Charles Hirsch
Des jumeaux très particulaires

Penchons-nous un instant sur ce mot : paradoxe. On connaît le célè­bre « paradoxe du menteur » qui, sous sa forme la plus simple, se réduit au suivant : L’énoncé que je prononce est faux. Donc la phrase : « L’énoncé que je prononce est faux » est fausse, ce qui revient à dire que l’énoncé en question est vrai, donc qu’est vraie la proposition : « L’énoncé que je prononce est faux », etc. On tombe immédiatement dans un cercle vicieux. C’est généralement à ce type d’absurdité que renvoie le mot « paradoxe » dans l’usage courant qu’on en fait. Faudrait-il donc voir dans celui auquel aboutit l’expé­rience idéalisée d’Einstein le signe d’un vice rédhibitoire de la physi­que tout entière ?

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)

Que se passe-t-il quand on essaie de séparer deux particules ato­miques issues d’une même source ? rien, répond en substance la physique quantique, elles continueront à communiquer entre elles a l’infini. Cette réponse scandalisait Einstein qui voyait là de la télépa­thie pure et simple en 1983, après cinquante ans de controverse, le physicien Alain Aspect a démontré expérimentalement que ces particules étaient pourtant inséparables. Une expérience qui n’a pas fini de compliquer la science…

Cédant un jour à une mode de son temps, Mme de Sévigné, évo­quant ses soucis, se plaignit à Mme de Grignan, sa fille, des « mille dragons » qui l’accablaient. Il arrive parfois que par de mystérieux cheminements les mots, beaucoup plus tard, en viennent pour ainsi dire d’eux-mêmes à « reprendre du service », et l’on ne saurait cer­tes songer un instant qu’Abraham Wheeler se soit référé à cette mode oubliée du Grand Siècle en expliquant les transitions quanti­ques par un étrange « dragon nébuleux » [1], monstre dont par prin­cipe rien ne peut être dit, ni pensé même, et de ce fait, on le con­çoit, source de soucis s’il en fut.

En dépit cependant de sa bizarrerie, de son incongruité même, cet être fabuleux, Olivier Costa de Beauregard en est pour sa part convaincu, pourrait fort bien mettre un terme au conflit où s’affron­tent, depuis plus d’un demi-siècle, quanta et relativité. Tel le dra­gon à plusieurs queues de la fable, celui-ci, sous l’autorité d’un seul chef, réunirait enfin les sœurs antagonistes, mettant ainsi le point final au règne de cet autre dragon, aux deux têtes celui-là, dont l’irruption spectaculaire au Conseil Solvay de 1927 devait pour longtemps accabler la physique des soucis les plus graves.

C’est en effet lors de ce Conseil qu’Albert Einstein soumit à la sagacité de ses collègues une « expérience de pensée » qui, s’insé­rant brutalement comme un coin entre deux doctrines toutes deux solidement établies et jusque-là solidaires, s’avéra sur le champ, eût dit Mme de Sévigné, le plus sérieux « dragon ». Revue, remaniée, per­fectionnée, cette expérience devait ultérieurement atteindre à la noto­riété sous le nom aujourd’hui répandu de paradoxe d’Einstein­-Podolsky-Rosen. Donnons-en sans plus attendre une description aussi simple que possible.

Imaginons tout bonnement le dispositif suivant : une lampe éclaire un écran percé d’un petit trou au-delà duquel on a placé une pla­que photographique ; la lumière émise par la lampe traverse donc le trou pour aller impressionner la plaque. C’est là, apparemment, une expérience sans mystère. Toutefois, et les choses vont ici se com­pliquer peu à peu, il est loisible de supposer si faible l’intensité de la lampe que la lumière n’en soit émise que grain par grain, à la manière dont les balles seraient tirées d’une mitrailleuse à faible cadence. Ces grains de lumière ne sont nullement une vue de l’esprit : Einstein lui-même, en 1907, avait montré la nécessaire exis­tence de ces photons ou quanta d’énergie lumineuse.

Considérons donc un photon émis par la lampe. Il atteint le trou, le traverse et s’en va noircir un grain précis de la plaque, à l’exclu­sion de tout autre, ce qui, nous allons le voir, revêt en dépit de sa banalité une importance capitale.

À LA FOIS PARTOUT ET NULLE PART

Ce photon « gagnant » est porté par une onde sphérique qui l’amène au contact de la plaque. Le sens commun pensera volontiers que tout est joué à la sortie du trou, que le tirage, en désignant ce photon, lui a du même coup attribué sa cible, son grain d’émulsion, bref qu’on est ramené enfin au cas d’une balle de fusil. Malheureusement il n’en est rien : sur l’onde sphérique qui l’emporte vers la plaque, ce « gagnant » est derechef n’importe où, avec seule­ment une certaine probabilité de présence à chaque instant et en chaque point de cette onde. Aussi bien est-ce un second tirage au sort qui, à l’arrivée sur la plaque cette fois, désigne maintenant le grain « gagnant », c’est-à-dire noirci de par la présence du photon.

Si nous avons dit, pour le sens commun, « malheureusement », c’est que c’est justement ici qu’intervient Einstein pour bouleverser, non seulement ce sens commun, mais encore toute la physique. Soyons alors très attentifs à son argument. Étant donnée la forme convenue de la plaque, qui épouse celle de l’onde, tous les points de celle-ci parviennent simultanément au contact, chaque point tou­chant son propre grain en même temps que les autres. Or, c’est pré­cisément à ce même moment qu’a lieu le second tirage, désignant le point de l’onde portant à ce moment le photon et, par suite, le grain d’émulsion « gagnant ».

Mais alors, demande Einstein, comment les autres grains « savent-ils » qu’ils ont perdu ? Puisque tous les points de l’onde sont parve­nus simultanément au contact de la plaque et que c’est à ce moment même que tout s’est joué, il faudrait que les grains « perdants » eus­sent tous appris leur déconfiture en même temps qu’était désigné le « gagnant ». Mais en vertu d’une loi relativiste tout aussi vérifiée que les lois quantiques, aucune information ne peut se propager plus vite que la lumière. Donc, en l’occurrence, le grain d’émulsion « gagnant » ne peut instantanément faire « savoir » aux autres qu’ils ont « perdu ».

VIDES COMMUNICANTS

Pour nous faire une idée quelque peu intuitive de cette situation pour le moins baroque, imaginons une centaine de boî­tes identiques alignées devant nous, dont nous savons qu’une seule, n’importe laquelle, contient une boule, les autres étant vides. Nor­malement nous dirions que, dès avant l’ouverture des boîtes, la boule, d’ores et déjà, se trouve dans l’une d’elles que, par tirage au sort, nous avons une certaine chance de trouver et une autre chance de ne pas trouver. Mais les quanta nous imposent au contraire une singulière règle du jeu : nous disposons d’une centaine de petits papiers portant chacun le numéro d’une boîte, nous les mêlons, puis en tirons un au hasard, et c’est obligatoirement la boîte ainsi sélectionnée qui contient la boule, les autres étant nécessairement vides.

Il est certes inhabituel, pour le moins, que le sort provoque ainsi ce qui advient, qu’à tous les coups l’on gagne. Au moins n’éprouvons-nous aucune gêne à soutenir que le tirage a forcément désigné aussi les boîtes « perdantes ». C’est alors qu’Einstein, en vertu d’un prin­cipe tout aussi contraignant que la règle précédente, vient troubler notre belle assurance : la boule, installée dans sa boîte au moment précis du tirage, n’a eu aucun moyen d’« apprendre » aux autres boî­tes qu’elles devaient être vides à ce même moment. Et pourtant, elles le sont.

Pour résumer la situation, d’un fait parfaitement avéré : le pho­ton noircit un grain et pas les autres (la boule est dans une boîte et pas dans les autres), la théorie quantique, en vertu de lois incon­tournables, fournit, non une explication, mais l’explication, à laquelle, en vertu d’un principe tout aussi incontournable, la théorie relati­viste oppose un veto formel : il est impossible au grain noirci de « faire savoir » aux autres qu’ils ne doivent pas l’être (à la boîte con­tenant la boule de « faire savoir » aux autres qu’elles doivent être vides). Ainsi, en présence d’un fait, et non d’une hypothèse plus ou moins aventureuse, deux théories aussi établies, assurées, vérifiées l’une que l’autre, qui ont toutes deux raison, entrent en contradic­tion : tel est le paradoxe.

Penchons-nous un instant sur ce mot : paradoxe. On connaît le célè­bre « paradoxe du menteur » qui, sous sa forme la plus simple, se réduit au suivant : L’énoncé que je prononce est faux. Donc la phrase : « L’énoncé que je prononce est faux » est fausse, ce qui revient à dire que l’énoncé en question est vrai, donc qu’est vraie la proposition : « L’énoncé que je prononce est faux », etc. On tombe immédiatement dans un cercle vicieux. C’est généralement à ce type d’absurdité que renvoie le mot « paradoxe » dans l’usage courant qu’on en fait. Faudrait-il donc voir dans celui auquel aboutit l’expé­rience idéalisée d’Einstein le signe d’un vice rédhibitoire de la physi­que tout entière ?

À cet égard, c’est à fort juste titre que, dans la préface de la réé­dition de son ouvrage : La Notion de temps [2], Olivier Costa de Beau­regard rappelle qu’un paradoxe n’est pas en fait, comme le laisse communément entendre une déviation du sens, un énoncé absurde ou formellement contradictoire, mais un énoncé « surprenant et peut-être vrai », que Littré définit : une opinion contraire à l’opinion com­mune. C’est ainsi qu’en ce sens précis fut proprement paradoxale, en son temps, l’opinion soutenant le mouvement de la Terre : le sens commun en fut scandalisé. Fondé, comme toujours, sur une vision immédiate et banale des choses, ce bon sens proscrivait pour ainsi dire viscéralement une thèse attentant à ce point au témoignage irré­futable de la quotidienneté. On sait le prix qu’en paya Galilée, et l’on connaît la suite : que la Terre tourne autour du Soleil est aujourd’hui l’une des premières choses qu’on enseigne sur les bancs de l’école.

Que le paradoxe d’Einstein doive être pris en ce sens et non comme une absurdité, c’est ce qui ne saurait être mis en doute : la physique — quanta et relativité comprises — est un monument par trop impressionnant de cohérence et d’efficacité pour que soudain, après des siècles de progrès continu, un seul écueil, aussi curieux soit-il, puisse en causer l’effondrement. Aussi bien très certainement quelque point nous échappe-t-il, ou plutôt refusons-nous d’avance de l’envisager, tant il heurterait le bon sens actuel, nous scandaliserait. Nous verrons ce qu’à ce sujet propose Olivier Costa de Beauregard, qui ne craint pas de dire, sous cette forme en apparence bénigne : « Lorsque la pioche du labeur scientifique normal (…) rencontre un paradoxe dur de cette sorte, impossible à arracher, impossible à con­tourner, il faut le surmonter par l’invention d’un paradigme adéquat [3]. » Entendons par là en l’occurrence : si un modèle théo­rique, pourvu de toutes les garanties de sérieux scientifique, per­met la réconciliation des deux doctrines relativiste et quantique, il convient de l’adopter, si scandaleux soit-il éventuellement.

DIEU NE JOUE PAS AUX DÉS

Il va de soi qu’avant d’en arriver là, les physiciens s’astreignent toujours — à juste titre — à exploiter toutes les possibilités offertes par une vision normale des choses. Or, dans le cas présent, la vision normale implique évidemment que quelque chose « ne colle pas » dans l’une ou l’autre des deux doctrines en question. Ce fut Einstein qui, le premier, monta à l’attaque. Il n’était évidemment pas question pour lui, ni pour quiconque, de mettre en doute la vali­dité surabondamment confirmée de la physique quantique (il en était d’ailleurs l’un des « pères ») ; aussi, face au paradoxe, fallait-il néces­sairement que quelque chose manquât à celle-ci, dont la restitution pût rendre compte, dans le contexte relativiste, de l’« annonce » de leur sort aux grains d’émulsion « perdants ».

En d’autres termes Einstein prétendait incomplète la théorie quan­tique, et, farouche adversaire du hasard — « Dieu ne joue pas aux dés », disait-il volontiers —, il proposa le schéma d’un déterminisme caché, d’une causalité sous-jacente aux tirages au sort quantiques, en un mot d’une sorte d’infra-monde dans les profondeurs duquel tout pût se régler au mieux des intérêts de chacun. Ce fut là l’origine de ce qu’on a nommé l’hypothèse des « variables cachées », ainsi que de conflits dont les fameux débats entre Bohr et Einstein res­tent le prototype.

Niels Bohr, et à sa suite les « quantistes » inconditionnels, rétor­quèrent aussitôt que, ne correspondant à rien d’effectivement observable, de telles variables cachées étaient physiquement dépourvues de sens. De plus, la théorie quantique, sans l’aide de nulle hypothèse supplémentaire, rendant parfaitement compte du fait observable qu’un photon noircissait un seul grain d’émulsion, c’est à coup sûr au sein des thèses relativistes qu’il fallait rechercher la paille grip­pant ainsi la machine.

Mais, dans le bloc compact de la doctrine relativiste, à quoi s’en prendre raisonnablement ? C’est vraisemblablement dans les principes allant de soi, admis avant la théorie et comme tels informulés que se dissimulait la paille. C’est ainsi que fut mise en cause l’hypothèse de réalisme, selon laquelle la discipline exemplairement suivie par les phénomènes naturels — et qu’expriment les lois de la nature — exige une réalité physique indépendante de tout obser­vateur. Disons, par boutade, que si Dieu ne jouait pas aux dés, Eins­tein, lui jouait aux billes avec les particules, restant ainsi, somme toute, au stade d’un classicisme dépassé.

Très grossièrement résumés, tels sont les grands traits des thè­ses en présence qui, à peine formulées, vont donner au débat un caractère technique inaccessible au profane. Que sous le flot des équations se cachent des « opinions communes », nous l’admettons volontiers, mais, tout compte fait, sont-elles de celles dont la remise en cause créerait dans le public un scandale comparable à celui dont, jadis, Galilée fit les frais ?

Loin de nous, bien évidemment, l’idée absurde de dénier leur valeur aux discussions techniques, mais il reste que les plus grands bouleversements dans l’ordre des sciences semblent étrangement plonger leurs racines dans le domaine public dont le sous-sol, fait pour une bonne part d’idées reçues, de préjugés, bref de bon sens, se voit du même coup entièrement retourné. On se souvient, à cet égard, de l’émotion soulevée naguère par les notions révolutionnai­res de l’espace et du temps proposées par Einstein, dont, en dépit de leur haute technicité, on parla presque dans les rues.

Que la physique parte de l’expérience sensible commune et y retourne par ses applications y est peut-être pour quelque chose. Ce n’est pas le lieu ici d’en débattre. Mais nous sommes fort tentés de dire, en revanche, que près de soixante ans de disputes en haut lieu n’ont pas suffisamment heurté le bon sens, celui de tous les jours, pour déboucher enfin sur la bonne solution. Que l’on postule un infra-monde aux plus étranges propriétés, que l’on ôte à la lumière son titre de championne de vitesse, cela ne gêne personne, bien au contraire, la science-fiction en porte témoignage : le scandale n’est pas assez grand. En cette fin de siècle un peu blasée, que reste-t-il pour vraiment choquer l’opinion ?

DES JUMEAUX TRÈS PARTICULAIRES

Avant d’en venir là, retournons un moment assister au com­bat de nos physiciens. Comme tels, à quelque camp qu’ils appartiennent, ils tiennent évidemment tous l’expérience effective, et non simplement mentale, pour l’irrécusable arbitre de leurs dif­férends quels qu’ils soient. Transposer sur le plan proprement expé­rimental une pure expérience de pensée n’est pas toujours chose aisée, surtout quand l’objet observé n’est qu’un simple photon. L’arbi­trage exigeait néanmoins qu’on tentât l’aventure. Mais, telle quelle, l’expérience d’Einstein ne s’y prêtait guère, aussi les développements ultérieurs du débat virent-ils s’en forger une autre, équivalente dans le principe et celle-là transposable, et donc connue depuis 1935 sous le nom de paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen. Décrivons-la à très grands traits.

Considérons cette fois deux photons émis par une même source dans deux directions différentes, de telle façon qu’ils soient « cor­rélés », c’est-à-dire en quelque sorte « jumeaux » et astreints, comme tels, par les lois quantiques à se comporter toujours, et au même moment, en accord l’un avec l’autre, par exemple à tourner ensem­ble dans le même sens. Si, dans ces conditions, l’on fait arbitraire­ment — au hasard — tourner l’un d’un certain angle un moment après l’émission, l’autre, qui se trouve alors à une énorme distance de son « frère » tourne simultanément du même angle. Une fois de plus comment, de l’un à l’autre, l’information s’est-elle transmise ?

Revenons alors au tirage au sort. On pouvait comparer tout à l’heure — très grossièrement — l’évolution des choses entre trou et plaque au roulement sur une table, hors de son cornet, d’un dé à jouer s’arrêtant finalement sur une marque donnée, le six par exem­ple. Tandis qu’il roulait encore (que l’onde était encore entre trou et plaque), la face « six » de ce dé se trouvait n’importe où dans l’espace (le photon se trouvait n’importe où sur l’onde), de façon que le sort n’en était effectivement jeté qu’au moment même où le six était marqué (où le photon heurtait la plaque). Le six désignant un gagnant parmi les joueurs (un grain étant désigné sur la plaque), le problème était alors de savoir comment les autres joueurs pou­vaient être instantanément informés de leur perte (comment les autres grains pouvaient instantanément « recevoir l’ordre » de ne pas noircir). Dans le cas présent — l’image est d’Olivier Costa de Beau­regard —, deux dés roulent hors d’un même cornet (deux photons sont émis par une même source), et si l’un s’arrête en marquant le six (si l’un des photons tourne d’un certain angle), l’autre s’arrête simultanément en marquant également le six (l’autre photon tourne simultanément du même angle). Si l’un des dés marquait l’as, l’autre marquerait simultanément l’as, et de même pour n’importe quelle autre face. Comment donc le second dé « sait-il » quelle face il doit marquer au moment même où le sort désigne laquelle doit marquer le premier ?

Du moins dans son principe, le test expérimental s’impose alors de lui-même : s’il se confirme que les deux dés, conformément aux prévisions quantiques, marquent toujours simultanément le même point, ce sont évidemment les quantistes qui l’emportent, et tout recours à des « variables cachées » devient dès lors superflu ; dans le cas contraire, c’est aux relativistes que revient la palme tandis que, du même coup, la théorie quantique demande un complément. Bien entendu, si les photons se comportaient aussi honnêtement que des dés, le passage à l’action serait des plus simples : on percevrait le comportement de ceux-là aussi facilement que l’on voit les points marqués par ceux-ci. Malheureusement, il n’en est pas ainsi, loin de là, de sorte que fit longtemps défaut au test, pour être mis en œuvre, un critère propre à le dépouiller, c’est-à-dire à départager irréfuta­blement les camps en présence par une mise en lumière absolument incontestable du résultat quel qu’il soit.

C’est à un physicien irlandais, John S. Bell, que revient le mérite d’avoir forgé le critère adéquat. Fort intrigué par le paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen et fasciné, selon ses propres termes, par le problème des variables cachées, il parvint en effet en 1964, après de longues recherches et finalement par un simple raisonnement de théorie des ensembles, à démontrer des inégalités qui, depuis, por­tent son nom. Or il s’avère que, dans des conditions expérimentales données, les quanta violent les inégalités de Bell là où la relativité y satisfait. Le critère va dès lors de soi : selon que le test viole ou non ces inégalités, c’est dans la relativité ou les quanta que quel­que chose « ne colle pas ». Toujours dans son principe, le débat, désormais, pourrait aisément se trancher.

Ce serait cependant sans compter avec les multiples difficultés proprement techniques surgissant dans la mise au point d’un test aussi délicat. Aussi, depuis 1970, les physiciens du monde entier n’ont-ils pas ménagé leur peine pour mener rigoureusement à bien une entreprise aussi cruciale. En France, les expériences très sophis­tiquées conduites à Orsay, depuis 1982, par Alain Aspect ont finale­ment produit des résultats qui, pour Olivier Costa de Beauregard, donnent sans conteste la victoire aux quanta.

CONTRE-ESPACE, REBROUSSE-TEMPS

À s’en tenir alors aux conceptions manichéennes volontiers inspirées par ce type de débat, une telle victoire quantiste impliquerait ipso facto une défaite relativiste : une nécessaire remise en cause, par exemple, du caractère indépassable de la vitesse de la lumière. On conçoit quel « dragon » serait suscité là. Aussi bien, dans un renversement copernicien de la vision « normale », Olivier Costa de Beauregard soutient-il qu’il n’y a là ni vainqueur ni vaincu : les deux doctrines ont toutes deux raison, et leur conflit n’est qu’un malentendu. De part et d’autre, simplement, une chose n’est pas vue, trop aveuglante certes, mais aussi trop énorme, de ces faits qui révul­sent et qu’on ne veut pas voir.

Revenons en effet à nos photons jumeaux. En vertu d’un décret de relativité, l’ordre de tourner, nous le savons, ne peut passer de l’un à l’autre, et cependant il passe : l’ordre de marquer le six ne peut passer d’un dé à l’autre, et pourtant tous deux en même temps marquent le six. Mais quel est le trajet interdit à cet ordre ? Évi­demment la voie « directe » entre les deux photons, ne prenant aucun temps et donc purement spatiale.

On aura une idée d’une telle voie en imaginant deux personnes qui, s’étant entendues à l’avance, partent chacune de son côté pour déposer, à une heure dite, chacune un dé marquant le six : tout se passe comme si, à cette heure dite, un ordre était instantanément transmis, c’est-à-dire sans durée et de façon, par conséquent, pure­ment spatiale. Ce cas, évidemment, correspond à celui où le tirage au sort serait fait à l’avance, mais nous savons qu’il n’en est rien : la décision a lieu à la fin du roulement, et non dans le cornet.

Modifions à présent notre exemple de manière à le rendre con­forme : les deux personnes n’ont strictement rien convenu et l’une d’elles, n’importe quand, lance son dé qui marque le six ; l’autre, à ce même moment, lance également son dé, qui marque aussi le six. Faisons alors une hypothèse de science-fiction : au moment même où il constate que son dé marque le six, le premier personnage remonte le temps et va, dans le passé, prescrire à l’autre de s’arran­ger pour qu’en jetant à l’heure dite son dé, celui-ci marque égale­ment le six.

Voici enfin le paradoxe, voici enfin le point que l’on ne veut pas voir tant il heurte le sens commun, celui de tous les jours, le scan­dalise, même si, depuis longtemps, la science-fiction nous a accou­tumés aux voyages dans le temps. Car, on l’a pressenti, fidèle au principe évoqué tout à l’heure, selon lequel le paradoxe d’Einstein, pour être surmonté, exige un « paradigme », Olivier Costa de Beau­regard saute hardiment le pas : « Ce qu’Einstein ne songeait pas même à remarquer — parce qu’une telle remarque ouvre à la réflexion des abîmes — est ceci : il y a entre (le grain noirci et le grain non noirci) une connexion physique (…), le zigzag (grain noirci-trou-grain non noirci) relayé dans le passé (au niveau du trou) [4]. »

Ainsi, ce que personne ne voulait voir est que la relativité n’interdit pas des trajets remontant le temps : l’irréversibilité du temps est un principe étranger à la structure logique de la doctrine relativiste. L’ordre de ne pas noircir peut dès lors remonter le temps du grain noirci jusqu’au trou dans l’écran, puis de là repartir vers tout autre grain ; l’ordre de tourner peut remonter le temps de l’un des pho­tons à la source, puis de là repartir vers l’autre photon. L’ordre de marquer le six peut remonter le temps d’un dé jusqu’au cornet, puis de là repartir vers l’autre. Des « abîmes » sont certes ici ouverts sous nos pieds, mais l’essentiel est que le « paradigme » réconcilie une fois pour toutes quanta et relativité : les deux théories ont toutes deux raison, aucune des deux n’est entachée de vice.

TÉLÉGRAPHE TEMPOREL

L’idée, soulignons-le, n’a pas soudain surgi du néant : elle était implicitement contenue, depuis longtemps, dans de nombreuses théories physiques. Nous citerons pour mémoire le texte célèbre de Laplace sur les probabilités des causes qui, dès 1774, introduit la réversibilité temporelle de droit, et de même, Losch­midt et Zermelo qui, respectivement en 1876 et 1896, postulent qu’« au niveau élémentaire (…) la causalité n’est pas temporellement fléchée [5] ». Mais, à part peut-être Richard Feynman suggérant qu’un électron positif n’est autre qu’un électron négatif qui, au lieu d’aller du passé vers le futur, revient du futur vers le passé, nul avant Oli­vier Costa de Beauregard n’avait osé, à notre connaissance, la for­muler au grand jour.

Les conséquences en sont multiples et souvent tout aussi scanda­leuses. Ainsi, ce qui, dans une expérience, « se passe » entre la pré­paration et l’acte de mesure est hors du temps et de l’espace : on ne peut rien en dire, ni même en penser. Nous voici revenus au « dra­gon nébuleux » de Wheeler, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il appelle une révision totale de notre vision des choses, d’une portée au moins égale à celle de la révolution galiléenne. Sur cet impact du fruit d’une réconciliation acquise à tant de frais, laissons le mot de la fin à Olivier Costa de Beauregard : « La radicale indescritibilité du « dragon nébuleux » de Wheeler (…) amène à substituer à la traditionnelle objectivité physique une intersubjectivité des abonnés du télégraphe [6]. » Temporel…

CHARLES HIRSCH

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1 W. A. Miller et J.A. Wheeler, Foundations of Quantum Mechanics in the Light of New Technology. Physical Society of Japan ed., Tokyo, 1984, pp. 140-152 (cité par O. Costa de Beauregard dans une Note dactylographiée communiquée en privé).

2 Olivier Costa de Beauregard, La Notion de temps, Vrin, Paris, 1983, p. 5.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 202.

5 Cité dans La Notion de temps, ibid., p. 202.

6 O. Costa de Beauregard, Note communiquée en privé.