Robert Linssen
Dédramatisation du problème de la mort

L’approche de la mort est-elle différente en ce XXème siècle qu’au temps de nos ancêtres ? Les progrès techniques et les évasions innombrables que nous offrent les villes tentaculaires n’ont elles pas pour conséquence d’augmenter la superficialité de l’homme moderne et de le mettre dans l’incapacité d’aborder la mort avec la sérénité de la Sagesse ? Pour être correctement approchée, la mort nécessite de notre part une profonde exploration intérieure mettant en lumière les différentes couches du conscient et de l’inconscient afin de saisir, au-delà d’elles une Réalité intemporelle qui n’est pas affectée par la naissance et la mort.

(Résumé d’une conférence donnée à la Sorbonne le vendredi 6 mai 1983)
(Revue Être Libre, Numéro 295, Avril-Juin 1983)

L’approche de la mort est-elle différente en ce XXème siècle qu’au temps de nos ancêtres ? Les progrès techniques et les évasions innombrables que nous offrent les villes tentaculaires n’ont elles pas pour conséquence d’augmenter la superficialité de l’homme moderne et de le mettre dans l’incapacité d’aborder la mort avec la sérénité de la Sagesse ?

Pour être correctement approchée, la mort nécessite de notre part une profonde exploration intérieure mettant en lumière les différentes couches du conscient et de l’inconscient afin de saisir, au-delà d’elles une Réalité intemporelle qui n’est pas affectée par la naissance et la mort.

Mais l’exploration des richesses de la vie intérieure est le cadet des soucis de l’immense majorité.

Ceux qui échappent à l’envoûtement opéré par les conquêtes de la technique sur l’espace, le temps et les constantes innovations de l’électronique sont très rares.

Face au problème de la mort de nombreuses attitudes s’observent. Ou bien on n’y pense pas, non seulement par indifférence mais surtout par inconscience.

L’image de la mort suscite l’angoisse et l’effroi.

On évite d’affronter le problème. On dit « Tant pis ! », « On verra bien ! » Personne n’a résolu le problème. Il faudra bien y passer. Il sera encore temps d’y penser quand le moment viendra. Vivons, vivons intensément toutes les « possibilités de l’immédiat »…

Ce n’est certes pas la « vie intense » telle que la conçoivent des centaines de millions d’êtres humains au vingtième siècle qui leur donnera la possibilité de se connaître et de réaliser la mutation intérieure, qui, seule peut permettre de résoudre clairement le problème. Ce problème n’est pas seulement celui de la mort mais d’une angoisse fondamentale liée à leur condition d’exil. Car là est l’évidence d’une situation qu’un peu d’attention profonde pourrait révéler. Mais nous sommes à tel point éloignés d’une telle prise de conscience, que le simple fait d’énoncer le mot « exil » suscite à la fois l’étonnement, ou l’ironie.

Les voyages d’amusements constants, la vitesse, toujours plus de vitesse, le bruit, toujours plus de bruit, la foule, la fumée, l’alcool, la drogue, le sexe, les compétitions constantes à tous les niveaux, l’agressivité, etc. recouvrent une médiocrité intérieure dramatique. Le drame ne se situe pas au niveau de la mort. Seule, notre médiocrité intérieure, notre ignorance et notre égoïsme sont véritablement dramatiques non seulement pour nous mais par les déchirements qu’ils préparent à l’échelle collective et planétaire.

Le rythme de vie de l’homme moderne, son sens des valeurs, sa superficialité conduisent inévitablement à la situation suivante : il commence à se préoccuper plus sérieusement du problème de la mort lorsqu’il se sait atteint d’une maladie grave et pressent que ses jours sont comptés ou bien encore lorsque la vieillesse annonce sa fin prochaine.

Ce n’est certes pas dans de telles conditions que nous sommes en état de donner au problème de la mort la réponse adéquate qu’il est cependant possible de donner: parce qu’il y a une réponse à donner mais très différente de celles qui sont généralement présentées par la plupart des religions.

Cette réponse n’est pas celle d’une fausse consolation telle que la croyance en la survie ou encore celle de la réincarnation. Même si celles-ci existent, elles ne résolvent pas fondamentalement le problème.

La réponse adéquate n’est pas non plus celle d’une rationalisation du problème ou l’acceptation d’une néantisation totale de toutes les valeurs.

Il y a une troisième issue : la bonne. Celle qui consiste à dépasser l’égo. C’est l’idée, l’image d’un ego qui masque à nos yeux la conscience infinie, non-manifestée, nouménale, formant notre être véritable, en perpétuelle recréation.

Mais cette mutation requiert la pleine possession de toutes nos énergies vitales, affectives et l’intensité d’une vision pénétrante transperçant toutes les fausses valeurs de la pensée, les automatismes de la mémoire, les voiles épais des images que nous avons de nous-mêmes.

Il faut une grande énergie pour se dégager de l’inertie de nos habitudes d’action, de perception, de plaisirs. Il faut une grande vigilance d’esprit pour se libérer de la mécanicité de la pensée, de la pesanteur des mémoires et du mental des cellules.

C’est de l’action de processus qui existent depuis des milliards d’années qu’il importe de se dégager.

Nous sommes l’aboutissement de ces processus.

Ils nous imprègnent profondément. Ces processus s’expriment par des naissances et des morts constantes. A ce niveau, il n’y a pas de création sans destruction.

Mais il existe une vie qui est au-delà de la vie et de la mort biologiques. Elle est à la fois immanente et transcendante.

Concernant le problème de la mort, Krishnamurti déclare : (Causeries-Paris 1961, pp. 84-85)
« Vous n’êtes rien de plus qu’un paquet de mémoires… Ne peut-on mourir à tout cela d’un seul coup ?… Sûrement on peut le faire… Alors vous saurez ce qu’est mourir chaque jour, et peut-être pourrons-nous savoir ce qu’est aimer chaque jour, et non pas seulement connaître l’amour en tant que mémoire. Tout ce que nous connaissons, c’est la fumée de l’attachement, de la jalousie. Nous ne savons rien de la flamme derrière la fumée… Mais si l’on chasse la fumée, l’on découvrira que vivre et mourir sont une seule et même chose. Au delà de toute conscience qui subsiste dans le cadre de la pensée, vous découvrirez que le mort est une chose extraordinaire; qu’elle est création. La mort n’est pas le désespoir. C’est au contraire, vivre chaque minute complètement, totalement et sans les limitations de la pensée ».

* * *

Le problème de la mort est l’objet de nombreuses tentatives d’explication de la part de divers hommes de science. Il est vrai que la physique quantique, la biologie et la neurophysiologie du cerveau laissent entrevoir des solutions bouleversantes mettant en évidence l’existence d’un champ de conscience cosmique agissant sous la forme de « paquet d’ondes » sur le cerveau. Les travaux du physicien américain Henry P. STAPP de l’Université de Berkeley sont de la plus haute importance à cet égard. Nous en parlerons dans d’autres articles parce qu’ils illustrent, complètent et confirment entièrement les parties de nos divers essais tentant d’éclairer le problème de la mort.

Parmi les tentatives d’approche du problème de la mort, il importe de citer Stéphane Lupasco qui consacre à ce sujet quelques pages dans son ouvrage « Du rêve, de la mathématique et de la mort », édité chez Christian Bourgois en 1971. On y lit, p. 165.

« Pour la première fois dans l’histoire de la science, la recherche expérimentale a fait surgir des faits eux-mêmes dont on n’a peut-être pas saisi toutes les conséquences et qui apportent au problème de la mort des lumières nouvelles ».

Il est évident que les progrès importants de la physique quantique, de la neurophysiologie du cerveau ont contribué à transformer en moins d’un siècle le sens des valeurs que nous accordons tant à la matière animée que celle dite « inanimée ». Les frontières que nous avions établies entre ces catégories s’estompent devant la mise en évidence d’une Réalité fondamentale, prioritaire, intensément mouvante et fluide.

Ainsi que le déclare David Bohm (voir journal Aurore numéro 31, mars 1983).

« La division entre vie et non-vie est une abstraction, la matière en général vit implicitement, parce que la vie se déplie et qu’à aucun stade nous ne pouvons établir une distinction bien précise aussi pouvons-nous dire que la vie est universelle… La matière est dans un sens vie et la vie est implicite, enroulée et qu’elle se déplie, au lieu de dire qu’il y a de la matière non-vivante et qu’elle devient d’une façon ou l’autre la matière vivante ».

Ainsi que l’exprimait déjà en 1941, Louis de Broglie dans « l’Avenir de la science »: « La physique, science de la matière par excellence tend à dématérialiser le monde matériel et nous fait entrevoir un monde d’ondes et de lumière ».

Pour cette raison, Gary ZUKAV déclare en 1982 :
« La seule grande révolution du XXème siècle s’est faite dans la physique » (La Danse des éléments, éd. R. Laffont-Paris 1982).

Nous citons cette pensée parce que c’est l’ensemble extraordinairement riche des révélations qu’elle contient qui entraîne, dans ses conséquences, une approche complètement différente du problème de la mort. Comment et pourquoi ?

Par la mise en évidence d’une nature véritable de la matière radicalement différente de toutes les valeurs accordées jusqu’à ce jour à la matière, par conséquent à NOTRE matière, celle de nos cellules, du corps et des niveaux d’énergie qui nous animent tant physiquement que psychiquement et spirituellement.

La grande majorité des êtres humains, par suite de manque d’information, tend à prendre pour de l’argent comptant l’aspect surfaciel des choses et des êtres.

Nous savons maintenant que toutes les qualités que perçoivent nos sens, telles que surface, immobilité, solidité, couleurs ne résultent que d’interférences entre systèmes d’ondes très complexes. Aucune surface lisse n’existe. Rien n’est immobile. Solidité, dureté ne sont que des résultats d’interférences multiples et réciproques entre observateurs, objets observés par l’utilisation d’échelles d’observations particulières.

Au lieu de nous alarmer lors d’une représentation traumatisante de la mort, examinons plutôt la nature exacte de la matière dont sont faites nos cellules, les molécules géantes qui les composent, les atomes auxquels elles empruntent leur matérialité, les électrons qui jouent un rôle si important dans la vie, les constituants intra-nucléaires, les quarks et finalement la base essentielle et unique sur laquelle se profile cette énorme superposition de systèmes de mouvements de plus en plus rapides.

Grattons un peu la très mince et fragile surface des choses pour pénétrer plus en profondeur. Nous verrons que le « Dieu matière » des anciens matérialistes et des scientistes cartésiens du siècle dernier se transfigure chaque jour davantage en pure lumière.

Ainsi que l’expriment des physiciens de plus en plus nombreux, les profondeurs ultimes de l’univers sont formées par un champ de conscience unique en perpétuelle pulsation créatrice.

Les travaux de physiciens, tels le Prix Nobel Eugène Wigner, Fr. Capra, David Bohm, mettent en évidence le caractère de priorité de cette Réalité ultime, par rapport aux manifestations extérieures.

Dès 1936, Louis de Broglie définissait les particules atomiques comme des « localisations provisoires d’ondes de probabilité ». Il insistait sur le fait que ces « ondes de probabilité » n’étaient pas la vibration d’un quelque chose de physique au sens où nous l’entendons.

L’onde de probabilité n’est qu’une tendance à l’existence de quelque chose. Elle introduit un nouveau sens des valeurs qui se situe à mi-chemin entre la possibilité d’un phénomène et la manifestation effective de ce phénomène.

En fait, la matière a simplement une « tendance à exister » et le milieu extérieur ainsi que l’interférence de notre observation contribuent à l’actualisation de cette tendance.

Le problème de la mort peut s’éclairer à la lumière de la physique quantique. Mais la compréhension de cet éclairement nécessite l’étude des rapports existant entre le cerveau et la conscience, entre les ondes de probabilité formant l’essence ultime de la matière et nos actes.

La physique classique était dans l’incapacité d’établir une relation naturelle entre l’esprit et la matière. Pourquoi ?

Parce que les systèmes physiques étaient décrits uniquement par les positions et les vitesses de myriades de particules nettement individualisées et l’on considérait que l’entièreté du système n’était formée que par la somme de ses parties.

Or, les pensées conscientes sont au contraire des entités globales, historiques évoquant des processus complètement différents.

Une seconde raison de l’incapacité de la physique classique de donner une réponse adéquate à la nature des rapports entre matière et esprit provient du fait que les pensées contrôlent les mouvements du corps. Ainsi que le déclare le physicien H. P. STAPP dans un article d’une importance fondamentale publié dans le IIIème millénaire (Numéro 8 – mai 1983) : « la physique classique ne permet pas l’existence d’un agent de contrôle extérieur : le flux d’évènements dans la physique classique est le même en présence ou en absence d’une pensée consciente. »

Les limites imposées par la physique classique disparaissent dans la physique quantique, qui est une physique « ouverte ».

Ainsi que l’exprime Henry STAPP (op. cit.) :
« Dans la théorie quantique, il y a, en plus de la fonction d’onde qui représente l’analogue des positions et des vitesses de toutes les particules, un second élément : une série d’actes. Ces actes sont les réductions des paquets d’ondes. Si chaque pensée consciente est interprétée comme étant un acte, alors chaque acte subjectivement ressenti peut être identifié à un acte physique et peut être représenté dans la théorie physique par un acte correspondant à la réduction du paquet d’ondes.

Constamment, émanent des profondeurs de la matière en écho à la pulsation constante du champ ultime de création pure, émergent des paquets d’ondes de probabilité auxquels notre cerveau aurait la possibilité de répondre adéquatement ou inadéquatement. L’homme, dans cette optique nouvelle, n’est plus simplement un observateur passif des répercussions d’un acte créateur initial cataclysmique, mais il devient participant actif dans le processus de création. Deux aspects distincts de cette participation sont mis en évidence par la théorie quantique. La théorie montre en termes mathématiques la nature d’un aspect local, déterministe et personnel, tout en impliquant l’existence d’un aspect non local, non déterministe, cosmique. La théorie quantique conçoit donc l’homme comme un mélange mathématique bien défini d’éléments personnels et d’éléments cosmiques. ».

Dans la mesure où s’installe en chacun de nous la primauté du personnel, de l’égocentrisme, de l’identification aux mémoires du passé, nous renforçons notre condition d’exil, nous nous enfermons en nous-mêmes dans une situation fausse et sans issue. Les conséquences de cette inadéquacité sont à l’origine de tous les conflits, de toutes les souffrances et parmi elles, l’angoisse et le sentiment dramatique de la mort.

Mais si nous avons l’intelligence ou la sagesse requises pour laisser opérer en nous, sans résistances, l’impulsion des paquets d’ondes émanant de la pulsation créatrice fondamentale, nous sommes en cet instant même participants actifs dans le processus de création cosmique.

Il serait plus exact d’utiliser ici un autre langage et de déclarer qu’au cours de cette mutation tout le « résiduel » en nous (le mirage de l’ego) cède la place à l’immensité insondable, intemporelle et toujours renouvelée de la Vie cosmique.

Ainsi que l’exprime David BOHM (Wholeness and the implicate order; p. 25 ed. Kegan-London 1981):
« La vision intérieure, originale et créatrice dans la totalité du champ du mesurage est l’action de l’immesurable (en anglais : original and creative insight within the whole field of measure is the action of the immeasurable »).

N’est-il pas merveilleux de constater la convergence de plus en pus profonde et précise entre les nouveaux horizons de la physique quantique et les formes les plus dépouillées de l’expérience intérieure dont les instructeurs du Ch’an de la Chine antique, ou, plus près de nous, un Krishnamurti sont les interprètes.

Robert LINSSEN   Mai 1983