étranger à celui adopté jusqu’ici pur la tradition indienne ? C’est dans le même esprit qu’il nous demande de prendre garde aux pièges constamment tendus par notre désir inconscient de justifier certaines idées ou valeurs particulières par le moyen de tel jugement intéressé : l’un de ses leit-motiv n’est-il pas qu’il faut considérer le problème de la dualité, en lui-même, à part toute autre préoccupation ?

Le livre de R. Godel montre bien à quel point il est difficile de se garder de la tendance justificatrice ou laudative. Nous souhaitons pourtant que cet ouvrage ait une large audience, qu’il amène le grand public à s’intéresser davantage à des problèmes encore peu divulgués. Les réserves et les critiques que nous allons ici formuler à l’égard de son contenu devront, d’ailleurs, être immédiatement portées sur un plan tout à fait général. S’il est un domaine où la discussion doit exclure tout esprit polémique, c’est bien celui que nous abordons ici. La lumière, peu à peu, gagnera tous les esprits. Mais de larges échanges de vues doivent nécessairement préluder à un effort plus général de mise au point. Or, de tels échanges ne semblent possibles que si nous parvenons à fixer notre attention, d’une manière tout exclusive, sur le seul objet de nos recherches, abstraction faite de la personne de nos collaborateurs occasionnels. Autrement dit, devons-nous commencer nous-mêmes par nous affranchir du carcan de la contradiction ancestrale du Moi et de l’Autre. Les « personnes » ne sont plus là qu’à titre créatif : elles se sont libérées du sentiment oppositionnel de soi.

I

Du peu de choses que nous relate R. Godel sur le comportement habituel des « jivan muktas » — on aimerait ici même une description plus poussée, plus familière, nous permettant d’imaginer ce que serait pour nous leur compagnie — on en déduit assez vite qu’il s’agit là de gens tout à fait normaux, aussi parfaitement normaux, équilibrés et sains que possible. Ils sont libres de la plupart des sentiments qui, chez l’homme ordinaire, constituent autant d’entraves à une action exclusivement positive et créatrice, individuellement continue et accomplie avec le maximum de chances de réussite. C’est-à-dire qu’ils ne connaissent plus ni l’angoisse ni l’impatience, le découragement ni le désir, l’envie ni le regret. Et pourtant nous ne sommes pas devant des solitaires, des ascètes. Le « jivan muhta », en effet, « peut vaquer aux occupations de la vie sans éclipse de son état béatifique » (p. 57).

Une telle santé psychologique est, apparemment, le résultat d’une véritable guérison intérieure : la déchirure interne qui résulte de notre sentiment ordinaire de la contradiction du Moi et du Non-Moi s’est, en eux, cicatrisée. « Toute forme de dualisme a pris fin, le conflit des opposés cesse d’être éprouvé, il règne un climat d’absolue liberté. » (p. 133). Liberté, santé, et aussi Réalité. « Sans le Réel, dit Krishnamurti, l’existence est conflit et douleur (Causeries, 1945, p. 96)… Le conflit cesse lorsqu’on se trouve tout à fait seul, dans l’esseulement du Réel » (Id., p. 98). Un tel « esseulement » n’a évidemment rien à voir ici avec la solitude, où l’absence de l’Autre est ressentie comme une souffrance. Un tel « esseulement » est la situation d’une conscience non-oppositionnelle de soi, pour laquelle le Moi et l’Autre sont toujours en présence, mais jamais en opposition. Le « libéré » est, avant tout, un guéri du mal de l’opposition.

Et pourtant, de nombreuses pages des « Essais sur l’Expérience Libératrice » viennent contredire cette première impression. L’auteur fait, en effet, très souvent allusion aux « jivan muktas » comme à des êtres absolument extraordinaires, presque mythiques. « Position singulière où la conscience rompant, en quelque sorte, avec le plan de ses activités familières, se situe hors du monde phénoménal » (p. 45) Le « libéré dans la vie » aurait pénétré dans « une dimension nouvelle » (p. 44) Ailleurs, lui est attribué la qualité mystérieuse de « détenteur du Sacrement de vie » (p. 162). De sorte que — et c’est là ce qui devient dangereux — deux espèces d’hommes seraient, dès aujourd’hui, face à face. Entre eux et nous, les « libérés » et les hommes ordinaires, il n’y aurait plus de communication possible. Ou bien les échanges ne pourraient plus se faire que par le moyen d’une mystérieuse métapsychie. « Plongés dans le champ d’énergie qui se dégage d’un « homme libéré », les individus subissent… d’abord un renforcement général de leurs complexes psychiques… Les transformations opérées n’offrent point toujours au début un caractère éthique ; aucune discrimination de valeur n’y préside, etc… » (p. 136). La santé psychologique aurait, ici, d’étranges influences ! Mais il faut se demander, justement, si les préjugés et les faiblesses propres à la conscience commune ne la porteraient pas ici à se faire certaines illusions. Aucun « champ d’énergie » ne « se dégage », probablement, de la personne du jivan mukta. Simplement la conscience oppositionnelle, aux prises avec l’image plus ou moins fantastique qu’elle se forme du « libéré dans la vie », est-elle toute préparée à éprouver d’étranges malaises dans sa compagnie ; tout se passe donc, en toute probabilité, à l’intérieur d’elle-même !

Sans doute sommes-nous pris, en quelque sorte, dans un cercle vicieux. Car, en toute objectivité, l’observation du comportement d’un « libéré dans la vie », pour être valable, devrait venir d’un autre libéré. L’opinion que peut se faire de l’état de parfaite santé psychologique d’un « guéri de la contradiction » un esprit encore chargé d’ambivalence ne semble pas scientifiquement recevable. Il est arrivé à Krishnamurti de s’écrier, un jour qu’on lui parlait de sa « réalisation » : « Messieurs, comment savez-vous que je me suis réalisé ? Pour le savoir, il faudrait que vous le soyez vous-mêmes » (« Madras 1947-Bénarès 1949 », p. 123). Ici se trouve posé tout le problème des rapports d’expression entre conscience-oppositionnelle et conscience-unifiée. Ce problème aura sans doute longtemps encore un caractère dramatique. Pour R. Godel, un tel problème est insoluble. « Aucun pont ne joint les démarches de l’esprit captif de la dualité et l’ultime expérience. » (p. 116) Mais cette affirmation ne part-elle pas d’un point ds vue par trop fataliste et même résigné ? D’autant plus que le « pont » existe : c’est le chemin de terre ferme qu’il appartient à chacun de tracer en lui-même de sa propre contradiction à sa propre unification !

Les « libérés vivants » sont, à notre avis, les importants témoignages d’une sorte de lente maturation psychologique de l’humanité. En même temps qu’ils nous enseigneraient qu’une telle maturation est sans doute possible sur une plus vaste échelle. De toutes manières, la valeur de leur expérience est humaine, elle a une signification universelle, ou elle n’est rien. De nombreux textes de Krishnamurti expriment une opinion analogue. Nous ne reproduirons ici que les lignes suivantes :

« Il n’est pas important de savoir qui s’est réalisé, mais il est important d’être conscient de l’attitude où l’on se trouve lorsqu’on écoute ce que dit un autre. Nous écoutons avec espoir et appréhension ; nous cherchons la lumière d’un autre, mais nous ne sommes pas à la fois assez alertes et assez passifs pour comprendre. Si l’homme qui s’est libéré semble combler nos désirs nous l’acceptons, sinon nous continuons à rechercher celui qui nous comblera ; ce que la plupart de nous désirent c’est la satisfaction à différents niveaux. Ce qui est important n’est pas de reconnaître celui qui s’est libéré mais de vous comprendre vous-même. » (Causeries, 1945, p. 116)

Ce qui est le plus important, c’est la compréhension de notre Moi dans ses rapports avec l’Autre, que cet Autre soit un « libéré » ou non. Comment bannir l’opposition, comment écouter les Autres, leur parler « sans espoir ni appréhension », là est le grand problème de l’homme, le problème de nos rapports avec tous les autres hommes, quels qu’ils soient, vertueux ou vicieux, puissants ou faibles, unifiés ou ambivalents. Si je veux me rendre capable de comprendre l’état du « libéré dans la vie », il me faut évidemment commencer par ne plus sentir sa présence en tant que présence-extraordinaire-par-rapport-à-la-mienne ! En effet : « Si je me situe par opposition, il n’y a pas de compréhension. » (Krishnamurti ; Ojaï, 1944, p. 11) Pour tout dire, il me faut commencer par me débarrasser de toute idée préconçue de « sublime expérience », « d’affranchissement des formes », de « dimension nouvelle », etc…. pour me faire simplement et créativement réceptif. En quelque sorte, dois-je commencer moi-même par réaliser en moi l’atmosphère d’une conscience libérée. Ce qui a du moins l’avantage de me prouver à moi-même que cet état ne doit rien avoir d’extraordinaire, en dépit de l’extrême difficulté qu’il y a certainement à se maintenir dans un tel état objectif, réceptif, de bonne santé psychologique !

Il ne semblerait même pas exagéré d’aller jusqu’à craindre que la formation d’un véritable, mythe du « libéré vivant » en vînt à servir d’expression nouvelle à la tendance spontanée de l’homme à diviser l’humain en types d’humanités contradictoires. Pour Krishnamurti, cette forme nouvelle de la Division trouverait naturellement sa place dans le cadre traditionnel de l’avidité humaine. « La division de l’homme contre l’homme est le résultat de l’avidité et de l’ignorance, et c’est ainsi l’avidité et l’ignorance qui créent le chef et ses troupes, le maître spirituel et ses disciples, le libéré et l’ignorant » (Causeries, 1945, p. 103). C’est, évidemment, une conséquence de sa guérison du mal intérieur de dualité que sa propre condition unifiée ne puisse servir de tremplin au « libéré » pour s’élever au-dessus des autres hommes : « Le sage qui a la compréhension ne pense pas à l’homme en termes de division. » (Id., p. 103).

Comment ne serait-ce pas, dans ces conditions, perpétrer une sorte d’attentat contre la véritable sagesse que de l’ériger en Vertu suprême, conférant à ses détenteurs une sorte de qualité supra-humaine ? Non ! l’homme unifié n’est pas un « homme supérieur » : c’est un homme ordinaire, mais qui n’est plus soumis à la fatalité de l’auto-contradiction. Et son affranchissement ne saurait même pas le dispenser de l’obligation pratique d’appartenir au monde absurde et contradictoire qui l’environne ! Krishnamurti s’est sûrement posé à lui-même la question dramatique de sa propre participation au monde de la dualité, puisqu’il y répond par ces paroles significatives : « Ne pouvons-nous pas vivre sans avidité au milieu des avides ? Au milieu des malades ne pouvons-nous être sains ? Alors seulement nous pouvons vivre avec le monde et ne pas lui appartenir » (Id., p. 40). La santé psychologique n’est pas un privilège. Elle est le fruit d’une création, d’une découverte, dont ceux qui l’ont faite sont les premiers à refuser de croire qu’elle doive rester une expérience limitée à quelques individus !

La santé doit, ici, se convertir en vérité, afin de se rendre accessible à tous. Et surtout en vérités de connaissance, qui sont naturellement impersonnelles, indépendantes de tout individu particulier, bonnes pour tous, indistinctement. La vérité, qui est le bien de tous, ne peut appartenir à personne, de sorte qu’identifier quelqu’un à la vérité est parfaitement contradictoire. Krishnamurti, pour exprimer la même chose, n’hésite pas à employer les formules les plus véhémentes : « Si nous nous appuyons sur quelqu’un, quelque noble et grand qu’il soit, nous sommes complètement perdus » (Causeries, 1945, p. 58). Le meilleur moyen de prévenir l’apparition si dangereuse d’un mythe du libéré vivant ne serait-il pas, dans ces conditions, d’essayer de formuler quelles sont les conditions générales d’accession pour l’individu, à l’état de non-opposition ? Mais, aux dires de l’auteur, celui-ci échapperait à toute « description positive », et « ne pourrait être compris qu’en le vivant » (p. 67). C’est là une théorie extrêmement dangereuse. La qualité de « libéré », à laquelle on ne peut empêcher qui que ce soit d’aspirer, ne pourrait être en effet prouvée par ceux qui se l’attribuent, et encore moins rationnellement divulguée ! Or, dans une telle situation se trouve le germe d’une véritable Religion des libérés et de l’état de libération. On ne peut plus, en effet, que croire — sans certitude rationnelle — dans sa propre « libération » ou dans celle des autres ! À Religion nouvelle, nouvelle forme de l’exploitation humaine : R. Godel reconnaît que ce mode d’exploitation de la crédulité est déjà tout à fait courant dans l’Inde elle-même (voir p. 48 et 49).

Encore une fois, on ne voit d’autre remède à une telle menace que dans la réussite progressive d’un mode d’expression de plus en plus évocateur et précis de l’état de non-contradiction. N’est-il pas possible que des hommes unifiés qui auraient eu la chance de parvenir à un niveau suffisant de formation intellectuelle nous amènent sur la voie d’une meilleure compréhension de leur état ? Nous pensons ici à l’exemple d’un Krishnamurti, dont, en ce domaine, l’effort personnel d’expression dépasse sans doute tout ce qui a été fait jusqu’ici. Devant ces progrès, n’est-il pas possible d’en espérer d’autres ? De toutes manières, n’est-il pas préférable d’attendre avec confiance une élucidation que de se résigner à l’agnosticisme ? Avoir confiance dans la lumière finale, est-ce que cela ne maintient pas dans cet « éveil » salutaire auquel Krishnamurti fait si souvent allusion ? « Vous ne pouvez à aucun moment échapper à l’ignorance, elle doit être dispersée par votre propre éveil » (Id., p. 71). Or, n’est-ce pas d’un éveil permanent à ces questions, que doit finalement jaillir un mode d’expression adéquat.

II

Le point de vue particulier auquel se place R. Godel lorsqu’il observe, pour nous l’expliquer, l’attitude du « jivan mukta », a son origine dans une position métaphysique beaucoup plus générale dont nous allons maintenant dire quelques mots.

« Par delà les frontières de la psyché existe-t-il un royaume inconnu, un univers de la transcendance qui, pour se laisser identifier, requiert d’autres pouvoirs que ceux de la pensée ? … Dans quel vide ou dans quelle plénitude plonge celui qui peut suivre à la trace la clarté de la conscience jusqu’à sa source ? Comment la nommer, cette conscience illuminée de sa propre lumière ? Intuition transcendante ? Fonction de référence axiale ? Toute terminologie est fautive… Aussitôt que sont abolies les notions de temps et d’espace les mots forgés dans l’étendue et la durée n’ont plus de sens. » (p. 132).

Ici est le point central autour duquel s’ordonnent les « Essais sur l’Expérience Libératrice ». Il consiste dans l’affirmation de la dualité fondamentale du monde : d’une part l’incréé, l’Absolu, le Transcendant, et, d’autre part, le monde « apparent » des formes créées, des individus concrets et multiples. C’est, justement, parce qu’il appartiendrait à l’univers transcendant que le « libéré dans la vie » — par conséquent « situé hiérarchiquement dans un plan supra-sensoriel, supra-intellectuel, supra-affectif » (p. 55) — se formerait du monde auquel nous appartenons « une notion entièrement différente de la nôtre. » (p. 55).

Mais une question très importante se pose ici. L’expérience libératrice, qui guérit l’individu de la déviation oppositionnelle, et à laquelle nous convient d’une part les « jivan muktas » et, d’autre part, Krishnamurti, doit-elle être si vite cataloguée comme se déroulant dans le cadre traditionnel proposé par la philosophie platonicienne et néo-platonicienne, c’est-à-dire dans le cadre de la contradiction d’un monde absolu des Idées ou Essences et d’un monde relatif des Apparences ? La question doit être posée en toute franchise. R. Godel y répond par l’affirmative. La « libération », ce serait l’évasion de l’individu au delà des limitations de sa forme concrète séparée, la réalisation de la conscience dans le centre absolu de l’Incréé, de l’Essence primordiale. Ainsi le « jivan mukta » aurait-il « pénétré empiriquement dans un plan de conscience transcendant et unifiant toutes les positions variables, d’où le monde nous apparaît relatif » (p. 52). En fait, nous entrons dans le monde nouménal, dont Kant refusait l’accès à une pensée marquée originellement du sceau indélébile de l’espace et du temps.

Nous croyons, pour notre part, tout à fait contestable le procédé qui consiste à vouloir définir l’expérience libératrice de dualité comme un phénomène capable d’un rapport quelconque avec le système de la dualité lui-même ! « Accéder au Transcendant », cela n’a de sens que si l’on est prisonnier de la contradiction essence-existence. Si l’homme unifié ne croit plus à la Transcendance, ce n’est pas qu’il y est plongé : c’est qu’il s’est vraiment dégagé, des mâchoires de la contradiction essence-existence, et affranchi de l’illusion même du Transcendant ! Krishnamurti a critiqué la méditation qui n’est qu’un effort de la pensée contradictoire pour atteindre à quelque « transcendance » :

« Les uns emploient des techniques variées pour atteindre des domaines transcendants, mais les moyens qu’ils emploient… font de l’homme leur esclave… La méditation, telle qu’elle est pratiquée en général, est l’avidité de devenir ou de ne pas devenir, elle est une forme subtile d’auto-expansion… elle n’est qu’une lutte à l’intérieur du monde de la dualité… Si vous êtes à la recherche d’un but, vous trouverez les moyens de l’atteindre, mais un tel but n’est pas le Réel. » (Causeries, 1945, p. 88).

La Réalité où vit l’homme libéré de la contradiction intérieure n’est pas un lieu de « transcendance », c’est un lieu où les rapports entre les idées et les rapports entre les êtres sont délivrés de l’opposition. On n’essaie plus d’y amener la victoire du Bien sur le Mal, du Nous-Autres sur le Vous-Autres, du Transcendant sur l’Apparent, de l’incréé sur le Créé. « La Réalité n’est-elle pas toujours l’incréé ? Et l’esprit ne doit-il pas cesser de créer, de formuler, s’il veut éprouver par expérience l’incréé ? » (Krishnamurti ; Id., p. 44 et 45). Or, ne cherche-t-il pas à « créer » d’une manière tout artificielle, l’esprit qui affirme l’être d’un « monde absolu » contradictoirement au non-être d’un « monde relatif » ? L’incréé et le créé de la contradiction n’ont jamais été que des êtres d’illusion, parce que nés seulement de leur opposition réciproque. Tandis que l’incréé-du-Réel semble bien, lui, devoir justement sa Réalité au fait qu’il est antérieur à toute séparation-contradiction artificielle, par l’esprit, du créé et de l’incréé.

Krishnamurti parle, quelque part, des « ruses du moi ». Or, l’imagination, par la pensée, d’un Incréé « transcendant », se posant par opposition à notre monde commun n’est, sans doute, que l’effet d’une de ces ruses. … N’est-ce pas d’une manière tout inconsciente que « nous déployons nos efforts à l’intérieur des constructions du moi, quelques grandes et glorifiées qu’elles puissent être » (Id., p. 140) ? Ainsi l’Incréé-transcendant n’est-il probablement que l’une de ces formes grandioses où il arrive au Moi oppositionnel de s’informer. Il est même possible qu’on s’avise un jour que tout l’édifice de la philosophie traditionnelle, depuis les origines, se rattache au conditionnement psychologique de la dualité-contradiction du Moi et du Non-Moi. Alors une véritable psychanalyse de tous les systèmes philosophiques pourrait s’instituer, qui les établirait chacun en particulier dans cette perspective unique : celle de la contradiction intérieure. « Notre plus grande difficulté n’est pas de résoudre des problèmes mais de comprendre profondément, totalement le créateur des problèmes, c’est-à-dire nous-mêmes » (Paris, 1950, p. 10) dit justement Krishnamurti. Il n’y a sans doute pas, en effet, d’autre « problème philosophique » que celui des rapports entre les sentiments que chacun de nous se forme, nécessairement, du Moi et du Non-Moi. C’est ce qui explique que les vieilles conceptions de la Philosophie ne peuvent absolument pas nous aider à comprendre ce qui se passe dans « l’expérience libératrice » du sentiment intérieur d’opposition. Elles ne peuvent même que nous détourner de cette compréhension. Tandis que nous devons nous attendre à ce que la compréhension du problème intérieur de l’opposition nous apporte la clé de tous les systèmes philosophiques et nous dévoile le sens de leur échec.

***

Il est curieux de constater ici par quel étrange détour certaines découvertes récentes de la science peuvent être mobilisées pour la défense des vieilles conceptions néoplatoniciennes et spiritualistes de la Transcendance. La science moderne, notamment, en nous dévoilant la structure de la matière, faite de corpuscules inaccessibles aux sens, devrait nous établir dans cette opinion que notre monde quotidien est un monde d’apparences, derrière lequel s’étendrait un monde absolu, dont la connaissance deviendrait alors un objectif commun à la fois au mathématicien et au mystique ! R. Godel reprend ici à son compte les lignes suivantes d’Oppenheimer : « Le monde défini par les sens est simplement un monde d’apparences. Le monde de la réalité se dissimule sous la surface des choses ; et dans ce monde réel le mystique aussi bien que le savant s’efforcent de pénétrer par leurs techniques propres — le mystique par le silence des sens et l’introspection, l’homme de science par les mathématiques et le raisonnement inductif » (P. 128)

Mais, seul, jusqu’à présent, le « libéré vivant » aurait pénétré dans le domaine de l’absolue réalité, surpassant en cela le mathématicien et le mystique qui, eux, ne sont encore jamais parvenus à franchir le seuil fatidique pour s’installer d’une manière définitive dans l’au-delà du Transcendant ! Lui seul aurait atteint à ce plan de conscience vraiment supérieur « où les notions de forme, d’espace, de temps, de logique, cessent d’être applicables » (p. 43).

Or, il nous semble qu’ici une importance excessive est attribuée à des découvertes qui, pour être considérables, ne s’en inscrivent pas moins à la suite d’une série déjà importante d’autres découvertes considérables de l’esprit rationnel et positif. N’est-ce pas depuis ses origines que le progrès de la science a dû s’ouvrir un chemin difficile dans la forêt des préjugés et des erreurs, c’est-à-dire des « apparences » ? Et combien de fois même des vérités, d’abord gagnées sur l’apparence, ne sont-elles pas retombées finalement dans le domaine des apparences, ayant été remplacées par d’autres vérités ? Or, d’apparence en vérité et de vérité en nouvelle apparence, la route est continue et l’évolution est perpétuelle. À aucun moment il n’est possible de distinguer un monde absolu des Vérités et un monde inférieur des Apparences ! Apparence et vérité font ici partie, au même titre, de la vie même de la pensée processive et créatrice.

Pour en revenir aux « jivan muktas », l’auteur tiendrait de leur propre aveu que l’image qu’ils se forment de notre monde ordinaire, du lieu élevé d’où leur conscience le leur découvre, serait celle d’une réalité extrêmement fluente : « Leur Conscience a-t-elle pris refuge par delà les catégories de la pensée formelle, par delà la sphère affective, l’intellect et le concept abstrait, par delà te continuum espace-temps ? Je le croirais volontiers. Ils s’expriment, autant que cela est possible, comme le feraient des voyageurs vivant dans une étrange contrée sans lieu ni durée. Leurs exposés demeurent toujours rigoureusement cohérents et concordants. De la position qu’ils occupent, notre monde à la mesure humaine leur apparaît à travers une vision héraclitéenne d’impermanence et de flux. Cette projection d’une idée devant leur regard intérieur rappelle, de très près, celle des théoriciens modernes et de la Relativité en Physique » (p. 49).

On conçoit parfaitement que, comparativement au devenir-dans-l’être d’une pensée tranquillement créatrice, le devenir-pour-l’être de notre vie absurde, au processus constamment rompu par le renoncement, la trahison et la défaite, ait tout à fait l’apparence d’une agitation inconsistante. Mais on se demande dans quelle mesure ce très juste sentiment d’une agitation perpétuellement contradictoire peut être comparé ici avec la vision de « certains théoriciens modernes en Physique ». On ne voit pas, en effet, quelle théorie scientifique pourrait être capable d’appréhender une réalité faite d’événements contradictoires, se déroulant dans un temps discontinu où la chaîne des événements deviendrait imprévisible ! La Relativité a peut-être découvert un certain jeu dans les rouages du monde, mais ce jeu a toujours existé et la machine n’en a pas moins toujours marché régulièrement, sans quoi toute Science aurait été impossible ! D’ailleurs, le progrès de la Science est lui-même un devenir-dans-l’être, l’être étant ici le postulat fondamental de l’unité spatio-temporelle du système des rapports entre phénomènes. Ici est l’Absolu avec lequel l’homme primitif lui-même devait se maintenir idéalement en rapports, s’il ne voulait voir s’effondrer tout l’édifice de ses humbles connaissances. La nature est une dans l’espace et dans le temps, ou encore, d’une façon plus générale : le système universel de l’homme-monde est invariable et ne connaît ni ruptures dans l’espace ni contradictions dans le temps. A cet ordre fondamental de l’unité de l’homme-monde, la Science peut, certes, assigner des limites toujours plus souples, apporter toujours plus de variété, de « relativité », l’unité-permanence de cet ordre restera à jamais l’Absolu de la science. Sans la reconnaissance de la loi universelle de l’unité de l’ordre de l’homme-monde, ni l’homme primitif ni le savant moderne ne pouvaient avancer dans la voie du connaître. Le postulat de l’unité physico-biologique du monde est le cadre immuable à l’intérieur duquel le devenir de la connaissance a pris son départ, et où, pour jamais, il a son épanouissement. Parce qu’il se déroule dans le sein d’une permanence, ce devenir est continu. L’évolution de la connaissance ne peut connaître de rupture. De l’invention du feu à celle de l’atome, il n’y a pas de solution de continuité. Ni le feu, ni le bois qui me chauffe ne sont des « apparences » ; ce sont des vérités. Ma connaissance de l’atome ne me rapproche pas plus de l’Absolu des choses que l’humble connaissance que j’ai du pouvoir réchauffant d’une flambée de broussailles ne m’en éloigne ! L’Absolu est LA PERMANENCE DE L’HOMME qui, de la découverte du feu par nos premiers ancêtres, a fait une vérité analogue à celle de l’atome.

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« Une certaine parenté d’esprit rapproche le physicien moderne, le mystique occidental et le Sage indou », écrit R. Godel (p. 128). Tous les trois sont, en effet, sur le seuil du « monde absolu » ; l’un d’eux l’aurait même déjà franchi… Or, nous verrions plutôt dans ces trois types de personnalités les représentants de trois moments capitaux de l’évolution humaine : le mystique, c’est le « croyant » de tous les âges, tel qu’il convertit spontanément dans la vision d’un monde séparé-contradictoire — le créé et l’Incréé, l’existant et le Transcendant, l’humain et le Divin — sa propre contradiction intérieure ; le physicien moderne, c’est l’homme pratique de tous les temps, installé dès l’origine dans l’être universel et permanent de l’ordre physique et biologique de l’homme-monde. Certes, ce n’est qu’à partir du moment où se trouva explicitement formulé le postulat du Déterminisme universel des phénomènes — établissant l’unité de la nature — que la Science fut constituée : alors se trouvait, en effet, définitivement éliminée toute possibilité d’intervention transcendante, c’est-à-dire d’une force contraire à l’ordre normal des phénomènes. Mais le comportement humain n’échappait pas pour autant d’une manière définitive au conditionnement mystique et dualiste. Aujourd’hui encore, si l’homme pratique est évidemment libéré de tout préjugé de Transcendance — ou de Division de la nature — il n’en est pas de même de l’homme moral et métaphysique. Nous continuons de croire à la Division-contradiction de l’existant social et de l’existant métaphysique — opposition du Bien et du Mal, du Nous-Autres et du Vous-Autres, du Moi et du Non-Moi, de l’Être et du Non-Être. De sorte qu’on peut envisager une dernière étape libératrice : l’homme s’affranchissant, jusque dans ses rapports avec lui-même et avec l’existant sans limites, de toute mentalité mystique de division, après avoir posé le principe de l’unité de l’humain et de l’ordre existentiel sans limites de l’homme-monde. Le « libéré dans la vie » viendrait, en quelque sorte, attester qu’une telle libération définitive de l’homme de l’esprit de Division-contradiction n’est pas chose impossible. En lui, l’homme moral et l’homme métaphysique ont rejoint la sérénité objective de l’homme pratique. Sa représentation de l’existant moral est parfaitement unifiée, ainsi que sa représentation de l’existant métaphysique, unifiée d’un type d’unification qui a son modèle dans l’unité attribuée par l’homme de science de tous les temps à l’ordre universel des phénomènes. Pour l’individu libéré de la contradiction intérieure, c’est donc d’une manière analogue que la nature, l’homme et l’infini font partie d’une existence qui appartient à l’être. Ainsi y aurait-il continuité, dans le cadre d’une évolution humaine s’étendant sur des millénaires, entre, d’une part, la REVOLUTION POSITIVE constituée par l’avènement du Déterminisme et, d’autre part, la REVOLUTION PSYCHOLOGIQUE DE L’UNITE telle que nous la propose aujourd’hui le « libéré de la vie ».

L’opinion que la Science moderne nous découvrirait la présence d’un Autre-Monde n’est sans doute qu’un effet de notre nostalgie des époques lointaines où la pratique scientifique baignait encore dans une ambiance mystique de Division, de Transcendance et de Magie. On aurait donc ici l’esquisse d’un mouvement de régression. Mais l’évolution va dans l’autre sens : vers la libération de l’homme social et métaphysique, subjectif et sentimental, de toute vision transcendentielle et dualiste de l’humain et de l’être.

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Pour ne pas garder les yeux fixés, d’une manière constante, sur ce qui constitue le fondement même de toute connaissance pratique : l’unité, à travers le temps et l’espace, du système physique et biologique de l’homme-monde, on risque d’aller se fourvoyer en de singulières impasses. « Ce que l’homme de science recherche aujourd’hui, affirme R. Godel, c’est l’unité secrète, le substrat caché sous la diversité des figures. » Arriverait-il donc parfois à l’homme de science d’oublier sur quel substrat parfaitement explicite la connaissance positive a établi, pour jamais, ses fondements ? L’homme de science d’aujourd’hui est l’homme-pratique de toujours : c’est l’unité de l’ordre du monde dont il fait partie — exprimée dans le postulat fondamental du Déterminisme des phénomènes — qui conditionne absolument l’épanouissement et le progrès de sa recherche, indépendamment de tout appel d’une « terra incognita » vers lequel tendrait cet effort ! R. Godel poursuit : « Mais le substrat simple et indécomposable du réel échappera toujours aux poursuites d’une science relativiste, discriminative et critique… L’itinéraire prend fin sur cette falaise où s’achèvent le temps et l’espace… La pensée cessant d’être pensée, l’intuition transcendante jaillit en éclair de sa nuée… » Nous étions bien dans une impasse ! L’intelligence créatrice doit ici abdiquer, et nous devons désormais nous confier à la plus mystérieuse des « facultés intuitives » ! Mais cela est, sans doute, logique : si un abîme nous sépare du « monde absolu », aucune faculté de notre « monde relatif » ne sera jamais capable d’avoir avec lui aucun contact. On comprend aussi pourquoi, dès que le « jivan mukta » franchit la suprême frontière, il nous devient aussitôt incompréhensible : il a quitté en effet la mesure humaine pour la mesure divine. Le texte suivant en est un témoignage : « Nous voici aux confins de la psyché, sur les lèvres de la falaise que l’esprit ne franchit pas. Par delà brille, dans le cratère de l’Être, l’Inconnaissable Source de la Conscience, Conscience elle- même. Nul n’y peut plonger avec une seule pensée du corps. À l’étape suprême, la réalisation efface de l’homme ce qui fut l’apparence de son individualité. Sa vie, sa vérité est au centre, hors du temps et de l’espace… C’est en ce lieu que nous convie, au long de son fil d’or, l’intuition transcendante » (p. 301).

>Mais quelle est donc cette « fonction de transcendance » (p. 46) à laquelle nous devons ici faire appel ? Quels sont ses rapports, au sein de l’esprit, avec la fonction spontanément rationnelle de connaissance ? Bien plus, n’y a-t-il pas dans cette dualité même des sources de la connaissance, une nouvelle cause de conflit : la Raison et l’Intuition ne suivant évidemment pas ici les mêmes méthodes dans l’administration des preuves de la vérité ? Et si la Raison fait naturellement partie de l’héritage biologique universel, est-ce que cette mystérieuse « fonction de transcendance » ne risque pas de rester à jamais le privilège de quelques-uns ? De sorte qu’afin d’échapper à la Contradiction nous devrions commencer par nous plier aux exigences capricieuses d’une faculté qui a ses Élus, c’est-à-dire qui contredit l’unité de l’homme ?

C’est, sans doute, avec intention que Krishnamurti, lorsqu’il nous parle des moyens de nous affranchir de la Contradiction intérieure, nous invite à ne compter que sur notre simple faculté de connaître. « Compréhension », « connaissance », « lucidité » sont des mots qui reviennent sans cesse dans le cours de ses entretiens : « Le germe de toute compréhension est dans la compréhension de soi-même (Ojaï, 1944, p. 6). Comprenez la structure de tout votre être et non seulement d’une de ses parties (Causeries, 1945, p. 134). La souffrance est l’indication d’une ignorance… Le calme et la sagesse ne viennent que de la perception de soi, de la connaissance de soi… Il n’y a pas de compréhension si l’on ne se connaît pas (Id., p. 39 et 62). Sans une lucidité méditative il n’y a pas de connaissance de soi (Id., p. 88) … Si l’on est silencieusement conscient de l’extérieur, objectivement conscient des événements de la vie, on est inévitablement amené à devenir conscient du subjectif, et lorsque l’on comprend le moi, le monde objectif devient clair, il acquiert sa signification » (Id., p. 02).

Pas de Transcendant, ici, à atteindre. Nous devons gagner l’équilibre et la santé psychologiques par le simple fonctionnement d’une conscience lucide. Mais une telle conscience n’est-elle pas, déjà, connaissance : comment une conscience claire de ce qui est ne serait-elle pas, aussi bien, connaissance de ce qui est ? Réciproquement, si la pure conscience s’épanouit naturellement en connaissance, la vérité de celle-ci ne cesse d’avoir sa pierre de touche dans la pure conscience elle-même, qui est absolue clarté, et, par conséquent, logique parfaite. Si, lorsque dans l’être de la pure conscience logique apparaît le conflit de la dualité, ce conflit est bientôt dissout, n’est-ce pas surtout parce qu’il est le type même de la relation illogique ?

Cette traduction salutaire, devant la conscience pure, du sentiment de la dualité-contradiction, il semblerait qu’elle puisse résulter, pour Krishtiamurti, d’un simple effort de sérénité et de détachement face au conflit intérieur du Moi et du Non-Moi : « Un véritable effort consiste à être conscient du conflit tout en ne choisissant pas, et à observer silencieusement, sans identification » (Causeries, 1945, p. 66). Disons qu’alors nous arrivons à percevoir la dualité en tant que dualité-contradiction du seul point de vue de la conscience logique à l’état pur. Tout se passe alors comme si, face à la pure conscience claire, apparaissait, soudain, le vieux sentiment inconscient et irrépressible de la contradiction… Comment, dans cette lumière, ne tendrait-il pas à se dissoudre ? Comment pourrait à la fois subsister en nous, et le sentiment-réflexe que la Contradiction existe, et la conscience claire de l’absurdité, c’est-à-dire de la non-existence de cette même Contradiction ? Que cette claire conscience soit, en nous, réalisée et maintenue, et, peu à peu, nous nous sentirons délivrés de l’opposition intérieure. Cette relation de connaissance à délivrance est un des leitmotiv de Krishnamurti ; « N’est-il pas important de comprendre, donc de dépasser l’état de conflit ? (Id., p. 34)… Par votre lucidité… le problème que vous avez fabriqué cesse d’exister » (Id., p. 71).

***

Mais il y a principalement une épreuve à laquelle la conception mystique et transcendentielle de l’état de réalisation intérieure ne saurait résister. Cette épreuve est celle du non-devenir, ou du non-désir. C’est, en effet, une loi absolue, que l’état de non-dualité ne saurait être recherché, désiré, voulu. Comment atteindre jamais à ce qui est, par excellence, l’état de paix intérieure, si l’on commence par s’élancer sur la route semée d’angoisses et traversée d’émotions contradictoires de l’espoir et du désir ? Krishnamurti a souvent insisté sur ce point : « Il ne peut pas exister une intégrité… faite à la fois d’avidité et de non-avidité… La personne avide qui cherche la non-avidité est toujours avide (Id., p. 23)… Nous nous attachons à la fois à la brûlure de nos appétits et à la sérénité du Réel. Il nous faut abandonner l’un ou l’autre » (Id., p. 19). La condition du « non-désir » est indiquée par R. Godel lui-même sous la forme d’une « remarque d’importance capitale » : « L’expérience métaphysique, pour être réalisée dans son authenticité, ne doit être ni cherchée en des représentations mentales par l’imagination, ni convoitée. Les efforts de l’intellect, comme le désir, se rattachent aux conditionnements de la psyché dont, précisément, il convient de se défaire pour que la place soit nette. Ces obstacles, dressés par l’avidité égocentrique, s’évanouissent lorsque le zèle intempestif qui leur a donné naissance cesse enfin de les évoquer… Mais aussi longtemps qu’ils persistent fût-ce (comme dans certaines concentrations aiguës du yoga) à l’état de traces, l’expérience obtenue est un produit mental du désir : une illusion » (p. 32).

Mais alors, comment expliquer que l’auteur, découvrant ensuite l’une des principales constantes de l’activité humaine dans la recherche inlassable du Transcendant, représenté dans les Mythes les plus divers des Religions, voie dans cette recherche une tendance capable de nous éclairer sur le sens profond de « l’expérience libératrice » ? Le seul titre du chapitre VIII est significatif : « La pensée mythique évoque une pérégrination vers le centre : Queste du Graal ». Ce qui ferait le propre d’une telle pérégrination, ce sont les obstacles que l’itinérant doit franchir et qui défendent, comme autant de dragons infernaux, le « trésor caché ». Ainsi pourraient être même jetés, selon l’auteur, les fondements d’une véritable Psychanalyse, comportant jusqu’à la possibilité d’une interprétation des rêves : « Le puissant attrait qu’exerce le centre — montagne sacrée, château du Graal, mandata, rose mystique — s’exprime aussi bien à l’état de veille… que dans la brume des songes » (p. 255). Encore une fois, on ne voit plus du tout ici le rapport avec « l’expérience libératrice » de l’état de dualité et de désir ! Une telle expérience ne doit-elle pas se développer, nécessairement, en dehors de tout esprit d’accession ou de « queste », de possession ou de réussite, indépendamment de toute mentalité avide et combative ? Pour atteindre au Réel, dit Krishnamurti, on ne peut vraiment pas « construire d’échelle », il faut se dépouiller de toute « mentalité de concurrence et d’acquisition » (Causeries, 1945, p. 103). Ainsi doit-on aller jusqu’à admettre comme impossible que le « désir du centre », l’appel de l’absolu, la séduction du Transcendant puissent même constituer une atmosphère ou un stade préparatoire à quelque « libération » que ce soit : désir, appel, séduction, ne peuvent aller, en effet, sans quelque espérance, et l’intrusion de tout espoir est vraiment, ici, une « trahison de la vérité » (Krishnamurti, par Carlo Suarès, p. 228. Ed. Adyar).

Il est impossible, sans « trahir la vérité », de considérer la non-division, la non-contradiction intérieures, comme un état pouvant servir d’objet à quelque « queste » que ce soit. L’unification intérieure ne peut pas, sans contradiction, constituer une fin distincte de l’être conscient que nous sommes dans l’instant même de notre conscience. La guérison intérieure du sentiment d’opposition, d’où résulte la santé psychologique, ne peut absolument pas présenter l’aspect d’un terme, d’une récompense, d’un trésor longtemps caché et finalement livré à l’appétit de quelque victorieux que ce soit : elle appartient au non-devenir, au sens de non-désir. L’expérience libératrice de la division intérieure se développe nécessairement au niveau de la non-division-contradiction du présent et de l’avenir, non-contradiction qui, dans le moment-actuel de la conscience réalise la totalité du temps, c’est-à-dire l’intemporel. La libération de l’opposition intérieure une fois accomplie, c’est le sentiment de la non-opposition du présent et du non-présent qui règle, cette fois d’une manière définitive, les rapports de la conscience avec le temps. Voici comment, à ce propos, Krishnamurti explique, sa propre affirmation que « l’espoir est une trahison de la vérité » : « Le présent est la totalité du temps… le futur est le présent… Mais nous considérons le présent, le maintenant comme un passage entre le passé et le futur ; dans le développement du devenir, le présent est un moyen en vue d’une fin et perd, par conséquent, son immense signification… Tournez-vous donc vers le présent, et non vers le passé ou l’avenir » (Causeries, 1945, p, 54)…

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Si les fondements d’une nouvelle Psychologie devaient être jetés, ce ne serait pas, à notre avis, dans le sens où le préconise R. Godel. C’est bien un fait qu’il existe, inhérents à l’homme, un élan universel de désir et une insatiable faim de conquêtes ; mais le Suprême où s’efforcent toujours d’atteindre ce désir et cette conquête n’a jamais existé : il n’est qu’une illusion du sentiment de la contradiction intérieure du Moi et du Non-Moi, de l’Être positif et de l’Être négatif. Le Suprême, c’est toujours l’Être positif, le Moi-par-opposition de la contradiction intérieure. De sorte que le Transcendant, en tant que forme particulière du Suprême, n’est encore qu’un aspect du Moi oppositionnel. C’est ici qu’une Psychologie générale de l’opposition-contradiction serait nécessaire. Seule, une telle science pourrait nous donner la clé du comportement oppositionnel, ou de contradiction, déterminant par là même les causes de notre désir ancestral du Suprême, nous dévoilant jusqu’aux ressorts de notre désastreuse manie de « conquêtes ». Autrement dit, ne partons-nous plus ici du « mysticisme naturel » à l’homme pour aboutir à l’explication de l’état de conscience unifié [1] : nous allons en sens inverse, puisque nous partons d’une Psychologie de la contradiction établie par la conscience unifiée pour aboutir à la détermination des causes réelles du comportement oppositionnel et mystique. Mais le transfert préalable, sur le plan de l’unité intérieure, d’un tel effort d’analyse ne semble-t-il pas logiquement nécessaire ? Comment peut-on espérer fonder une psychologie de la contradiction si l’on reste soi-même soumis au conditionnement contradictoire ?

« Aucun problème, dit très justement Krishnamurti, ne peut être résolu à son propre niveau, car il ne peut être résolu à l’intérieur des structures des contraires » (Causeries, 1945, p. 32). A fortiori le problème des contraires lui-même ne peut-il être résolu sur son propre plan !

Certes, on entrevoit ici un tel renversement des positions ordinaires de l’esprit que ce point de vue ne saurait être adopté sans que certaines habitudes profondément implantées dans l’individu ne soient douloureusement bouleversées.

L’activité oppositionnelle nous est tout à fait naturelle et familière. « Nous pensons que le conflit est inévitable et presque vertueux, nous le considérons essentiel au développement de l’humanité » (Id., p. 50). N’est-ce pas dans le conflit qu’ont leurs assises toutes les « vertus » traditionnelles ? N’est-ce pas toujours à la faveur de quelque combat que le héros et le saint ont dû gagner leur titre ? Mais, nous haussons-nous jusqu’au point de vue de la non-contradiction et du non-conflit que toute vertu, tout héroïsme, toute sainteté dépouillent aussitôt leur apparence sublime, car l’illusion qui leur a donné naissance se découvre : l’illusion du Suprême, qui procède de la contradiction subjective d’un Être-positif et d’un Être-négatif, cette contradiction ayant elle-même sa racine dans l’opposition fondamentale du Moi et du Non-Moi.

Comment la perspective d’une telle dévaluation des notions les plus traditionnellement honorées n’emplirait-elle pas d’un sentiment de vertige des esprits accoutumés dès la plus tendre jeunesse aux enseignements héroïques de la Religion et de l’Histoire ? Nous avons vu comment l’une des réactions les plus curieuses à ce vertige, c’est l’attribution de la qualité sublime à qui porte en lui le germe d’une telle dévaluation : le « jivan mukta », ou « libéré dans la vie ». Sans doute, ce sentiment intempestif d’adoration devra-t-il disparaître dès que nous serons nous-mêmes, à notre tour, délivrés de tout désir du Suprême. Alors, l’objet, de notre transfert d’adoration retrouvera à nos yeux sa forme humaine. Mais tant que subsiste en nous le conflit du Moi et du Non-Moi, de l’Être et du Non-Être, le désir du Suprême ne peut pas s’éteindre pour nous : il ne peut que changer de forme. « Le conflit, dit Krishnamurti, ne cesse qu’avec une révolution complète des valeurs non dans une simple substitution » (Id., p. 52).

À la perspective d’une telle mutation des valeurs, il semble bien que rien ne puisse être comparé dans l’histoire de l’homme. Peut-être faudrait-il remonter, pour une juste comparaison, à quelque événement capital de révolution du cosmos, comme l’apparition de la vie ou de la pensée… C’est ce qui nous ferait dire que l’expérience du « libéré dans la vie » est, avant tout, une expérience dans la vie. C’est, sans doute aussi, une expérience de la vie, une tentative biologique. L’expérience libératrice du sentiment intérieur de contradiction est une expérience mutationniste ; elle propose à l’individu une modification radicale du concept de son rapport à l’existence et aux autres hommes. C’est ce qui explique qu’on ne puisse, sans tomber dans de graves erreurs, tenter de rattacher cet événement au système ancestral des conceptions religieuses, morales et philosophiques.

II

GUERI-DE-LA-CONTRADICTION

OU MORT-VIVANT [2] ?

L’un des aspects les plus caractéristiques de la mentalité oppositionnelle — dont fait partie la tendance mystique à l’adoration du Suprême — c’est la notion de sacrifice. Un monde-positif étant défini par son opposition à un autre monde, d’ordre négatif, tout ce qui appartient à ce dernier ne peut plus que servir d’objectif à une volonté quasi sacrée de destruction. Ainsi agit-on conformément à ce qui doit être, on suit les voies du Bien et du Bon, puisqu’on tend à réaliser la victoire de l’Être-positif sur l’Être-négatif, c’est-à-dire, en dernière analyse, du Moi sur le Non-Moi. La destruction d’un objet de l’Être-négatif apparaît-elle plus symbolique que nécessaire, ou porte-t-elle sur un objet qui, par ailleurs, nous est personnellement cher ou précieux, on parle alors de « sacrifice ». Il est curieux de constater quelles formes parfois curieuses peut prendre la tendance sacrificielle. La légende qui tend à accréditer l’idée que les « libérés dans la vie » sont des êtres extraordinaires, parce que dépourvus d’ego, privés de Moi particulier, pour tout dire « dépersonnalisés », ont, à notre avis, leur origine dans cette tendance.

L’auteur de l’ouvrage ici examiné a la certitude de cette dépersonnalisation : il découvre un fait incontestable là où nous verrions plutôt l’annonce d’une nouvelle tradition légendaire. Nous allons tenter d’exposer notre point de vue sur ce sujet dans le cadre de la discussion déjà entreprise.

***

Au héros-guerrier échoit la gloire posthume car il a perpétré le sacrifice de son être corporel sur l’autel du Suprême social : tribu, cité, patrie, etc… C’est à un autre point de vue que le saint fait également le sacrifice de son corps. Le Suprême est, ici, le Divin, l’Incréé, et, par voie de conséquence, la vertu de Pureté, qui détache du corps et nous rapproche de l’incréé-incorporel. Le sacrifice a lieu, ici, sur l’autel de l’Incréé-incorporel, en tant qu’image du Divin. Mais ce qui fait, dans les deux cas, celui du guerrier et celui du saint, la grandeur du sacrifice, c’est toujours la valeur attribuée à l’image de l’Être-positif, ou Suprême, auquel est identifiée toute une partie du réel, par opposition à ce qui est décrété n’en pas faire partie, et qui participe de l’Être-négatif. C’est donc par le sacrifice des biens et des êtres qui appartiennent à l’Être-négatif qu’on prépare l’avènement du Suprême et sa victoire sur l’Inférieur…

Il était, sans doute, fatal que l’idée sacrificielle exerçât tout de suite son influence dans la représentation commune du « libéré dans la vie ». Celui-ci n’a-t-il pas franchi les bornes de ce monde, pénétré dans l’aire du Suprême ? Ce n’est pas là un exploit ordinaire. Aussi apparaît-il impossible qu’une telle « réussite » n’ait pas été la récompense de quelque terrible épreuve victorieusement subie. C’est alors que, pour complément négatif à cette formidable réussite, on a imaginé le sacrifice le plus coûteux que puisse consentir l’individu sur l’autel du Suprême : celui de sa « personnalité ».

Autrement dit, tout se passerait comme si le Moi, pour se réaliser dans l’être, devait lui-même disparaître. « A l’étape suprême, écrit en effet R. Godel, la réalisation efface de l’homme ce qui fut l’apparence de son individualité » (p. 301). Un tel préjugé n’avait encore jamais été exprimé d’une manière aussi explicite. Cette idée ne faisait que circuler secrètement, se transmettant à mots couverts de l’initié au prosélyte. (Nous songeons ici particulièrement, aux récits qui tendent à faire passer Krishnamurti pour un « homme-sans-moi », dénomination qui rappelle, par son effet hallucinatoire, « l’homme-qui-a-vendu-son-âme » ou « l’homme-sans-ombre » des contes fantastiques.) Aussi convient-il de savoir gré à l’auteur d’avoir aussi franchement exprimé son opinion. Il y a là une légende naissante qui, parce quelle se produit enfin au grand jour, pourra être plus aisément et rapidement rectifiée.

Au dire de R. Godel, quiconque aspire à l’état de non-dualité devrait commencer par se plier à la plus exigeante et à la plus cruelle des disciplines : « Parmi nos hommes de science trouverons-nous des volontaires pour celte pérégrination métaphysique ? Elle comporte une préparation psychotechnique exceptionnellement difficile — une sorte de suicide préalable des fonctions de l’ego » (p. 49).

Le mot « suicide » est ici très significatif. Car tout suicide est un sacrifice : l’auto-sacrifice de l’être corporel individuel sur l’autel d’une certaine image de l’existence, qui nous représente celle-ci comme devant être comblée de certains biens dont on se croit frustré. Ici, le « suicide de l’ego » serait perpétré sur l’autel du Transcendant. Le Moi est rejeté volontairement comme une dépouille appartenant à l’Être-négatif. Et l’individu, une fois débarrassé de son Ego, étant par là même délivré des chaînes du particulier, accède enfin dans la plénitude de l’Absolu. Il y a ici un curieux exemple d’aspiration à la non-dualité s exprimant dans le cadre d’une mentalité dualiste. Comment, en effet, la non-contradiction intérieure pourrait-elle logiquement constituer une sorte d’absolu de la condition humaine par opposition à un autre état existentiel relatif, puisque la non-contradiction est, aussi bien, non opposition ? Et comment, en conséquence, le passage de l’opposition à la non-opposition intérieures, qui ne peut évidemment pas se dérouler dans le sein de l’opposition, pourrait-il résulter du sacrifice de quelque objet de l’Être-négatif sur l’autel d’une certaine image de l’Être-positif ? L’idée de sacrifice appartient essentiellement à la mentalité dualiste-contradictoire et tend à nous maintenir au sein de cette mentalité.

Il est, sans doute, encore difficile que, dans l’ordre des rapports humains moraux et sociaux, se vulgarise l’idée d’une activité appartenant à la création absolue, c’est-à-dire d’une action-création délivrée du complément négatif de destruction ou de sacrifice. C’est pourtant d’un tel type d’activité, uniquement positive et créatrice, que procède toute découverte scientifique : il n’est pas question ici, en effet, que l’esprit doive payer nécessairement de quelque sacrifice expiatoire chaque bond qu’il fait en avant ! Or, c’est justement à un tel mode d’activité exclusivement créateur qu’appartient aussi bien l’activité morale unifiée que l’expérience libératrice-unificatrice. Aucun sacrifice n’est demandé à qui tend à réaliser en lui l’unification intérieure. Il n’y a pas lieu, ici, de sacrifier oppositionnellement, mais de comprendre créativement. Le Moi n’a pas à se démettre, il a à se connaître, à percer le mystère de ses rapports avec le Non-Moi métaphysique ou moral. Écoutons sur ce point Krishnamurti : « Être, c’est être en rapports avec les autres, il n’existe pas d’être isolé. Vous et le monde n’êtes pas séparés, votre problème est le problème du monde ; vous portez le monde en vous, sans vous il n’est pas… L’isolement n’existe pas, il n’est pas d’objet qui ne soit relié aux autres… Nos rapports humains sont un état de conflit intérieur et extérieur : l’extension de ce conflit intérieur devient un conflit mondial. Ce conflit ne doit pas être examiné en tant que problème particulier, c’est un problème universel.

De même que vous lisez un livre intéressant sans sauter de pages, c’est ainsi que les relations humaines doivent être étudiées et comprises. La solution aux problèmes de nos rapports avec nos semblables ne peut pas être trouvée en dehors de ces rapports mais en eux-mêmes. La réponse ne se trouve pas à la fin du livre mais dans nos façons d’aborder la question. La façon dont vous lisez le livre des rapports humains est bien plus importante… que le fait de dominer la lutte qui lui est inhérente. Ce livre doit être lu chaque jour à nouveau sans le fardeau de la veille ; c’est cette libération du passé, du temps, qui engendre la compréhension créatrice » (Causeries, 1945, p. 97).

Sans doute, la difficulté est-elle, face au système général des rapports humains — dont le schème est justement, en nous, notre propre conception des rapports du Moi avec l’Autre, le Non-Moi moral — de nous maintenir dans l’état de pure compréhension créatrice. Mais cette simple conscience de mes rapports, en tant que Moi, avec l’Autre, les Autres, sans rejet ou choix exclusif d’un des deux termes de la dualité n’est-elle pas, justement, exclusive de tout esprit sacrificiel, le sentiment de la contradiction du Moi et du Non-Moi étant, au contraire, inséparable de la volonté de sacrifier l’un ou l’autre — par suicide ou agression — sur l’autel du Suprême ? C’est, sans doute, un moment capital de la réforme de la conscience que cet instant où l’on devient capable de simplement observer, sans plus obéir à aucun réflexe sacrificiel de peur ou de mépris, le simple jeu de la dualité du Moi et du Non-Moi… Toute tendance sacrificielle étant exclue, on entrevoit alors un état de la conscience où le Moi et le Non-Moi auraient part égale dans sa représentation du monde, proposant par là l’image d’une société exclusivement créatrice, où la pensée et l’action seraient alors capables d’un développement sans fin dans le cadre d’une espèce désormais unifiée, parce que délivrée de la cause même de la Contradiction.

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Il arrive d’ailleurs que les arguments par lesquels l’auteur cherche à légitimer son point de vue sur la « dépersonnalisation » des « libérés dans la vie » participent davantage de l’association d’idées que d’une démonstration véritable. C’est ainsi, par exemple, que le physicien moderne, « utilisant comme instrument de recherche et moyen d’expression le langage mathématique, est parvenu à éliminer tout concept anthropomorphique de son champ d’études ; il a pu renoncer à la notion d’objet, de chose, d’individualité » (p. 142). Mais le renoncement à ces notions n’est-il pas déjà implicite dans le principe de Causalité [3], par lequel la Science affirme l’unité de la nature phénoménale ? Prendre pour principe de réflexion qu’aucun objet ne peut sortir de l’orbite des lois naturelles, n’est-ce pas déjà réduire singulièrement le rôle de la « notion d’objet » ? C’est en passant de l’animisme pluraliste et mystique à l’affirmation de la loi universelle de causalité que l’esprit s’est délivré du point de vue anthropomorphique.

Mais l’auteur ne fait, ici, allusion au physicien moderne que pour exhorter le psychologue à imiter son modernisme : « N’est-il pas singulier que le psychologue soit encore captif de ses représentations anthropomorphiques ? Une tâche urgente s’impose… qu’il cesse de se complaire dans le monde d’images anthropomorphiques et de pseudo-entités qu’il a créées artificiellement » (p. 142). La notion qui est ici particulièrement visée est la notion d’individu. Mais quel rapport y a-t-il entre le concept naïvement anthropomorphique d’un « objet animé » et la notion morale et psychologique d’individu ? Prêter à un objet le pouvoir agissant de l’individu est un effet de l’imagination. Mais prêter à l’homme lui-même l’aspect d’un individu capable de décisions personnelles, n’est-ce pas la reconnaissance d’une simple donnée biologique ? L’identité d’un individu normal ne peut être mise en doute. Le fonctionnement même de la pensée repose sur l’existence d’une telle identité : comment un individu qui ne serait plus capable de se reconnaître comme étant lui-même pourrait-il encore abstraire l’idée de tel objet ou de tel phénomène ? Les Mathématiques elles-mêmes deviendraient pour lui inaccessibles, car elles reposent sur l’identité de a et de a, qui est encore celle de l’individu !

Ce serait donc une grave erreur que de prétendre pouvoir comparer ce qui est resté de la notion d’objet animé, après l’affirmation de l’unité phénoménale de la nature, avec ce qui restera de la notion morale et psychologique d’individu une fois celui-ci affranchi du sentiment d’opposition, c’est-à-dire une fois affirmé le principe de l’unité de l’humain ! Mettons qu’à la notion philosophique traditionnelle de Causalité se soit substituée aujourd’hui dans l’esprit du physicien l’idée de la permanence de certains rapports mathématiques. Cette permanence n’est encore que le reflet de l’unité spatio-temporelle du système physique et biologique de l’homme-monde. C’est de la même manière que certains rapports mathématiques de la physique moderne tendent à exprimer, dans des formules de plus en plus générales, cette unité du monde. De sorte qu’on irait de plus en plus à l’explication des choses — objets ou phénomènes — en partant des lois de l’unité du monde. Mais, justement, il semble bien improbable qu’on en vienne là pour les individus particuliers. Ce qui constitue, en effet, le propre de la personne humaine individuelle, c’est qu’elle inclut en elle, originellement, la totalité du monde. Krishnamurti réaffirme souvent cette vérité capitale. « Sans vous, dit-il par exemple, le monde n’est pris ; en vous est le commencement et la fin » (Causeries, 1945, p. 46). Comment, en effet, la pensée, qui se pense d’abord elle-même dans un Moi, puis se représente nécessairement l’existence d’un Non-Moi, étant elle-même une seule pensée, ne se représenterait-elle pas obligatoirement l’ordre du Moi-Non Moi, ou de l’homme-univers, dans sa totalité ? Ainsi est-ce le propre de la conscience que d’être conscience de l’ordre universel et sans limites du Moi-Non Moi, ou de l’homme univers. Il n’y a pas d’individu qui ne soit une conscience de la totalité du monde et qui, par là, ne recrée cette totalité. Il la recrée dans un être contradictoire, c’est-à-dire sans existence, s’il oppose contradictoirement le Moi et le Non-Moi. Il recrée cette même totalité dans une Réalité unifiée s’il est lui-même unifié, c’est-à-dire s’il pense-crée non-contradictoirement les deux termes de la dualité existentielle du Moi-Non Moi. C’est donc de l’homme individu qu’il faut partir ici pour aboutir à la totalité du monde. On ne voit pas comment la généralité de celui-ci pourrait être définie autrement qu’à partir de l’individu particulier pensant et agissant.

On pourrait donc dire que si le progrès de la Science semble bien aller vers une détermination de plus en plus précise du particulier à partir du général, et même du total, le progrès moral et métaphysique irait plutôt vers une réforme du monde-total à partir du particulier — ici l’individu. C’est, en effet, en s’unifiant lui-même que l’individu tend à réaliser — autrement dit à rendre viable — tout le système de l’homme-univers auquel il appartient, système qui reste irréel et inviable tant que l’homme y contredit l’homme. Il n’est pas exclu que la connaissance de certains rapports mathématiques nous livrent un jour le secret de l’ordre cosmique universel. La formule de l’unité du monde étant aux mains de l’homme, celui-ci sera devenu le maître de l’ordre universel. Seulement cette maîtrise ne pourra être effectivement exercée de sa part que la connaissance de son être n’ait établi définitivement l’homme dans l’être, c’est-à-dire dans la non-contradiction de l’homme par l’homme. Ainsi le plan de l’humain n’a-t-il pas à être transgressé, abandonné pour aucune Transcendance. C’est le seul plan de la contradiction qui doit être abandonné, parce que le moteur de l’action y est le reniement de l’existence par le vouloir-être de l’homme.

Cette opinion qu’il doit exister une continuité sans rupture de la réalité profonde du Moi sous la diversité des états de contradiction et de non-contradiction intérieures semble très éloignée de celle de l’auteur, pour lequel l’Ego de l’homme unifié s’abolit vraiment dans le sein de l’Essence primordiale, dans l’absolu de la Conscience incréée. « Pour un esprit établi au foyer de la conscience unitaire, affirme-t-il, l’expérience empirique de la pluralité est illusoire » (p. 144). Devrions-nous donc envisager comme condition idéale pour l’homme, comme l’état le plus parfait auquel il puisse espérer atteindre, une sorte de vie indivise où la pensée perdrait tout attribut individuel ? Mais alors comment, privé de toute singularité, dépouillé de son corps, appartenant à un monde situé hors de l’espace et du temps, l’homme-individu serait-il encore capable de poursuivre l’effort exaltant de progrès matériel et de perfectionnement de la culture dont l’humanité contradictoire s’est, au moins, rendue capable ? Et comment, ayant acquis la conscience que toute pluralité et que tout devenir sont illusoires, l’individu ne se croirait-il pas alors libéré du souci biologique de procréation ? L’individu s’étant affranchi de l’état de séparation, comment l’univers des formes concrètes et séparées ne lui apparaîtrait-il pas comme une sorte d’expression superflue de l’Être-total ? L’absolu de l’Être ne doit-il pas, nécessairement, se suffire à lui-même ? L’humanité n’aurait plus alors qu’à attendre sereinement son extinction biologique, se gardant de prêter la main à une « création » pour le moins inutile, aidant ainsi l’Évolution à réparer l’erreur originelle de la séparation des êtres… De sorte que la perfection morale et psychologique de l’homme se révélerait, finalement, négatrice de l’humain ! La contradiction éclate. Mais nous devions en arriver là. Car la contradiction était au point de départ : un élan de vie qui tend vers l’Absolu, le Transcendant, se nie dans ce but lui-même, parce qu’une fois le but atteint, tout objet est retiré à la vie, qui n’a plus qu’à disparaître !

Le désir de l’Absolu est un désir de non-vie. À la limite, un tel désir tend à opérer le sacrifice de la vie sur l’autel de l’Absolu. La vie qui est recherche de l’Absolu est à elle-même sa propre contradiction. Mais toute pensée contradictoire ne suppose-t-elle pas nécessairement la recherche d’un Absolu, n’implique-t-elle pas fatalement le désir de quelque forme du Suprême ? « Ne pensons-nous pas, ne sentons-nous pas en termes de bénéfice et de perte, de devenir et de non-devenir » ? (Causeries, 1945, p. 129. Krishnamurti parle, Trad. Carlo Suarès). Par haine, mépris ou peur de quelque infra-monde, nous désirons une Transcendance, et c’est alors que le présent perd, pour nous, son « immense signification » (Id., p. 93). La signification immense du présent, c’est que la vie tout entière y est incluse dans son rapport essentiel à l’éternité du temps. La « libération dans la vie » ne peut être désirée, parce qu’il n’y a d’autre vie réelle que la vie présente, dans la mesure où elle s’informe dans l’être-du-temps, qui consiste dans la non-contradiction du présent et du non-présent. La « libération dans la vie » est, d’abord, libération de la vie dans une présence que la séduction de l’avenir ne peut plus distraire d’elle-même.

Se libérer de la contradiction c’est libérer la vie en nous : c’est lui permettre de se réaliser dans le présent actuel de notre être physique désormais identifié à notre Moi réel — c’est-à-dire non-oppositionnel. L’individu qui se réalise dans un tel Moi le fait sans avoir rien à sacrifier, dans un autre ou dans lui-même : il conserve son idiosyncrasie particulière, son bagage propre d’habitudes ; simplement, la vie s’élève, en lui, au niveau d’un accord permanent avec elle-même, elle est devenue capable de poursuivre en lui son effort adaptatif, sans que plus jamais ne se dresse devant elle l’obstacle de sa propre contradiction. Alors, le devenir de la vie et le devenir de l’individu, ne tendant plus à réaliser dans aucun But suprême la négation de la vie et de l’homme réels, se développent d’une manière continue dans l’être présent-éternel de leur rapport coexistentiel au monde.

Un DEVENIR DANS L’ETRE s’institue, dont le processus est désormais incapable de sortir — détourné par le fantôme de quelque nouvelle conquête illusoire ! — du cadre réel-actuel de l’homme-monde. À un tel mode du devenir correspond un type d’activité, humaine qui aurait sa parfaite représentation dans une pensée absolument délivrée de toute tendance vers un certain état de l’être par opposition à un autre état de l’être. Parlant de la méditation bien conduite parce que transformée dans une telle pensée uniment créatrice, Krishnamurti la définit ainsi : « La méditation, alors, est l’Être, qui a son propre mouvement éternel. C’est la création elle-même » (Id., p. 135)…

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Il y aurait, selon R. Godel, une preuve évidente du désir humain universel de « dépersonnalisation » dans le spectacle donné par certaines fêtes populaires ou l’exercice de certains rites primitifs : « Beaucoup trop d’intellectuels infatués de leur culture méconnaissent la grandeur de certaines festivités populaires. Parce que la liesse d’une foule impose à notre regard le spectacle de son cahos, nous risquons d’être insensibles aux courants profonds de la conscience unitaire qui en pénètre la masse » (p. 185).

Les mythes d’éternel retour appartiendraient à cet ordre de festivités : « Dans les rituels de régénérescence se manifeste la version populaire de la queste d’éternité. Qu’ils s’expriment à travers les légendes du folklore, les danses et les chants, les contes de fées, les hiérogamies ou les rites orgiastiques, leur source d’inspiration procède d’un même et universel archétype. Réduit à sa structure élémentaire cet archétype se résout en quelques éléments : a) Abolition du passé ; b) Descente — par le chaos primordial — aux origines (à l’incréé) ; c) Émergence et création d’un monde nouveau… Ce que recherche confusément l’expérience populaire c’est bien, certes, une libération ; elle veut conduire l’individu à la dissolution de sa personnalité, à l’oubli de toutes limites, à la suspension du temps… (Mais) l’état « paradisiaque », toutefois, ne saurait durer longtemps ; l’expérience du temporel aura tôt fait de le corrompre. Il faut à nouveau le régénérer » (p. 175).

Certes, il y a là un rythme alterné tout à fait propre à nos sociétés. Au bout d’un certain temps, le lien social unitaire tend à se corrompre, l’Ego individuel finissant toujours par reprendre de l’importance au détriment des formes collectives du Suprême. De sorte que les Mythes égoïstes du Moi — dans la recherche soudain accrue des intérêts personnels de Puissance, de Richesse, de Plaisir, etc… — risquent alors à l’emporter sur le Mythe social du Moi qu’est la conscience du Nous-Autres. La Cité est en danger, une « régénérescence » est devenue nécessaire. La prééminence du mythe du Nous-Autres sur les formes égoïstes du Suprême doit être rétablie. Diverses méthodes sont possibles, comme les sacrifices humains, les fêtes, la guerre, la répression intérieure. Tous ces procédés font une part égale au sacrifice des biens et des êtres sur l’autel du Suprême social. Il s’agit, en effet, de ramener toutes les tendances sacrificielles vers le même objectif : la victoire du Nous-Autres sur le Vous-Autres, et du Supra-humain sur l’Infra-humain.

C’est parce qu’au cours des fêtes — comme aussi au cours des guerres [4] — l’individu est amené à dépenser sans compter sur l’autel du Suprême social que tendent à s’effacer provisoirement de sa conscience toutes les passions sacrificielles égoïstes. Le pôle positif de la Contradiction n’est plus ici le Moi-Puissance, le Moi-Vanité, le Moi-Plaisir, c’est le Moi-civique, c’est-à-dire l’Ego agrandi aux dimensions de l’État. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet, tout symbole du Suprême social — qu’il s’incarne dans le Totem tribal, l’enseigne romaine ou le drapeau national — n’est qu’un aspect particulier du Moi-oppositionnel. Dans la « plongée collective aux abîmes » dont nous parle R. Godel (p. 176), et qui, à l’occasion de certaines manifestations populaires, réaliserait l’absorption de l’individu par le social, il ne faut voir rien d’autre qu’une extension toute formelle du mythe commun du Moi aux dimensions de l’Être-oppositionnel collectif. Comme le Moi, le Nous-Autres ne se pose-t-il pas en s’opposant ? La guerre n’est-elle pas, en définitive, l’état normal des relations entre Cités ? Ainsi ne peut-il même pas être question que l’individu se fusionne — dans la guerre ou dans la fête — avec l’UN métaphysique primordial, puisque l’unité du groupe social est ici, essentiellement, unité oppositionnelle et fermée ! Aucune possibilité ici, par conséquent, d’une véritable « régénération » de l’individu. Du Moi-vanité ou du Moi-plaisir à la conscience collectivisée du héros tribal ou national, il n’y a pas de différence quant au caractère moral profond, qui reste conditionné par le sentiment intérieur de la contradiction de l’être. Les dimensions varient, mais le comportement fondamental reste le même.

Si une véritable régénération devait être ici envisagée comme possible, ce serait plutôt celle d’une société qui, grâce à la libération des individus eux-mêmes du sentiment intérieur d’opposition, verrait à la fois se résorber sa nature belliqueuse et se dissoudre ses fondements contradictoires. L’individu libéré de l’opposition-contradiction ne s’opposant plus à l’individu, c’est-à-dire à la société qui l’entoure, s’inscrit, en effet, immédiatement dans le cadre d’une humanité universelle délivrée de ses frontières. En conséquence, l’acte essentiellement « régénérateur » doit-il être accompli ici par l’individu : à lui de commencer par modifier la notion tout à fait primitive et absolument contradictoire qu’il s’était, jusqu’alors, formée de l’homme-individu. C’est à une telle révolution conceptuelle que nous invite Krishnamurti : « Vous, l’individu, êtes la masse. En nous, ainsi que vous le découvrirez si vous y pénétrez profondément, se trouvent et la multitude et le particulier… Donc, lorsque je parle de l’individu, je ne l’établis pas en opposition à la masse. Au contraire, je veux éliminer cet antagonisme… qui crée de la confusion, des conflits, de la cruauté, de la misère. Mais si nous pouvons comprendre comment l’individu est une partie du tout… alors nous nous libérons nous-mêmes, avec joie et spontanément… de notre désir de rivaliser, de parvenir, de tromper, d’opprimer, d’être cruel, ou de devenir un disciple ou un chef… Tant que nous nous considérons des individus, séparés du tout, rivalisant, barrant le chemin, luttant, sacrifiant le nombre au particulier ou le particulier au nombre, les problèmes qui surgissent de cet antagonisme actif ne trouveront aucune solution heureuse et durable, car ils sont la conséquence d’une façon erronée du penser-sentir » (Ojaï, 1944, p. 7).

La nature actuelle des rapports de l’individu avec le groupe auquel il appartient est, en effet, essentiellement sacrificielle. Au Moi-oppositionnel échoit idéalement la puissance et l’étendue du corps social où il s’inscrit, mais en échange, l’individu doit mettre son travail, sa vie et sa pensée au service de cette forme collective de l’Ego. Examinant les inconvénients de la méditation collective, Krishnamurti a fait allusion aux rigueurs d’un tel échange : le groupe « stimule » l’individu mais celui-ci doit, sacrifier au conformisme. « Un groupe peut vous stimuler, mais la stimulation est-elle une méditation ? Dépendre d’un groupe, c’est créer une conformité ; l’adoration ou les prières d’une congrégation sont capables d’agir par suggestion, d’influencer un individu et de l’empêcher de penser ». (Causeries. 1945, p. 118). Que dire, à ce compte, des déformations suggestives qui peuvent résulter des délires collectifs d’une société à la recherche d’un renouveau de vie totalitaire ? « La compréhension du Réel est-elle le résultat de la propagande, d’une croyance organisée, d’un conformisme imposé ou subtil ? » (Id., p. 100). Les rites, les Fêtes, les Guerres, ne sont pas sur la voie de la libération humaine de l’opposition et de la misère, mais nous détournent de cette libération. Les chemins d’accès au Réel, sont les voies intérieures de la compréhension et de l’intelligence de nous-mêmes.

Certes, le problème métaphysique et le problème social ne sont, en dernière analyse, qu’un seul et même problème. Mais ce problème est à notre niveau, il n’est à la mesure d’aucune Transcendance sociale ou métaphysique : il se confond avec la question pratique de nos rapports personnels avec le Non-Moi social — la société qui nous entoure, les autres hommes — et avec le Non-Moi métaphysique — l’infini, l’absolu, la mort. Un tel problème n’est donc étranger, ou extérieur, à aucun d’entre nous. Il se pose pour chaque individu, qu’il en ait ou non conscience, et toujours avec la même intensité. La courbe de son importance ne peut subir de fluctuations, car la question des rapports entre le Moi et le Non-Moi est au centre de la conscience, qui est nécessairement conscience de l’être — contradictoire ou unifié ; — du Moi-Non-Moi.

Comment, dans ces conditions, pourrait-on continuer de supposer que la libération intérieure du sentiment de contradiction puisse s’accompagner d’une dissolution du Moi ? Unifié ou contradictoire l’ordre du Moi-Non Moi est indivisible. Le Moi ne saurait donc être dissous que l’ordre tout entier du Moi-Non Moi ne le suivît immédiatement dans sa disparition. C’est, implicitement, la totalité de l’ordre physique et biologique de l’homme-monde qui se trouve, ici, en butte à la négation, à l’intention destructive ! C’est, l’homme tout entier qui est menacé de disparaître — avec tout le créé — offert en holocauste sur l’autel de, l’incréé, ou Transcendant !

Il y a donc une très grave erreur dans le fait d’identifier libération du Moi et disparition du Moi. Cette erreur est d’autant plus dangereuse qu’elle vient se dresser comme un obstacle presque insurmontable entre l’individu et la vraie libération. Faire croire aux hommes vivants que, pour atteindre à la libération métaphysique, à l’unité intérieure, ils doivent commencer par renoncer à leur individualité, n’est-ce pas, en effet, provoquer maladroitement la révolte légitime, mais irréparable, de leur instinct physiologique de conservation ? Krishnamurti nous met en garde contre les conséquences d’une telle erreur lorsqu’il écrit : « Vous imaginez qu’être libre de l’expansion du moi c’est se trouver dans un état de vide, et parce que vous avez peur de ce vide l’expérience de l’actuel se trouve entravée » (Causeries, 1945, p. 144).

Il est, cependant, indéniable que le terrain se prête ici aux malentendus. Krishnamurti lui-même fait parfois allusion à la nécessité d’une dissolution de l’Ego. « La vraie compréhension est le fait d’être délivré de la conscience de soi. » écrit-il dans un texte retranscrit par Carlo Suarés (Krishnamurti, p. 26 et 27. Ed. Adyar). Mais, quelques lignes plus loin, il a joute : « Être détaché ne veut pas dire être indifférent, mais commencer à savoir de quoi est faite la conscience individuelle. » Ailleurs, il parle du « vrai moi ». Il conviendrait donc de fixer la terminologie.

La conscience psychologique traditionnelle est, évidemment, conscience oppositionnelle de soi, le Moi s’y posant par opposition au Non-Moi. Que se passe-t-il une fois éliminée cette opposition, c’est-à-dire une fois disparu le sentiment intérieur de la contradiction essentielle du Moi et du Non-Moi ? Il est évident que, dans la mesure où l’on est soi-même fixé dans une conception étroitement oppositionnelle de son Moi, on ne voit pas comment celui-ci, dans la non-opposition, pourrait encore conserver un contenu. La conscience oppositionnelle à qui il arrive de faire l’effort de se concevoir dans la non-opposition ne croit plus trouver que du vide à la place d’elle-même. Et c’est ainsi qu’on s’imagine que le sentiment du Moi doit disparaître avec celui de la contradiction du Moi et du Non-Moi. Mais c’est évidemment là l’erreur d’une conscience encore trop peu évoluée dans sa compréhension de l’état de conscience unifié. Le Moi n’a pas à se perdre, à se dissoudre. N’est-ce pas plutôt là ce qui fait le propre de sa condition dans l’état de division-contradiction, où il ne cesse de se trahir lui-même, glissant à chaque instant d’une forme dans une autre qui lui est opposée ? Le Moi n’a pas à se perdre : il lui appartiendrait plutôt de se trouver ; car son opposition au Non-Moi ne lui prête qu’un reflet d’existence. La réalisation du Moi, c’est sa découverte de l’existence dans le cadre de sa non-opposition au Non-Moi.

Nous pensons qu’il importe d’insister sur de telles questions. Car les obscurités sont autant d’obstacles sur cette route libératrice dont chacun de nous voudrait pouvoir percer l’épaisse jungle de ses désirs contradictoires. Nous ne voulons pas faire ici allusion à un nouveau « but », ce qui nous ramènerait immédiatement dans la contradiction. Disons que l’humanité ressemble à l’un de ces grands fleuves des époques primitives de la Terre, encore incertains de leur cours définitif. Ainsi l’homme en est-il encore à chercher son être, le lit profond où son devenir puisse s’élancer — sans plus risquer d’aller semer la destruction sur des chemins sans issue — dans un élan unique et sans fin !

Or, de réels progrès de notre espèce dans l’établissement de cette voie libératrice ne seront possibles que si les efforts, bien que d’origines les plus diverses, s’orientent tout de suite dans la bonne direction. Mais celle-ci ne peut être définie que d’un commun accord, à partir de très simples vérités psychologiques, exprimées dans des termes parfaitement univoques !

Certes, ce n’est pas la moindre difficulté qu’en cette matière l’être individuel se trouve, aussitôt, tout entier engagé. Et pourtant, cette difficulté est aussi une chance, car nous sommes dans un domaine où il n’est, plus possible de tricher, pas plus avec quiconque qu’avec soi-même. L’effort de la pensée devient œuvre directe de vie, son rayonnement émane du centre même de la fonction biologique créatrice. Plus aucune idée, plus aucun acte ne peuvent être « gratuits », parce que tout l’être individuel se refuse désormais au jeu facile des contraires : il est sorti du cercle où l’on peut croire « penser » à simplement se lancer et se renvoyer à soi-même — indéfiniment — la balle de l’Absurde !

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Des conditions générales pourraient être, certes, assignées, dès aujourd’hui, au départ et au bon fonctionnement d’une telle pensée, unifiée dans son essence. On ne peut nier, par exemple, qu’il importe avant tout que nous prenions garde à la nature de notre point de vue initial, qui doit rester, en toute circonstance, strictement objectif. Tout « préjugé » a la duplicité pour ressort et nous détourne évidemment d’une pensée unie. C’est dans le but très louable de nous rappeler, en ces matières délicates, où le psychologue risque à chaque instant d’aller se perdre dans les brumes de la Métaphysique, au détachement rigoureux de l’esprit scientifique, que R. Godel écrit : « La tâche qui nous est assignée est froide, elle nous fixe au port d’observation ; efforçons-nous de sonder sans nous émouvoir les profondeurs… » (p. 299). Pourtant cette formule ne peut être acceptée sans réserves. En elle s’exprime — avec une sorte de joyeuse grandeur — une sorte de tension qui ordonne la méfiance.

Se poser « froidement » objectif, en se refusant par avance à toute émotion devant le spectacle des « profondeurs », n’est-ce pas encore se poser en s’opposant ? Il semblerait plutôt qu’on ne dût même plus ici songer à opposer tel mode de connaissance à tel autre. Il s’agit, en effet, d’atteindre à l’objectivité dans le domaine psychologique : nous n’avons donc plus le droit de préférer telle fonction mentale à telle autre ! Nous allons voir à quel point il est ici important de renoncer à établir aucune frontière profondément séparatrice entre l’intelligence et le « cœur », la froideur et l’émotion.

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Quel est donc, en définitive, l’objet essentiel de notre observation ? C’est la nature des rapports de notre Moi avec le Non-Moi. Nous abandonnons-nous à nos réflexes émotifs, c’est le sentiment de leur contradiction qui l’emporte, conditionnant aussitôt tout le système de nos pensées et de nos actes. Mais supposons que je m’élève jusqu’au point où devient pour moi possible l’observation strictement objective du système des relations unissant le Moi et le Non-Moi… Je constate bientôt que le sentiment de leur contradiction disparaît pour faire place au sentiment de leur non-contradiction. Que s’est-il passé ? Quelque chose d’assez complexe, mais qu’il n’est peut-être pas impossible d’interpréter rationnellement.

Comment l’observation sereinement objective de l’ordre primitivement contradictoire du Moi-Non Moi pourrait-elle ne pas tendre à transformer cet ordre en un objet, c’est-à-dire en un système formé d’éléments incapables de se contredire ? Car il serait proprement impossible que mon pouvoir de connaître objectivement pût se saisir d’une réalité non-objective… Ainsi aboutissons-nous obligatoirement à la constitution d’un ordre objectif, c’est-à-dire non-contradictoire, du Moi-Non Moi. Mais comment pourrait maintenant subsister mon sentiment de la contradiction du Moi et du Non-Moi, puisque vient justement d’être établi, par la conscience lucide, le caractère objectif, c’est-à-dire non-contradictoire, de leur conjonction ? L’alternative est la suivante : ou bien le sentiment originel de la contradiction ne peut arriver à se dissoudre, et je dois abandonner mon point de vue objectif, ou bien le sentiment de la contradiction du Moi et du Non-Moi se mue dans le sentiment de leur non-contradiction, et je puis me maintenir à mon point de vue objectif. On peut même se demander s’il est possible d’atteindre à une vision vraiment objective de l’ordre du Moi-Non Moi, que le sentiment de leur contradiction n’ait déjà commencé à se muer en sentiment de non-contradiction, tant l’objectif et le subjectif ont, ici, partie liée. Tout se passe comme si, à l’étape libératrice du sentiment d’opposition, devaient s’unir dans une seule fonction de connaissance du Réel, le pouvoir d’observation et la puissance d’émotion, la froide intelligence et la chaleur du sentiment.

Ainsi ne faut-il pas craindre de laisser ici l’observation s’épanouir en contemplation, ni la simple sérénité devenir confiance rayonnante. Mais encore cela n’est-il possible que si l’émotion n’est pas réduite dès l’abord ! Qui désire aborder l’observation du Réel — ou l’objet non-contradictoire du Moi-Non Moi — doit commencer par laisser son pouvoir de connaître se concentrer en une seule faculté de connaissance, indivisiblement subjective et objective, émue et sereine. Le parti-pris de froide observation restera toujours incapable de saisir dans un seul objet la dualité du Moi-Non Moi. Car une telle saisie ne peut avoir lieu avant que le sentiment profond de l’être du Moi-Non Moi n’ait commencé de s’unifier lui-même… L’objectif pur doit laisser ici le subjectif venir à son aide, il ne peut s’isoler. Ainsi, devant l’abîme de la contradiction du Moi et du Non-Moi, n’avons-nous pas à rester « froids ». Ce serait là le meilleur moyen de n’arriver jamais à combler cet abîme. Certes, celui-ci doit être « sereinement observé », mais l’émotion de contradiction — qui creuse elle-même cet abîme — ne doit pas être refoulée. Il faut commencer par accepter sa compagnie ; ce n’est qu’à cette condition que, lentement, la source même de notre émotion s’accoutumera à la lumière du Réel, se changeant pour finir en émotion de non-contradiction, c’est-à-dire dans le sentiment profond de la coexistence de tout ce qui existe.

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Mais serions-nous, au départ, à peu près assurés de nous-mêmes, que ce serait retomber dans une nouvelle erreur de nous tourner aussitôt, comme vers un modèle indispensable, vers la personne de quelque « libéré », car nous risquerions ainsi de nous éloigner du vrai problème de la distance même que nous mettons entre « lui » et « nous » ! Le vrai problème n’est pas celui de nos rapports avec les « libérés » : c’est le problème de nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres dans le cadre de l’humanité actuelle-éternelle.

« Quelle sorte d’homme l’homme va-t-il faire de lui-même et des générations à venir ? » En posant cette question à la fin de son ouvrage, R. Godel ne dit pas s’il envisage ici l’avènement d’une sorte de Surhumanité formée d’une majorité de « libérés dans la vie ». Or, une telle perspective aurait justement le très grave inconvénient de nous détourner de nous-mêmes et du problème actuel-éternel de nos rapports [5]. On pourrait craindre, en effet, que nous fussions ainsi tentés de nous mépriser nous-mêmes, comparativement à la présence virtuelle de cet Homme vraiment surhumain, cependant que se feraient jour de nouvelles tendances sacrificielles, destinées à nourrir de nouveaux holocaustes cette forme encore inédite du Suprême ! C’est pourquoi il nous faut résolument renoncer à l’idée de quelque « surhumanité » future. Si le germe d’une harmonie définitive de l’humain est déposé en nous, c’est que nous sommes, déjà, cette harmonie. Nous ne devons pas nous condamner nous-mêmes. Si l’humanité actuelle est déchirée et misérable, la responsabilité n’en incombe à nul homme particulier, à aucune race particulière, à aucune époque plutôt qu’à une autre. Il n’y a, d’ailleurs, aucune chance pour que la nature de l’homme puisse être vraiment changée : simplement, une certaine perfection peut lui venir des progrès qu’il fera dans la connaissance de cette nature. Il eût peut-être suffi que Platon fût doué de la clairvoyance psychologique d’un Krishnamurti pour que l’orientation du devenir spirituel de l’humanité prît, à son départ, une toute autre direction.

Nous avons vu comment l’observation sereine, par l’individu, du couple des sentiments-concepts du Moi et du Non-Moi peut suffire à lui faire résoudre le problème sentimental-objectif de leurs rapports. Or, il semble bien qu’il y ait sur ce point une réelle concordance entre l’opinion des « jivan muktas » indiens, telle que nous la rapporte R. Godel, et les propres textes de Krishnamurti. « Votre poste d’observateur est mal établi — affirme en effet le « délivré dans la vie » — Remontez vers la source au-delà du dédoublement des opposés, jusqu’au principe en vertu duquel le couple prend naissance. C’est ici que se révélera à vous la conscience dans son authenticité. » (p. 95). « Être lucide dans ce conflit de la dualité sans opérer de choix est ardu, mais essentiel si nous voulons dépasser le problème, affirme pour sa part Krishnamurti (Causeries, 1945, p. 72). Par notre compréhension qui dissout leurs causes, nos problèmes psychologiques prendront fin » (Id., p. 153) Serions-nous ici, enfin, sur la voie de la découverte et du progrès collectifs ? C’est très possible, et même probable. Mais encore une fois, sur cette route à peine tracée il est absolument nécessaire que chacun parle le langage de tous. « Tant que nous n’aurons pas une compréhension commune quant à notre but, il y aura confusion et tous les rapports réels entre nous seront impossibles » (Id., p. 147). Ces paroles de Krishnamurti établissent la nécessité d’une entente qui soit autre chose qu’un accord irrationnel de croyance relativement à l’existence ou à la non-existence du Transcendant, ou quant aux pouvoirs métapsychiques des « libérés vivants » ! C’est ici la Raison qui réclame ses droits. Elle non plus — pas plus que le « sentiment » — ne peut être éliminée. Elle doit pouvoir exercer son plus sévère contrôle. C’est grâce à elle que la lumière des espaces nouveaux où la pensée humaine est sur le point de s’élancer pourra devenir sensible à tous les yeux.

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« Le Sage regarde en paix l’homme d’action jouer sa pièce », écrit R. Godel dans un épilogue final. Doit-on penser que le « sage » auquel il est ici fait allusion soit vraiment un homme unifié ? Tout d’abord, l’individu intégré, parce qu’il exprime à la perfection l’être-devenir de la vie n’est-il pas précisément l’homme d’action le plus efficace et le plus complet qui puisse être imaginé ? Certes, l’homme d’action de nos jours n’est qu’un homme de destruction et de négation qui, parce qu’il s’oppose sans cesse afin de se poser, devient par là une source de conflits et de misère pour tout le monde. Mais la conscience unifiée n’est-elle pas incapable par nature de se poser, à son tour, en face de lui en s’opposant à lui, même si cette opposition devait finalement prendre l’apparence d’un froid et calme détachement ? Ce que l’homme unifié « regarde en paix », ce n’est pas l’humanité oppositionnelle, c’est son propre complexe d’opposition, qu’il arrive ainsi à dissoudre. « La tranquillité de la Sagesse, dit Krishnamurti, n’est pas le résultat d’un acte de volonté, elle n’est pas une conclusion, un état auquel il faut parvenir, elle prend naissance dans la lucidité de la compréhension » (Id. p. 90). Et cette compréhension, qui est celle de notre rapport essentiel au monde, chacun ne peut l’attendre que de soi. Le plus juste visage que nous puissions prêter au « libéré dans la vie », c’est celui de l’homme en attente de lui-même.

(Janvier 1953)

NOTE FINALE

sur le sens particulier donné dans cet ouvrage

aux termes de REVOLTE et de REVOLUTION

C’est pour prévenir tout reproche d’ambiguïté dans notre position finale à l’égard des notions de Révolte et de Révolution que nous avons pensé devoir apporter, à ce sujet, les précisions suivantes. C’est, évidemment, en elle-même qu’une telle position demande à être examinée. Or, nous ne croyons pas qu’envisagée de cette manière, elle contredise les exigences fondamentales d’une pensée unifiée, c’est-à-dire libérée elle-même de l’auto-contradiction.

Il existe déjà, certes, une longue tradition de la Révolte, et l’idée de Révolution a son histoire. C’est forcément à la suite de cette tradition et de cette histoire que se place le point de vue particulier de la pensée unifiée, bien qu’il résulte d’une véritable transgression du réflexe spontané de révolte sur un plan entièrement nouveau de la conscience. Nous ne pensons pas que l’idée d’une telle transgression puisse sembler a priori absurde, venant s’inscrire dans le cours d’une certaine évolution ; une tradition révolutionnaire qui, par avance, répugnerait à envisager son transfert sur un plan nouveau de l’action morale et sociale, c’est cela qui serait absurde !

C’est au contenu traditionnel du concept de révolte que fait effectivement allusion le titre de cet ouvrage. Il s’agit bien, ici, de ce type de révolte auquel appartient aujourd’hui la réaction spontanée du travailleur, lorsqu’il prend douloureusement conscience du poids d’injustice qui l’écrase. Si ce terme n’est plus, dans le cours de l’ouvrage, employé dans ce sens, c’est que, justement, celui-ci résulte tout entier d’un effort constant pour donner au mot Révolte et à la chose-Révolution un sens tout à fait nouveau — bien que venant fatalement s’inscrire, comme nous l’avons dit, à la suite d’une certaine évolution déjà accomplie. De cette manière, le titre que nous avons choisi pourrait-il s’interpréter comme la première image d’un contact : celui qu’on s’efforce par la suite d’établir entre une certaine ambiance révolutionnaire vivante et l’appel d’une nouvelle Révolte, d’aspect plus élaboré, mais dont la nécessité apparaît absolue dans la conjoncture historico-biologique où nous sommes engagés. (N’avons-nous pas vu avec quelle puissance de vérité logique s’impose à nous cette nouvelle figure de la Révolte, bien qu’elle soit également capable de satisfaire à la requête irrépressible des profondeurs subjectives ?) Ce n’est, en effet, qu’une fois établi un tel contact — entre la brute-révolte de l’esclave, et la révolte-absolue de l’homme unifié — qu’on pourra envisager comme possible le « saltus » des masses révoltées de l ’univers sur le plan d’une action réellement et définitivement constructive.

On nous répondra que c’est aux divers mouvements révolutionnaires, tels que l’Histoire les a vus naître et prendre peu à peu la direction de son devenir, qu’il appartient, en définitive, d’opérer une telle transition. Or, nous ne sommes justement pas de cet avis. L’histoire des hommes apparaît de moins en moins susceptible d’être « dirigée » par de tels mouvements : est-ce que l’humanité moderne ne descend pas vers son désastre, bien plus qu’elle ne s’oriente vers l’équilibre et l’harmonie ? C’est de l’éducation en profondeur de la révolte, non de l’exploitation grossière et massive de son réflexe spontané que sera capable de sortir le mouvement qui fondera la société universelle unifiée. Voici, très rapidement exposé, un aspect de l’argumentation où pourrait se fonder un tel point de vue.

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Le révolté-social pur, l’esclave révolté, n’est encore qu’une émanation du monde injuste qui l’asservit. Sa réaction — toute de mépris, de haine et de violence contenue — s’inscrit nécessairement dans le cadre général de l’asservissement brutal et injuste de l’homme par l’homme où il a toujours vécu, de sorte qu’en lui est déposé le germe de l’injustice. Organiser en Révolution une telle Révolte et de tels Révoltés, c’est fatalement organiser une nouvelle injustice ! Car le germe de l’asservissement et de la négation de l’homme par l’homme n’a pas été détruit dans les révoltés eux-mêmes.

C’est donc ce germe qu’il faut commencer par détruire, dans le révolté lui-même. Une fois celui-ci libéré du germe de l’injustice, qu’avait déposé en lui la société-injuste où il vivait, une Révolution de la justice devient possible. Le germe de l’injustice, dans le révolté-social, c’est son sentiment profond et d’abord irrésistible de la contradiction de l’homme par l’homme, qu’illustre en lui sa haine des hommes-injustes qui, pour l’exploiter, le tiennent asservis. C’est donc ce sentiment qui doit disparaître. Non pas que le révolté-social doive ici abdiquer sa révolte ! La révolte contre l’injustice est un réflexe de la vie créative contre le vice social du travail forcé et payé d’un salaire misérable. Mais la révolte qui tend à s’affirmer par l’agression violente et destructive d’autres hommes perpétue la cause de l’injustice ! Autrement dit, le révolté-social doit-il devenir un révolté-absolu [6], c’est-à-dire un révolté dont le sentiment-révolté de l’Injustice s’est purifié de la haine : ce sentiment enivrant qu’on peut tuer par justice !

Une fois détruit, dans l’homme révolté, le germe de la contradiction humaine, on peut alors passer à l’action positive et constructive. Alors la Révolution peut être sûre de soi ; plus d’obstacles sur son passage : elle est devenue l’homme-même, infiniment mouvant dans sa stabilité, indéfiniment réformable dans le cadre permanent de son rapport biologique fondamental à l’univers.

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Il n’est évidemment pas question ici d’opposer dans une nouvelle formule de l’opposition-contradiction, le révolté-absolu au révolté-social ! Tout au plus serait-il possible qu’on découvrît dans ces deux aspects de la Révolte la possibilité de définir deux étapes successives sur une même voie libératrice. Ou bien ces deux étapes seront franchies, ou bien ne verra point le jour la seule Révolution qui sera jamais digne de ce nom : la Révolution de l’universel, accomplie par des masses passionnément persuadées de l’unité de l’humain !

Nous n’en sommes encore qu’au stade purement réflexe de la Révolte. C’est donc au stade de la Révolte purifiée de la haine — si l’on veut procéder logiquement — qu’il faut commencer par accéder… On objectera que la misère de l’exploité social et son état d’esclavage le privent justement du temps et des moyens d’opérer en lui une telle purification. C’est là un préjugé dont il faut se défaire. Le sentiment intérieur de l’unité de l’homme n’est pas le fruit de la richesse, ni de l’érudition ! L’illettré peut l’acquérir. Sans doute convient-il, malgré tout, d’éveiller les hommes à ce sentiment, puisque, malgré son caractère d’utilité à la fois morale et biologique, il n’a pas été déposé dans l’esprit par la nature. Mais de longues démonstrations ne semblent pas nécessaires. Il y a là une vérité que la flamme intérieure de certitude doit suffire à propager.

Ce dont il convient d’abord de persuader la masse des exploités, c’est qu’ils seront eux-mêmes constamment divisés, en proie aux conflits les plus violents, tant que, chez eux, la haine constituera le moteur essentiel de la révolte. N’est-ce pas la haine qui les porte aussitôt à déposséder, réduire ou détruire tous les agents de l’injustice, à tous les niveaux où elle peut être ressentie comme telle, et ceci par les moyens de l ’action la plus rapidement efficace ? Or, ceci implique fatalement qu’on s’organise dans une âpre discipline, qui requiert que tout défaillant, tout hésitant, soit déclaré immédiatement comme traître à la Révolution, et traité en conséquence ! Mais pourquoi certains défaillants à la discipline, persuadés que leur méthode est la mieux appropriée à la conquête du pouvoir sur l’exploiteur, ne formeraient-ils pas, à leur tour, un nouveau groupement, immédiatement régi par une discipline tout aussi cruellement efficace ?… Et ainsi de suite ?

A qui, dans ces conditions, est-ce que doit logiquement revenir, à intervalles réguliers, la direction et l’organisation des exploités, sinon au mouvement révolutionnaire le mieux organisé lui-même, c’est-à-dire capable de la haine la plus efficace et du meurtre le plus adroitement dirigé à l’égard des révoltés eux-mêmes ? Ainsi la haine de l’exploiteur par l’exploité, parce qu’elle retourne indéfiniment l’exploité lui-même contre son frère en révolte, prend-elle soudain, face aux yeux lucides, l’aspect d’un vrai cataclysme moral !

Mais n’est-ce pas, aujourd’hui, surtout la division des exploités eux-mêmes qui perpétue l’esclavage universel ? De quel poids négligeable nous apparaîtrait le pouvoir de la minorité qui nous exploite, si la masse immense des travailleurs pouvait se trouver soudain unifiée, parce qu’organisée sous une forme non-agressive, et par là débarrassée pour elle-même de la fatalité intestine du meurtre auto-punitif et auto-répressif ! C’est la division des hommes-asservis eux-mêmes qui perpétue aujourd’hui notre esclavage, et c’est cette même division qui le rétablirait demain dans une société soi-disant révolutionnaire, mais fondée sur la victoire d’une seule autorité !

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Ainsi devons-nous essayer de faire comprendre aux exploités eux-mêmes qu’ils pourraient facilement réaliser leur union définitive — provoquant ainsi comme une cristallisation gigantesque des intentions diffuses de la Révolte dans un ordre nouveau et irrésistible : il suffirait pour cela qu’ils parviennent à s’organiser dans des groupements dont le moteur d’action ne serait plus la haine, c’est-à-dire la volonté réactive de destruction des « responsables » apparents de l’injustice. Le but pratique de l’action révolutionnaire, ce serait ici d’organiser la masse des révoltés absolus dans un mouvement d’une telle ampleur et d’une telle discipline dans la non-haine [7] que l’exemple serait alors donné d’un ordre social nouveau avant même qu’aient pu réagir — et encore, de quelle manière ? — les forces de la violence agressive.

On objectera que de tels révoltés, ayant perdu toute conscience de classe, seraient privés du ressort fondamental qui, jusqu’ici, les a portés à s’unir. Quant à la haine, on voudrait qu’elle fût la source intarissable où toutes les Révolutions iront à jamais puiser leur dynamisme… Mais qu’est-ce que la « conscience de classe », sinon, justement, un sentiment de la division, une émanation de la contradiction de l’homme par l’homme qu’il s’agit de dépasser ? Quant à la privation du « ressort dynamique » de la haine, nous sommes assurés que l’évidence profonde de l’unité de l’humain serait capable d’en fournir un autre, encore plus durable et efficace ! Il suffît, en effet, qu’une telle évidence ait saisi une fois l’individu, pour qu’aucune contingence ne soit plus capable de l’éteindre en lui : tous ses actes, désormais, sont conditionnés par une telle vérité, qui est devenue lui-même. Pour lui, il n’y a plus d’hommes en dehors de cet humain dont chacun peut devenir — par sa libération du sentiment intérieur d’opposition à l’Autre — un témoignage absolu.

[1] « Un savant indianiste et philosophe catholique a pu dire de l’expérience du « jivan mukta » qu’elle appartient à la mystique naturelle. L’expression paraît extrêmement heureuse. » R. Godel, Essais sur l’Expérience Libératrice (Avant-propos, p. 26).

[2] « Mort-vivant, c’est le terme que la tradition indoue applique au jivan-mukta, l’Être-réalisé » (L’Expérience libératrice, p. 162).

[3] Pour Schopenhauer, la Loi de Causalité est aussi « Principe de la raison suffisante du devenir », et il l’énonce de la manière suivante : Quand se produit un nouvel état d’un ou plusieurs objets réels, il est nécessaire qu’il ait été précédé d’un autre état dont il résulte régulièrement, c’est-à-dire toutes les fois que le premier a lieu.

[4] Roger Caillois a récemment insisté (Quatre Essais de Sociologie contemporaine, Ed. Perrin) sur la parenté profonde de la Guerre et de la Fête. « Guerre et fête… apparaissent également comme les remèdes uniques d’une inévitable usure. Le temps profane, la paix consolident nécessairement les positions acquises, les intérêts créés, les égoïsmes… La guerre et la fête, par l’ampleur des sacrifices dont elles sont causes, fondent un ordre neuf. » (p. 143).

[5] « Spéculer sur ce qui est au delà de nos limitations n’est qu’une façon de remettre à plus tard la perception de notre esclavage », écrit très justement Krishnamnrti (Causeries, 1946, p. 159).

[6] L’Absolu, c’est ce qui est sans cause, ce qui ne dépend de rien. Le « révolté-absolu », c’est le révolté qui ne s’oppose plus à personne : celui dont la révolte ne se raccroche plus à la négation de quelque Autre que lui.

[7] Si nous ne disons pas dans la «non-violence», c’est qu’une telle expression peut prêter à équivoque. Il peut y avoir en effet une non-violence à caractère agressif, tandis qu’une certaine violence peut résulter d’intentions dépourvues de toute agressivité, comme c’est ici le cas.