Raymond Ruyer
Des immoralistes

La bêtise généralisée, l’égocentrisme, la courte vue, la tricherie stupide, l’avidité en court-circuit, la négligence, la corruption, le parasitisme, le trafic d’influences, l’habitude des pots-de-vin, l’intimidation et le terrorisme comme moyens de pouvoir et de contre-pouvoir – tout cela rend impossible le fonctionnement ordonné d’institutions que l’on croyait solides comme la nature. L’administration est paralysée, la culture se dégrade, puis la production économique, la vie urbaine, la circulation des marchandises et des hommes, et finalement, la sécurité matérielle et morale des familles et des individus.

Depuis que ce texte a été publié, que de changements ont connu nos sociétés et notre planète. Aujourd’hui, droite et gauche confondues ne servent plus que l’intérêt d’une minorité de privilégiés. Le regard que jette R. Ruyer est lucide  et questionne des certitudes communes…

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979)

« Vices privés, vertus publiques » – ce n’est qu’une fable

Les abeilles, dit Mandeville dans sa célèbre Fable (Cf. F. Grégoire, Mandeville et la Fable des abeilles, G. Thomas, 1947), étaient heureuses. Travailleuses, mais un peu gourmandes ; un peu voleuses, menteuses, joueuses, jouisseuses. Les fournis­seurs de plaisirs vicieux prospéraient et faisaient tout pros­pérer.

Mais un réformateur survint, « vertuiste ». Les abeilles se convertirent à l’austérité. Les fournisseurs du luxe firent faillite. La faillite s’étendit, et devint une crise, puis une ruine générale.

Moralité : ce sont les vices privés qui assurent la fortune, la force, la vertu d’une communauté.

Voltaire, admirateur du luxe, n’était pas loin de penser comme Mandeville. Les vices de la Régence, combinés avec le système de Law, avaient paru en effet relancer la vie économique et la vie tout court, après la triste dépression de la fin du règne du grand Roi devenu vertuiste.

Les contemporains, ennemis de l’économie libérale aussi bien que de l’économie étatisée, sont à la fois proches de Mandeville et très loin de lui. Les vertus, ou pseudo-vertus privées : l’application au travail régulier, la recherche achar­née de la rentabilité et du profit, conduisent à la prospérité économique de la ruche. Mais cette prospérité est à la fois injuste (les abeilles travailleuses meurent vite à la tâche), et vaine : tout le monde s’ennuie dans cette civilisation pros­père.

Les vices, ou pseudo-vices privés : le goût de l’oisiveté, l’Éros libéré détruiront la civilisation industrielle ? Tant mieux, nous serons moins encombrés de gadgets inutiles et nous serons tous plus heureux, plus intelligents et plus cultivés. Nous serons moins abrutis par le travail.

La Fable des Abeilles, superficiellement n’est pas absurde dans l’ordre économique. Mais, il faut l’accorder aux gauchistes, l’économie n’est pas tout pour la collectivité. La morale de la Fable, revue et corrigée, pourrait être : « La prospérité économique, faite de vices privés, est vicieuse en elle-même. »

Le niveau de vie public dépend en fait, dans tous les ordres, du niveau moyen des individus – contrairement à ce que croient les idéologues férus d’institutions-miracles ou d’institutions-panacées. Un peuple devenu inintelligent et malhonnête, où la majorité des gens a perdu la « vertu », c’est-à-dire l’habitude de raisonner avec bon sens et de se conduire honnêtement, descend dans l’échelle des niveaux de vie.

La bêtise généralisée, l’égocentrisme, la courte vue, la tricherie stupide, l’avidité en court-circuit, la négligence, la corruption, le parasitisme, le trafic d’influences, l’habitude des pots-de-vin, l’intimidation et le terrorisme comme moyens de pouvoir et de contre-pouvoir – tout cela rend impossible le fonctionnement ordonné d’institutions que l’on croyait solides comme la nature. L’administration est paralysée, la culture se dégrade, puis la production économique, la vie urbaine, la circulation des marchandises et des hommes, et finalement, la sécurité matérielle et morale des familles et des individus.

Les abeilles redeviennent des mouches, périssent, et sont remplacées par les peuples d’abeilles restées vertueuses.

Pour tout dire, Mandeville est un dangereux idiot. Et les Mandeville de la politique, de la culture, des mœurs, sont encore plus bêtes que lui.

Biederland, le pays de la parole véridique, ou l’anti-Mandeville

Dans ce pays utopien, le cerveau – ou l’esprit – des hommes s’est constitué de telle sorte que le mensonge y est inconnu inconcevable, absurde. Une parole donnée est un véritable objet, une vraie pièce à conviction. Personne n’a la moindre tentation, soit de mentir, soit de mettre en doute la parole d’un autre.

On joue au tiercé, aussi, en ce pays-là. Il n’est pas rare d’y voir des scènes de ce genre : un parieur arrive en retard, la course est terminée depuis dix minutes.

« Je voulais jouer le 13, le 7, le 1. »

« Bravo, monsieur, vous avez gagné dans l’ordre, je vais vous remettre votre gain. »

Un autre parieur, lui aussi en retard : « Je voulais jouer le 7, le 8, le 13. Je vous remets donc 5 francs. Le Pari mutuel ne doit pas être privé de ma mise. »

La prospérité économique du pays est à un très haut niveau. On y fait l’économie de la police, des coffres-forts, des serrures, des multiples précautions et vérifications de toutes sortes, indispensables dans nos malheureuses nations, contre la malhonnêteté et la mauvaise foi. Il n’y a presque pas de bureaucratie. Les écrits ne servent que pour pallier les manques toujours involontaires de mémoire. Comme la publicité y est aussi véridique qu’une table de logarithmes, l’exportation est florissante. Le chômage y est inconnu. Les gains, toujours modérés sur chaque article vendu, sont tels que les Biederlandais supportent aisément les pertes qu’ils subissent dans leurs importations par leur tendance à croire que les fournisseurs étrangers sont aussi honnêtes qu’eux-mêmes.

La prospérité n’est pas seulement économique. La science y progresse notablement plus vite qu’ailleurs, car les cher­cheurs ne pensent même pas à tricher, à donner çà et là des coups de pouce à leurs expériences. La supériorité de Bie­derland n’est pas très marquée en astronomie, en physique, et en chimie. Elle est très nette en biologie et en médecine. Les sciences humaines, dont le nom seul est un mensonge chez nous, y sont possibles et rigoureuses. En fait, elles n’existent que là.

On ne peut dire que les Biederlandais brillent dans les arts, la philosophie, ou la religion. La poésie y est gnomique. La métaphore est rare. Pas de romantisme, pas de symbolisme, pas de surréalisme. Le paysage, le portrait en peinture. Pas de romans, mais des Mémoires, qui peuvent servir de documents marmoréens pour les historiens ou pour les psychologues.

On ne peut dire que les mœurs y soient pures. Les pas­sions sont vives. Mais elles sont douces, car la violence contre l’autre est le fruit toujours renaissant, chez l’un, de la mauvaise foi, chez l’autre. Quand la bonne foi règne, il n’y a plus de tentations de meurtre. Il n’y a plus de « têtes à gifles ». Un ennemi qui ne ment pas n’est pas longtemps un ennemi.

Les mariages sont souvent rompus, toujours par consen­tement mutuel et sans aucun procès. À vrai dire, les mariages se font par simple déclaration à l’état civil, et sans aucune cérémonie. Car les Biederlandais tiennent que toute céré­monie, si elle est une assurance contre la mauvaise foi, est tout à fait inutile. Pourquoi solenniser la parole, puisqu’elle est toujours véridique ? Des cérémonies subsistent, mais elles ne sont que des nourritures psychiques. Elles font croître la vie, elles n’ont pas à la garantir.

Les rapports entre parents et enfants sont excellents. Les divorces entre générations sont aussi fréquents que les divorces entre époux, mais toujours aussi par consentement mutuel.

Il n’y a pas de gouvernement à proprement parler. On connaît à peine le nom du Président et des ministres. L’État n’est qu’une administration et cette administration, fort réduite, n’est qu’une sorte de Memorium collectif, un ser­vice d’Archives consultables. Les perfectionnements, législa­tifs et administratifs, sont plutôt l’œuvre des administrés eux-mêmes, qui voient par eux-mêmes les inconvénients de certaines pratiques et les signalent aux administrateurs, qui usent d’un référendum en cas de conflits d’intérêts. Ces conflits sont rares, car personne n’est seulement effleuré par l’idée de cacher ses bénéfices ou d’exagérer les dommages subis à la suite d’une catastrophe naturelle.

On a traduit récemment en biederlandais le livre d’un philosophe européen qui soutient cette thèse : « L’honnêteté, en général, n’est qu’une sorte d’agrandissement, de généra­lisation de l’honnêteté économique, particulièrement de l’honnêteté commerciale – qui est elle-même le résultat d’un calcul de rendement. Les commerçants, d’abord voleurs, ont constaté les avantages de l’honnêteté. Puis, l’attitude honnête s’est consolidée, et généralisée. De même que l’amour du travail est le sous-produit, devenu névrotique, de l’habitude inculquée du travail industriel et de l’obses­sion capitaliste du rendement, la valorisation de l’honnêteté en général est le sous-produit, névrotique, de l’honnêteté commerciale, calculée pour accroître le profit.

» L’homme moderne, conscient, doit donc se libérer, non seulement de l’amour irrationnel du travail, mais du prestige non moins irrationnel de l’honnêteté. »

Cette thèse les a indignés sans même les faire rire. « Autant prétendre, disaient-ils, que la régularité sans faille des lois de la nature est le sous-produit de l’obsession du profit chez un Dieu commerçant. Les philosophes euro­péens sont idiots. »

Les phénomènes de rejet et les Greffeurs sociaux

Les greffes d’organes, on le sait, sont rendues diffi­ciles par les phénomènes de rejet. L’organisme, habitué à se défendre par une police interne sécrétant des anticorps contre les ennemis extérieurs étrangers, les virus ou les bacilles, s’attaque au greffon chirurgical, cœur ou rein, comme s’il était un ennemi à éliminer. Pour faire réussir la greffe, les chirurgiens et médecins doivent donc neutraliser ou affaiblir les organes de défense, les organes-policiers du patient.

Mais alors, ce patient ne peut plus résister aux agres­sions de toutes sortes, même bénignes, et il risque fort de mourir de ce qui n’aurait été qu’une grippe. Il faudrait affai­blir et neutraliser, non l’ensemble de la police organique, mais tout juste la police spécialisée dans le rejet de l’organe greffé. Ou il faudrait lui apprendre à distinguer.

Par malheur, les fabricants d’anticorps, les policiers, sont difficiles à éduquer. On ne leur apprend que difficile­ment à distinguer entre les bons et les mauvais « ennemis ».

Dans la société contemporaine, beaucoup de chirurgiens amateurs veulent aussi faire « accepter » un greffon idéolo­gique ou un greffon culturel. L’organisme social résiste, de toute la force de ses habitudes vitales. Les traditionalistes se défendent d’abord en se bouchant les yeux et les oreilles. Puis, assez vite, si les chirurgiens-greffeurs s’obstinent, ils en viennent à se demander ce qu’on attend pour faire intervenir la police. Les « greffeurs », eux, bien convaincus de l’utilité supérieure de leurs greffons pour la santé sociale, se disent qu’il est essentiel, pour faire réussir leur projet, pour éviter le « rejet », de neutraliser et d’endormir la police et le pouvoir politique.

Mais alors, ils sont voués à aller trop loin et à affaiblir toutes les forces de résistance de la société. Il leur paraît trop difficile d’apprendre aux policiers et aux censeurs à distin­guer entre le bon greffon — la bonne doctrine, ou l’art valable, c’est-à-dire leur doctrine et leur art — et les ennemis vitaux en général. Il est plus expédient pour eux, comme pour les médecins, d’affaiblir — provisoirement, pensent-ils — toutes les défenses vitales.

Comment éviter des « rejets » aussi navrants — les lettrés en pleurent encore — que celui des Fleurs du Mal ou de Madame Bovary ? Un seul moyen : protester contre toute censure, déclarer que c’est la censure contre les obscénités qui est obscène.

Comment éviter le rejet de nouveaux grands réformateurs politiques, de nouveaux Jean Huss, de nouveaux Thomas Morus, de nouveaux Savonaroles, de nouveaux Jésus ? Un seul moyen : accueillir et acclamer d’office tout révolution­naire, comme un héros de la destruction créatrice et de la rénovation sociale, et apprendre au public à confondre dans la même admiration Socrate, Jésus, Sade, Reich, Marcuse ou Baader.

Mais alors, paralyser la police, la censure, revient à paralyser tout jugement critique, tout jugement discriminateur, entre la révolution curative et la destruction fanatique.

Les zélateurs de la musique atonale et de la musique-bruitage ont visiblement autant de mal à faire accepter leur « greffon » que Barnard pour faire vivre un cœur de babouin chez ses opérés. Ils ne réussissent que dans la mesure où ils affaiblissent le goût pour la musique traditionnelle et renforcent le goût pour la nouveauté quelle qu’elle soit.

Les anticenseurs absolus sont aussi dangereux que les censeurs, les paralyseurs d’anticorps sont aussi dangereux que les défaillances cardiaques ou pancréatiques qu’ils prétendent guérir avec leur greffon. On en arrive à se demander s’il ne vaudrait pas mieux, après tout, renoncer aux greffes sociales — et tant pis pour les esthètes et les idéologues — comme aux greffes du cœur ou du pancréas.

Les ordinateurs nous espionnent-ils ?

Selon quelques têtes pensantes — et même quelques têtes légiférantes — nous sommes menacés par une Super?Police automatique, armée non de mitraillettes, mais d’ordi­nateurs.

Dans tous les domaines, les machines à information se superposent, pour les superviser, aux machines à puissance. L’électronique se superpose à l’électrique. Or, informer, c’est instruire, c’est permettre à l’« informé » de savoir ce qu’il fait, et c’est diriger son action. Mais informer X sur Y, ou A sur B, c’est aussi « moucharder ». Lorsque les informa­tions envoyées et reçues sont enregistrées et mémorisées à part, on a donc une sorte de « fiche policière ». Dans l’argot de métier des conducteurs d’engins, le « mouchard », c’est l’appareil enregistreur qui permet éventuellement aux enquêteurs, après accident, de savoir comment le conduc­teur a manœuvré et s’il y a faute de sa part.

Être informé sur la marche de sa propre action, c’est bien. Être informé sur l’action des autres, c’est mal, paraît-il. Bizarre. Car ce n’est sûrement pas toujours mal. Si je colla­bore à un travail, il faut bien que je sache ce que fait l’autre, le collaborateur, le partenaire.

Si je lutte au contraire contre un autre, il est bon aussi pour moi que je sache ce que fait cet autre. Mes informations sur lui ne sont un mal que pour lui. Chacun des deux adver­saires espionne l’autre, et en même temps, se dissimule aux yeux de l’autre.

Toute crainte d’informer l’autre ou de laisser l’autre s’informer sur soi-même signifie donc un état d’hostilité. Toute crainte d’une « police mieux informée » signifie donc, ou bien : « Je roule un peu vite. Pourvu que les flics n’aient pas d’appareil enregistreur », ou bien — si la crainte ou défiance est générale et idéologique : « Nous sommes tous en guerre, dans cette infâme société. Attention aux espions! »

Bizarre. Surtout si l’idéologue, comme c’est le cas le plus fréquent, est gauchiste, et chante les louanges d’une société vraiment communautaire. Car on sait que, dans les petites communautés de tous les temps, chacun surveille de près la conduite de chacun, mieux que par des fiches enregistrées sur ordinateur.

Dans les grandes communautés utopiques aussi, de Thomas Morus à Campanella et à Wells. Dans la Cité du Soleil chacun se confesse au Maître. Dans Une Utopie moderne, de Wells, l’interinformation est poussée aux extrêmes. Wells présente comme un grand progrès de la vie communautaire que les services de l’état civil soient tou­jours informés de la localisation, à chaque instant, de chaque citoyen, et puissent toujours l’atteindre dans tous ses déplacements et ses voyages les plus personnels — comme dans un petit village on suit des yeux Mme X. : « Où diable va?t-elle? »

Une fiscalité très bien informée, c’est de l’inquisition pour les fraudeurs, mais c’est simple justice pour les citoyens honnêtes.

Alors pourquoi ces mines inquiètes du « sage législateur » devant le danger d’espionnage policier par ordinateurs? On les croit capables, apparemment, par leurs yeux électri­ques, de suivre nos faits et gestes par-dessus le mur de la vie privée, d’écouter par leurs micros nos conversations, même non téléphoniques, et bientôt peut-être — car les ordina­teurs pourront tout savoir, même à distance, et malgré les murs et les boîtes crâniennes — de lire dans notre cerveau.

C’est délirant et puéril du point de vue scientifique et technique, comme les stupides anticipations sur le « règne des Robots ». C’est inquiétant aussi sur la maturité politique des Français. Quand ils sont élus quelque part, ils pro­mettent toujours, pourtant, en remerciant leurs électeurs, que « la mairie, ou la salle du conseil, sera une maison de verre ». Ils se promettent aussi toujours de garder le contact avec les électeurs et les gouvernés, et ils ne veulent pas que le pouvoir les isole de la vie ordinaire « des plus humbles ». Bref, on veut que tous, gouvernés aussi bien que gouvernants, habi­tent « des maisons de verre ».

Alors pourquoi ces graves inquiétudes, ces lois contre l’inquisition mécanographique — que les soupçonneurs trouvent encore insuffisantes?

Est-ce pour oublier, ou dissimuler, le fait que de jeunes fanatiques aux yeux de fous, armés, s’improvisant policiers, sont un danger beaucoup plus menaçant qu’une brave police régulière, même dotée d’ordinateurs?

Beaucoup de bruit pour rien. Est-ce une tactique pour assourdir le public et l’empêcher de percevoir des mouve­ments de troupes beaucoup plus dangereuses pour la liberté des citoyens ?

Violence et idéologie

On connaît l’histoire arabe du seau emprunté au voisin, et rendu en mauvais état, le fond percé. L’emprunteur déclare :

1. Je te l’ai rendu intact ; 2. J’ai réparé le trou; 3. Je n’y ai jamais fait de trou ; 4. Je ne t’ai jamais emprunté de seau.

Il est de mode aujourd’hui dans le clan des progressistes avancés :

1. De nier qu’il y ait accroissement de la violence ; 2. De dire que ce qui s’accroît, c’est simplement la peur, chez les bourgeois d’une violence imaginaire ; 3. De dire que c’est le gouvernement qui entretient cette peur pour justifier ses répressions; 4. D’admettre que cette violence augmente en effet, mais qu’elle est légitime, parce que la société bourgeoise repose sur une première violence silen­cieuse, et sur des institutions répressives.

La vérité est bien pourtant :

1. — Que la violence augmente ; 2. — Que cette augmentation est « invraisemblable » pour le biologiste, puisque dans une population nombreuse, les gènes de la violence n’ont aucune chance de se multiplier rapidement, pas plus que les gènes de l’altruisme. La courbe en cloche — représentant le nombre des très peu violents, des moyennement violents (les plus nombreux), et des très violents, n’a aucune raison de se trouver subitement distordue, par génération spontanée d’un grand nombre de « très violents » ; 3. — Que la violence a donc des causes sociales ; 4. — Mais que ces causes sociales ne peuvent être le simple effet d’une première violence qui serait tout simplement l’existence d’une société constituée, avec un contrôle social, puisque n’importe quelle société implique, à l’évidence, un contrôle social de quelque sorte, et puisque ce contrôle social a été manifestement plus rigou­reux dans la plupart des sociétés préindustrielles que dans nos sociétés civilisées.

Quelles sont alors les causes sociales particulières, aujourd’hui, de la violence ? D’abord l’abondance des biens produits industriellement invite aux courts-circuits et au para­sitisme : « En travaillant, je me donnerai du mal, et je n’augmenterai pas beaucoup la masse des biens produits. En volant, ou en, pratiquant divers chantages, je deviendrai riche tout de suite, et je ne diminuerai pas beaucoup la masse des richesses. »

Mais, de plus, les idéologies à la mode ont produit un changement qualitatif dans l’aspect de la violence, en la justifiant aux yeux des violents, et en lui donnant une appa­rence de droit. Le violent n’est pas seulement un avide, un impatient, c’est désormais un justicier. Les riches, les possesseurs de biens sont des voleurs, qu’il est juste et urgent de voler à leur tour. La propriété, c’est le vol.

Objection. Il y a des siècles qu’ont paru des idéologies de ce genre, avec les Cyniques, les Frères du Libre Esprit, les Anabaptistes, les Levellers, puis les Morellistes, les Babou­vistes. Pourtant, elles n’ont produit alors que des violences localisées.

Réponse. Elles avaient presque toujours un caractère d’hérésie religieuse. Le gros des idées religieuses, orthodoxes, était contre l’hérésie.

Aujourd’hui, depuis Marx surtout, des idéologies se sont donné une couleur scientifique, plus exactement, une couleur d’orthodoxie scientifique : les riches sont des voleurs, car ils se sont approprié la plus-value du travail. En outre, selon une autre idéologie, l’abondance des biens, leur production en grandes masses est un mal. Les riches ruinent la nature. Il est donc sain non seulement de « reprendre au tas » mais de diminuer le tas, et non seulement de parasiter sans remords la production, mais, si possible, de paralyser cette produc­tion, de la « casser ».

Les violents se sentent alors, non seulement des justi­ciers, mais des praticiens de la vraie science, et aussi des sortes de Saints, des briseurs d’idoles, comme les premiers chrétiens.

Quand le Droit, la Science, la Sainteté, s’unissent comme trois Anges de lumière pour bénir l’acte de violence, il ne faut pas s’étonner de la multiplication de ces actes.

Ce qui est plutôt surprenant, c’est que le fonctionnement social se maintienne vaille que vaille. Mais ce qui surprend plus encore, c’est l’inconscience ou l’hypocrisie des auteurs ou des lanceurs de ces idéologies. Leur ardeur à se laver les mains tend à faire penser qu’ils ne sont pas vraiment inconscients, et qu’ils veulent la violence pour elle-même, beaucoup plus que la Justice ou la Science ou la Sainteté.