Georges Vallin
Difficultés d'approche de la non–dualité

Le caractère fondamental des modèles théoriques que nous offrent les diverses formulations du Non-dualisme oriental consiste dans l’affirmation simultanée et paradoxale de la Transcendance radicale de l’Absolu et de son immanence intégrale au monde ou à la manifestation. Cette transcendance à la fois radicale et intégrative de l’Absolu nous paraît constituer l’expression la plus authentique et la plus achevée de ce que Nietzsche appelait « l’affirmation originaire », se situant au-delà du « nihilisme » et de la fuite vers les « arrière – mondes », mais dont la philosophie même de Nietzsche ne nous offre qu’une expression mutilée.

(Revue Être. No 1. 1974. 2eAnnée)

Nous avons tenté de montrer, dans La Perspective métaphysique (Presses Universitaires, 1959), que les modèles théoriques de type métaphysique, cosmologique, anthropologique ou spirituel que nous offrent les grandes traditions de l’Orient (Advaïta-Védanta, Bouddhisme Mahâyana, Taoïsme) permettent au penseur occidental se trouvant en situation de les comprendre, de regarder d’un œil neuf et critique la plupart des grands modèles théoriques élaborés par la philosophie ou la théologie de l’Occident. Et nous croyons que la véritable « révolution copernicienne » de la philosophie qui mettrait fin à notre impérialisme culturel et à notre provincialisme métaphysique, correspondrait à l’éclatement de nos modèles théoriques familiers et à leur intégration dans les perspectives à la fois plus amples et plus profondes qui s’expriment dans les grandes doctrines orientales de la Non-dualité, et singulièrement dans l’Advaïta-Védanta de l’Hindouisme.

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Le caractère fondamental des modèles théoriques que nous offrent les diverses formulations du Non-dualisme oriental consiste dans l’affirmation simultanée et paradoxale de la Transcendance radicale de l’Absolu et de son immanence intégrale au monde ou à la manifestation. Cette transcendance à la fois radicale et intégrative de l’Absolu nous paraît constituer l’expression la plus authentique et la plus achevée de ce que Nietzsche appelait « l’affirmation originaire », se situant au-delà du « nihilisme » et de la fuite vers les « arrière – mondes », mais dont la philosophie même de Nietzsche ne nous offre qu’une expression mutilée.

L’Absolu tel que nous le décrivent les grands textes du Taoïsme ou de l’Advaïta-Védanta correspond à un modèle théorique d’une importance exceptionnelle : le Divin pluridimensionnel par opposition au Dieu unidimensionnel de notre monothéisme traditionnel. L’affirmation du « Divin » s’avère ici solidaire d’une intégration de toutes les formes de la finitude et d’un dépassement des coupures ontologiques analogues à celles qui séparent Dieu et les créatures dans le monothéisme créationniste. Il est à noter que cette intégration est liée à l’affirmation d’une dimension féminine et cosmique du Divin (Dieu « androgyne » et pas seulement mâle et père). Sans doute cette forme du divin a-t-elle été attestée et éprouvée par plus d’un mystique des trois grandes traditions monothéistes, mais à titre d’exception ou d’hérésie condamnée au secret ou à l’excommunication. C’est dans le cadre de la mentalité orientale que les implications de ces modèles théoriques pouvaient s’exprimer avec le plus d’ampleur et de vigueur, en raison du caractère plus contemplatif qu’actif de cette mentalité.

Toutes les formes de la pensée traditionnelle (au sens que René Guénon donne à ce terme) reconnaissent, en Occident comme en Orient, la primauté de la contemplation sur l’action, comme on le voit chez un Platon, un Aristote ou un saint Thomas d’Aquin. Mais en Occident la contemplation, généralement centrée sur l’amour et la personne, n’atteint qu’à titre exceptionnel ses modalités ultimes et radicales, en raison d’une inhibition ou d’un blocage qui nous paraît lié à la croyance indépassable à la réalité de l’égo et des formes individuelles.

La contemplation occidentale nous semble toujours dépendre de l’affirmation de la réalité de l’égo en fonction de laquelle l’objet même de la contemplation est découvert. Or, dans les formes les plus caractéristiques de la spiritualité ou de la métaphysique orientales, cette inhibition est levée, et la contemplation, non crispée sur la réalité d’un égo qu’elle transcende et intègre simultanément, atteint ses ultimes possibilités avec la réalisation de l’identification de l’être individuel avec l’Absolu transpersonnel [1]. Il s’agit ici d’une « enstase », comme le dit Mircea Eliade, à propos du samâdhi yoguique, plutôt que d’une « extase », et qui se trouve liée à un pouvoir de concentration psychique et mentale et à des techniques très élaborées pour développer ce pouvoir (l’éclatement de l’égo vers l’Universel. Le corps et le monde ne sont pas refoulés ou exclus, mais intégrés dans la plénitude de leur vérité ontologique.

Cette attitude spirituelle, qui nous paraît correspondre à un esprit d’affirmation [2], excluant toute forme de négation, et qui s’exprime avec éclat chez les représentants orientaux de ce que nous avons appelé « la perspective métaphysique », dépasse l’esprit d’alternative qui domine la spiritualité occidentale : l’âme n’est pas affirmée contre la chair, ni Dieu contre le monde. L’affirmation intégrale de la transcendance de l’Absolu est simultanément affirmation intégrative de la finitude ou du « relatif ».

Cette contemplativité, qui se fonde sur le décentrement de l’homme par rapport à l’égo, s’exprime dans une attitude spirituelle de nature « gnoséologique », débouchant sur des modalités à la fois « existentielles » et « objectives » du connaître — comme clans le jnàna-mârga védantique et dont Platon, avec sa doctrine de l’Intelligence intuitive (noésis) constituant la forme la plus élevée de la Science (épistémè), nous apporte un remarquable exemple. Cette attitude est en un sens plus « philosophique » que « mystique », ou plutôt elle dépasse cette opposition familière à l’Occident. Henry Corbin a montré dans ses ouvrages récents [3] comment la notion d’Orient était mise en rapport, chez certains philosophes iraniens, comme Sohrawardî, avec la connaissance envisagée comme « connaissance présentielle, unitive, intuitive, d’une essence dans sa singularité ontologique absolument vraie » de telle sorte que cette notion d’Orient ne possède pas seulement une signification géographique mais spirituelle : l’Orient correspond au lever du soleil de la connaissance originaire et intégrale que l’homme contemplatif d’Orient ou d’Occident peut expérimenter, mais que la mentalité orientale est naturellement plus apte à expérimenter que la nôtre.

Par opposition à cette mentalité orientale, celle de l’homme occidental, — au sens à la fois géographique et spirituel du terme —, paraît centrée sur l’action transformatrice du réel plus que sur la contemplation, fondée sur le vouloir et non sur la connaissance, et profondément tributaire de la croyance à la réalité de l’égo et de l’individualité en général.

Or l’ultime vérité de l’égo, ainsi que nous le montre l’existentialisme sartrien, c’est le néant ou la négation à l’état pur, qui morcelle et limite le réel et fait obstacle à la manifestation des dimensions ultimes et fondamentales de l’Etre. Dans cette optique, c’est l’homme occidental en général qui correspond à ce que Nietzsche appelle la « décadence ». Et le nihilisme dénoncé par ce dernier dans le platonisme, le christianisme et l’avènement des temps modernes se retrouve, selon nous, dans toute la pensée occidentale anti-platonicienne, traditionnelle ou moderne, fondée sur la primauté de l’égo et du vouloir qu’on retrouve dans le monothéisme créationniste aussi bien que dans l’existentialisme athée.

En prenant conscience de la divergence qui existe entre ces deux formes de mentalité, il est possible de cerner les difficultés auxquelles se heurte l’homme d’Occident (qui englobe les Orientaux occidentalisés) lorsqu’il est confronté aux modèles théoriques que nous venons de mentionner. Ces difficultés sont fondées sur un impérialisme culturel qui nous semble profondément lié à l’essence même de la mentalité occidentale, c’est-à-dire à sa fondamentale crispation sur la réalité de l’égo et sur les catégories ontologiques et anthropologiques qu’elle implique. Une des tâches qui incombe au chercheur occidental désireux de connaître les doctrines de la Non-dualité, c’est de faire un inventaire des erreurs d’interprétation qui le guettent dans cette approche.

Les modèles théoriques fondamentaux qui caractérisent ce que nous avons proposé d’appeler « la perspective métaphysique » donnent lieu à une série de méprises et de contresens qu’il ne suffit pas de signaler ou de dénoncer, mais dont il faut essayer de rendre raison. La transcendance radicale et intégrative de l’Absolu transpersonnel — qui est liée aux techniques de la formulation de la théologie négative — est l’objet d’un contresens classique qui apparaît avec le plus d’éclat dans l’interprétation schopenhauerienne selon laquelle le Nirvâna bouddhique équivaudrait au « néant » et serait lié à une vision du monde fondamentalement « pessimiste ». Or le Nirvâna correspond en fait, comme l’Atman védantique dont il est un équivalent, à une plénitude ontologique absolue qui ne peut être adéquatement visée que par des négations, et à laquelle l’homme peut accéder par un cheminement à la fois « gnoséologique » et « ascétique ». Et s’il est vrai que l’existence est souffrance pour le Bouddhisme, — d’où l’accusation de pessimisme —, il faut se rappeler que l' »existence » se rapporte à l’égo dont le Bouddhisme, plus de deux mille ans avant les modernes « philosophes du soupçon », a dénoncé les illusions qui le font vivre et le constituent.

Il est clair que le penseur qui est invinciblement dressé à croire à la réalité de l’égo ne peut en concevoir qu’une seule forme de négation, celle qui correspond à sa destruction, et non à sa transmutation. Le Nirvâna (qui correspond à l’extinction du vouloir ou de la « soif » (trsnâ) constitutive de l’égo est donc naturellement posé comme néant par une mentalité qui est condamnée à confondre le Sur-être constitutif de l’Absolu suprapersonnel, et le néant qui en est l’exact opposé. Là où l’Hindou parle des trois quarts de Brahma (l’Absolu suprapersonnel), l’autre quart étant constitué par ce que nous appelons Dieu et le monde, l’Occidental ne verra que le vide et le néant, de même qu’Aristote ne voyait que le « vide » dans les Idées platoniciennes et dans la mystérieuse transcendance du « Bien ». Lorsque l’Occidental affirme Dieu, c’est toujours à partir et en fonction de son invincible idolâtrie de l’égo, de son « égolâtrie ». Au-delà de l’Individu suprême il ne peut y avoir pour lui que le « néant ». Or c’est en fonction de la plénitude de ce prétendu « néant » que s’ordonne le cheminement le plus caractéristique des métaphysiques orientales, le surgissement progressif de la connaissance essentielle prenant appui sur les techniques de concentration psycho-mentales et de transmutation ontologique de l’égo.

C’est la même impuissance à penser un dépassement du royaume de l’égo qui inspire, notamment chez les théologiens chrétiens, une critique à l’égard de la prétendue confusion entre l’ordre de l’égo et celui du Divin, et à l’égard des attitudes spirituelles qu’impliquerait une telle confusion. Le théologien parlera de panthéisme lorsqu’il est en présence de l’immanence intégrale de l’Absolu au manifesté qu’on rencontre dans les Upanishads, signifiant par là une réduction du divin à la réalité du monde, alors qu’en fait la Transcendance du Divin n’est ici nullement mise en cause; en fait l’immanence intégrale de l’Absolu au manifesté, est une expression de sa Transcendance intégrale ou intégrative. Pourquoi ce contresens ? Parce que la seule identification effective que puisse aisément concevoir notre égolâtrie occidentale, c’est la réduction de l’Absolu au manifesté, ou de Dieu au monde (comme chez les Stoïciens ou chez Hegel). Il est donc naturel et presque inévitable que l’Occidental parle de « naturalisme » là où il s’agit en fait d’une authentique transcendance du Divin par rapport à la « Nature » telle que nous avons coutume de la concevoir, c’est-à-dire en fonction de la réalité des formes individuelles. Lorsque le Védanta shankarien affirme l’identité entre Atma (le Soi ou l’Absolu transpersonnel) et jîvâtma (l’âme individuelle) la réalisation qu’il vise concerne la transmutation de l’individuel dans le Surindividuel ou le Transpersonnel. Mais le penseur occidental qui ne conçoit ici que la possibilité d’une réduction à l’individuel et non celle d’une ascension transmutatrice vers l’Universel, parlera d’orgueil ou de prométhéisme à propos de cette identification entre l’humain et le Divin, alors que la visée de cette identification correspond en fait à une humilité fondamentale, radicale, objective et non passionnelle [4], à une extinction transmutatrice et non à une exaltation prométhéenne de l’ego.

Ce contresens peut d’ailleurs sembler parfaitement légitime dans le contexte culturel et spirituel de l’Occident monothéiste. L’exemple de Maître Eckhart nous paraît significatif. Lorsque le pape Jean XXII a condamné les propositions hérétiques du mystique thuringien, il nous parait légitime et naturel d’affirmer que dans le cadre du monothéisme judéo-chrétien les audaces spirituelles et métaphysiques d’Eckhart — qui correspondent à une découverte quasi « sauvage » du Transpersonnel — ne pouvaient pas ne pas être interprétées comme des signes d’une exaltation prométhéenne de l’homme, et par conséquent, comme une contestation condamnable des formes courantes de la foi monothéiste. Il suffit pour s’en convaincre de méditer sur l’accueil enthousiaste du jeune Hegel à la proposition d’Eckhart : « L’œil par lequel je me vois et l’œil par lequel Dieu se voit sont un seul et même œil ». Le panthéisme humaniste et prométhéen de Hegel provient d’un contresens en quelque sorte naturel et nécessaire sur l’audacieuse et subtile identification posée par Eckhart. D’où la très légitime prudence des théologiens qui condamnent des formulations de ce type, en commettant le même contresens que Hegel, en raison des postulats qui dominent l’idéologie occidentale, aussi bien traditionnelle que moderne.

Les contresens que suscite le yoga sont également très significatifs. Beaucoup d’Occidentaux ont été attirés par le yoga en raison des possibilités de développement de la puissance de l’égo qu’il comporte à leurs yeux — par opposition à l’apparente débilité du vouloir que, dans une optique nietzschéenne, le Christianisme leur parait — faussement      impliquer. L’Occidental antichrétien attiré par le yoga voit son contresens redoublé et confirmé par celui du théologien qui reprochera au yoga d’exalter l’autonomie et la puissance de l’homme, d’ignorer la grâce divine, etc. Le théologien adressera le même reproche aux représentants les plus caractéristiques de la mystique dite spéculative (Shankara, Nagarjuna, Eckhart, etc.) ainsi qu’aux modèles théoriques auxquels se réfèrent leurs doctrines (identité essentielle du moi et du Soi, techniques yoguiques) et qui excluraient la « grâce » en favorisant l’orgueil de l’homme.

Ce reproche est naturel, voire nécessaire et légitime, bien qu’injuste et absurde, car le yoga tel que le décrivent les sûtras de Patanjali n’est rien moins qu’une exaltation de la volonté de puissance de l’homme. Il est au contraire une technique spirituelle, méthodique et cohérente, d’éveil et de développement d’une dimension ou d’une énergie « suprahumaine » ou « surnaturelle » qui n’est pas située au-delà d’un égo qu’on aurait préalablement emprisonné dans ses limites, mais qui est posée comme constituant la dimension intime, fondamentale et ultime ou la « vérité » même de l’égo, au-delà des limitations illusoires que les techniques yoguiques ont précisément pour but de dépasser par un mouvement de transcendance intégrative. Le « surnaturel » est vécu ici comme infiniment plus intime à moi que l’égo lui-même — en donnant la plénitude de son sens à la formule augustinienne. Et l’Absolu transpersonnel qui est visé comme le terme ultime de la réalisation spirituelle peut être dit alors présent, à la fois derrière et dans l’apparence constitutive des limitations de l’égo, d’une façon « naturellement surnaturelle » ou « surnaturellement naturelle » — pour reprendre une formule de F. Schuon.

Sans doute n’y a-t-il pas ici, comme c’est le cas chez les mystiques « non hétérodoxes » du christianisme — comme saint Jean de la Croix — de sortie extatique hors de l’égo ni d’irruption foudroyante d’un « surnaturel » posé dans une extériorité indépassable par rapport à la réalité du moi. Mais si l’ego n’a pas ici à sortir de lui-même, c’est qu’il n’y était jamais vraiment entré. La méthode spirituelle du yoga présuppose un moi qui n’est pas prisonnier de ses limitations ontologiques. Aussi la réalisation progressive de l’identification de l’égo avec la Transpersonnalité de l’Absolu, qui fait l’économie des fameuses « nuits » d’un saint Jean de la Croix, avec leur angoisse qui est comme le tribut payé à l’invincible croyance à la réalité de l’ego, nous parait-elle correspondre à une forme exemplaire d’humilité et de présence authentique au (ou du) « surnaturel ».

Il est aisé d’imaginer d’autres erreurs et injustices pouvant résulter de la projection de nos propres structures mentales et de nos catégories sur des modèles théoriques ou pratiques du type de ceux que nous venons d’examiner, lorsque nous appliquons par exemple aux doctrines orientales les termes de mysticisme, de philosophie, d’idéalisme, etc., par exemple en fonction des postulats enracinés dans l' »égolâtrie » invétérée de notre culture occidentale.


[1] Selon l’heureuse formule qu’emploie O. Lacombe à propos de l’Atman-Brahman du Védanta non-dualiste.

[2] Comme celui dont Nietzsche avait la nostalgie.

[3] Notamment « En islam iranien » (Gallimard).

[4] Cf. F. Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains (Cahiers du Sud), pp. 253 sq.