Henri Hartung
Les deux natures de l'homme

(Extrait de L’Iris et le Lotus 1985) Il y a ainsi ce que je viens de noter comme étant une séparation, une déchirure, une rupture entre le Principe Universel de toutes choses et l’individualité humaine. René Guénon utilise les deux mots distinction et fragmentation. C’est donc, écrit-il, « la fragmentation qui produit la relativité, et, […]

(Extrait de L’Iris et le Lotus 1985)

Il y a ainsi ce que je viens de noter comme étant une séparation, une déchirure, une rupture entre le Principe Universel de toutes choses et l’individualité humaine. René Guénon utilise les deux mots distinction et fragmentation. C’est donc, écrit-il, « la fragmentation qui produit la relativité, et, par suite, on pourrait dire qu’elle est la cause du Mal, si relativité était réellement synonyme d’imperfection ; mais le Mal n’est tel que si on le distingue du Bien » [1]. Ce qui est donc ici important de retenir, c’est que le mal n’est pas une émanation du bien, qu’il ne procède pas de lui comme de sa source naturelle, mais qu’il s’en distingue. A un moment donné, et peu importe que cet instant se situe dans une histoire générale ou individuelle, l’être humain ne se confond plus avec son Principe. Il y a partage, séparation en fragments. Et si j’écris que l’explication historique ou cyclique n’est pas directement intéressante, c’est bien parce que le problème de la personne ainsi fragmentée reste entier. Il lui faut rassembler ses morceaux séparés, se réunir, se retrouver dans son Principe, ou accepter de vivre coupée, séparée de Celui-ci, donc dissociée et sans possibilité de se réaliser globalement.

L’être humain apparaît bien ainsi comme confronté à une alternative. La définition de ce dernier mot est « un système de deux propositions dont l’une est vraie, l’autre fausse, nécessairement ». Oui, nécessairement, ce qui souligne bien la gravité du choix devant lequel nous sommes tous placés. Reconnaître notre participation, au niveau de l’existence, à l’Essence Universelle, ou la nier et chercher, au mieux, car de plus en plus de gens ne se posent même plus la question, à se situer vis-à-vis d’un Dieu inaccessible. Interrogation décisive que pose, dès la première phrase de l’un de ses livres, Karlfried Graf Dürckheim : « L’homme a une double origine : l’une céleste, l’autre terrestre ; l’une naturelle, l’autre surnaturelle. Nous connaissons tous cet axiome. Mais qui de nous le traite sérieusement comme l’expression d’une promesse, d’une expérience et d’une vocation ? » [2]. Langage parlant, même s’il est métaphysiquement discutable. L’homme, en effet, n’a pas deux « origines », mais deux « natures », ce qui est différent, comme je viens d’essayer de le rappeler au cours du premier chapitre. Mais, au-delà d’un mot erroné, le point de vue est le même.

Ce qui peut apporter harmonie et Paix intérieure, n’est certainement pas notre moi, corporel et mental, qui souffre continuellement, comme le disent les Bouddhistes, d’être éloigné de ce qu’il aime et proche de ce qu’il redoute. Mais c’est notre « Être surnaturel inné » et, ajoute Dürckheim, l’événement capital de notre époque c’est qu’un nombre important de personnes admet aujourd’hui « la légitimité de l’expérience transformatrice de l’Être, c’est-à-dire de notre façon de participer à l’Être universel » [3]. Participer : avoir part à quelque chose.

Julius Evola est tout aussi net sur ce sujet. « Pour comprendre l’esprit traditionnel et ce que le monde moderne a échafaudé pour le nier, il faut se rapporter à un enseignement fondamental : celui des deux natures. Comme il y a un ordre physique et un ordre métaphysique, il y a la nature mortelle et celle des immortels, la raison supérieure de l’Être et celle inférieure du devenir » [4]. C’est bien là le point de vue de toutes les Traditions qui ont apporté aux hommes les éléments de réponse à la question « Qui suis-je ? ». L’Hindouisme est particulièrement précis sur ce point quand il utilise le mot sanskrit dharma qui signifie attribut, qualité, loi, conformité à la Nature essentielle des êtres. La racine dhr veut dire porter, supporter toute une réalité matérielle. Un visiteur demandait à Ramana Maharshi ce qu’il fallait entendre par dharma. Le grand sage hindou du vingtième siècle a répondu à deux niveaux. D’abord il évoque les situations en quelque sorte individualisées mais au sein d’un moment historique, d’un lieu donné, d’un peuple spécifique. « Il existe en chaque pays, sous une forme ou sous une autre, un dharma des castes » [5]. Celui qui se conforme à la réalité Universelle de son être, assume un travail ou une fonction sociale déterminée par elle. L’occidental parlerait ici de vocation, donc d’une action d’appeler : je suis appelé par Dieu, c’est l’étymologie latine du mot, par une disposition intérieure, à faire ou à ne pas faire telle et telle choses. Mais, ensuite, le Maharshi ajoute : « Le véritable sens de dharma est que chacun, où qu’il soit, doit s’efforcer de s’accrocher à l’Unique Atmâ (le Soi) et ne plus s’en écarter. C’est là toute l’essence de cet enseignement. » [6]. En premier lieu respecter l’essentiel de notre être, ici et maintenant ; en second lieu en retrouver le Principe suprême. L’essence de cet enseignement, et tous les messages spirituels sont essentiellement identiques, consiste donc à respecter et à accomplir notre loi, donc à reconnaître nos deux natures, même si métaphysiquement elles se fondent dans l’Unité principielle. Ce choix qui est le nôtre est précisé en sanskrit par les deux mots dharma, je viens de le montrer, mais aussi adharma [7], quand l’être humain ne se conforme pas à sa Nature profonde. Il demeure alors dans le monde du devenir. Une autre expression significative de la même langue sacrée est âdarsha : l’idéal, mais qui signifie à la fois l’original et la copie. Nous portons en nous un document originel, divin, universel, qui nous pousse à aller de l’avant vers l’idéal, mais la copie est aussi présente qui, se satisfait de ce qu’elle est ou n’imaginant pas qu’il puisse y avoir réellement « autre chose », récuse cet idéal. En termes vedântiques, toute l’existence humaine se joue à l’intérieur de cette attirance et de ce refus entre l’original et la copie. Comme l’écrit Nadjm oud-Dine Bammate, évoquant certains passages du Coran relatant la conversion d’Abraham : « Il adore les étoiles, mais, au matin, les étoiles disparaissent. Il invoque la lune, puis le soleil. Tour à tour, les astres déclinent. Et chaque fois revient un verset : « Je n’aime pas ce qui passe ». Il n’y a de réalité que transcendante. Et l’homme ne se définit qu’ordonné à cet absolu ; car cela seul est vraiment qui demeure éternellement » [8].

Ce qui me paraît décisif, c’est le fait que, malgré le triomphe apparent de l’impermanence, nonobstant le constat de Basilide suivant lequel, « l’angoisse et la misère accompagnent l’existence comme la rouille couvre le fer », et indépendamment, enfin, de l’opacité de l’âge sombre, la double nature de l’homme reste ce qu’elle est. Reste ce qu’elle a toujours été et ne peut cesser d’être. Ce qui a pour conséquence que même de nos jours, face au triomphe opaque des tenants de notre nature humaine, subsistent ceux qui savent encore qu’elle est aussi divine. Et qui le proclament. Confrontés à cette insupportable convergence entre le principe du bien et le mal généralisé, ils ne disent pas « qu’est-ce que le mal ? », mais « d’où vient-il ? ». Bien sûr, le mal ne disparaît pas de suite pour autant et ces « témoins » de ce qu’il est réellement se sentent-ils peu à l’aise, c’est le moins que je puisse écrire, au sein de cette société par trop humaine. Ils s’efforcent alors de se distancer du monde. Selon une assertion connue, ils sont dans le monde mais pas du monde. Ils sont donc « étrangers » à celui-ci. Étrangers ; étranges ; mais présents.

Ils sont les témoins de la double nature de l’homme, donc de la réalité de l’événement non-rationnel dans lequel Rudolf Otto voyait « le principe vivant dans toutes les religions. Il en constitue la partie la plus intime et, sans lui, elles ne seraient plus des formes de la religion ». Et l’universitaire de Marbourg ajoutait : « Il convient de trouver un nom pour cet élément pris isolément. Je forme pour cela le mot : le numineux. Si lumen a pu servir à former lumineux, de numen (Divinité, majesté divine) on peut former numineux » [9]. Six siècles plus tôt, un autre allemand, Maître Eckhart, s’exprimant sur le même sujet, en chrétien, écrivait : « Tout ce que la Sainte Écriture dit du Christ se confirme également en totalité de tout homme bon et divin » [10]. Il est trop simple de faire porter à l’ambiance, il est vrai, dissolvante, du monde moderne, toute la responsabilité de notre ignorance. Les signes sont là, les textes aussi et il serait sans doute plus juste de nous poser la question : « quelle part de moi, de mon individualité refuse de voir, refuse de lire ? » Nous ne ferions d’ailleurs que suivre en cela le Christ dont l’un des évangélistes renvoie fortement cette interrogation : « Qu’est-il écrit dans la loi ? Comment lis-tu ? » (saint Luc, X, 26). Il est intéressant, à propos de ce texte, de signaler que si la traduction œcuménique de la Bible, publiée aux éditions du Cerf en 1972, utilise l’adverbe « comment », la plupart des autres traducteurs écrivent « qu’y lis-tu ? », ce qui en atténue singulièrement la portée. Alors qu’il conviendrait de l’amplifier afin de permettre aux hommes et aux femmes de notre temps de retrouver la dimension globale de leur être.

Il importe donc de tenir compte de deux mouvements : d’une part, de la diffusion du message spirituel contemporain et, d’autre part de sa réception.

Concernant le premier je constate qu’il ampute presque toujours la réalité de la participation humaine à un Principe Universel. Le langage religieux, de nos jours, cherche en effet à s’adapter à celui de l’époque alors même que celle-ci est notoirement hostile, ou en tout cas indifférente, à tout ce qui touche le sacré. Si pour comprendre la religion, il faut l’adapter à l’ambiance générale, autant l’ignorer. « Dans quelque ville que vous entriez, si l’on ne vous revoit pas, allez sur les places publiques et dites : nous secouons contre vous la poussière même de votre ville, qui s’est attachée à nos pieds ; sachez pourtant que le Royaume de Dieu s’est approché de vous » (saint Luc, X, 10-11). Chercher à édulcorer le message traditionnel, afin de ne pas choquer la croyance moderne à la toute puissante raison, à la science et à la technique, au progrès, c’est paradoxalement lui enlever sa substantifique moelle et le rendre inopérant. Un peu comme si les diffuseurs n’y croyaient plus eux-mêmes. Renoncer au prophétisme, c’est accepter à l’avance la défaite des prophètes.

Par rapport au second, chacun de nous reste responsable de son attention à ce qu’il écoute, à ce qu’il voit, à ce qu’il lit. Ce qui fait que tout cheminement spirituel passe par un développement de cette attention et par un décryptage des attitudes, des mots, des silences.

Je prends un exemple très simple. En tant qu’avocat, Gandhi avait toujours averti ses clients qu’il ne tiendrait compte que de la vérité et que si celle-ci était condamnable, il plaiderait les circonstances atténuantes. Un voleur lui ayant avoué son délit, le bref dialogue suivant s’instaura entre eux :

« Pourquoi volez-vous, sachant ce qui vous attend ?

– Il faut bien que je vive.

– Pourquoi ? » [11]

Le citoyen Talleyrand-Périgord, plus tard son altesse le prince de Bénévent, posa la même question à un fonctionnaire accusé de malversations. Or, qui peut douter un instant que le « message » contenu dans cette fulgurante interrogation, soit le même ? Rejet ironique et méprisant, qui se veut distrayant, sur le manque d’importance du voleur ou renvoi, certes implacable, a Qui il est ? Aujourd’hui il y a sans doute plus de probabilité pour qu’une telle réponse d’un Sage soit reçue comme méprisante, que pour les mêmes mots, prononcés par un personnage public, soient ressentis comme une possibilité d’éveil à la transcendance.

Donc, se montrer attentif. Une histoire bien connue du Zen, raconte la réponse du maître Ikkyu, à un visiteur lui demandant de lui calligraphier une phrase susceptible de l’aider dans sa recherche :

« Attention.

– Maître, ajoutez-moi tout de même quelque chose.

– Attention, attention.

– Je vous ai demandé une phrase édifiante, et je ne vois rien de bien intéressant dans ce que vous avez écrit là !

– Attention, attention, attention.

– Mais enfin, qu’est-ce que cela signifie ?

– Attention signifie attention. » [12]

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1 René Guénon, « Mélanges », éditions Gallimard 1976, p. 13.

2 Karlfried Graf Dürckheim, « L’homme et sa double origine », les éditions du Cerf, 1980, p. 9.

3 Karlfried Graf Dürckheim, ouv. cité p. 16-17.

4 Julius Evola, « Symboles et mythes de la Tradition occidentale » les éditions Arché, Milano, 1980,p. 11.

5 « L’enseignement de Ramana Maharshi », préface de Jean Herbert, les éditions Albin Michel, collection spiritualités vivantes, 1972, verset 54, p. 67.

6 Idem.

7 C’est également le sens profond des deux mots grecs petron et apetron.

8 Nadjm oud-Dine Bammate, « Massignon, le désir et la prière », dans le cahier de l’Herne consacré à Massignon, les éditions de l’Herne, N° 13. p. 245.

9 Rudolf Otto, « le sacré », les éditions Payot, 1946, p. 21-22.

10 Maître Eckhart, « Sermons ».

11 Edmont Privat, « Vie de Gandhi », les éditions Denoël, 1957, p. 35.

12 Caude Durix, « Cent clefs pour comprendre le Zen », les éditions le courrier du livre, 1976, p. 37.