Vincent Bardet
Discours du silence

Derrière ce que l’écriture rend manifeste — la succession de phrases s’organisant dans l’espace de la page et dans le temps du livre — un « autre chose » se profile, que le phénomène du discours recouvre, sans le voiler complètement.
La pulsation essentielle au discours n’est pas à trouver dans l’univers clos des signes où il se meut, mais dans la démarche première du sujet qui parle.

(Revue Question De. No 46. Février-Mars 1982)

Qu’est-ce que le discours, sinon l’écho de ces conflagrations que l’on nomme fragments ?

* Libéré de mes chaînes, je gravis le chemin rocailleux qui mène au monde solaire, montée déchirante ce qui meut mon discours frag­mentaire est ce qui m’émeut : le désir de cette totalité inaccessible dont il est, par ses fulgu­rations successives, comme le miroir brisé.

* Parole s’organisant dans l’espace du langage, le discours révèle toujours autre chose que ce qu’il manifeste.

Derrière ce que l’écriture rend manifeste la succession de phrases s’organisant dans l’espace de la page et dans le temps du livre un « autre chose » se profile, que le phénomène du discours recouvre, sans le voiler complètement.

La pulsation essentielle au discours n’est pas à trouver dans l’univers clos des signes où il se meut, mais dans la démarche première du sujet qui parle.

On ne peut rendre compte de cette démarche en termes de signification ; s’il est vrai que par le discours de la parole s’incarne dans l’espace clos du langage, que le verbe (défini comme infinitus) se fait signe dans un monde fini de signes, cette parole est toujours parole sur quelque chose, et le verbe est verbe de quelqu’un adressé à quelqu’un d’autre.

Parler, c’est toujours legein ti kata tinos (Dire quelque chose à quelqu’un) dans un double mouvement où le sujet s’exprime et cherche à communi­quer.

Le discours est signification, qu’est-ce à dire sinon qu’il signifie quelque chose à quelqu’un ?

* La parole que j’adresse à l’autre naît de lui, elle est sienne autant que mienne. Lorsque, dans le dialogue, la parole jaillit de source, mon discours me révèle à moi-même parce qu’il est suscité par l’autre. « Je » parle et « tu » écoutes, ma parole se fonde sur ton silence.

Cette parole que je profère mais dont je ne suis pas la source car, transcendant mon « Je », elle s’origine plus profondément en moi-même, au-delà de toute détermina­tion logique ; ce discours dont je suis porteur est mien parce que l’autre en est le médiateur.

* Le discours, en tant qu’il est dialogue, postule l’écoute attentive d’un autre qui se recueille dans le silence et accueille la parole qui lui est adressée le silence est une attente, une écoute qui provoque l’in-ouï.

Sans l’avoir voulu, mais parce que nous l’avons désiré, nous découvrons « le lieu et la formule » ; nous nous trouvons dans ce lieu du dialogue où se dit, où se tait la profondeur d’une expérience commune ; lieu commun où, dans l’instant de son écoute, je donne à l’autre et je me donne par lui cette part de moi-même que je ne connais pas encore ; nous nous perdons dans ce haut-lieu où, avec la naissance de la parole attendue, nous est restituée la connaissance aux choses et la reconnaissance d’autrui.

* Le moment critique dans le discours est lorsque l’autre cesse d’écouter.

Le dialogue socratique nous offre l’exemple de ces situations de hallali où, poussé à bout, l’interlocuteur ne veut plus, on ne peut plus écouter la parole qui l’interpelle absent du discours, il « sort » de la conversation, sans cesser parfois de s’y associer pour la forme tandis
que l’homme du dialogue entame un long monologue, « faisant soi-même les demandes et les réponses » (Gor­gias 505 d) et mène à terme l’exposition de son logos, sans passer dès lors par la médiation d’un autre que lui-même.

Le monologue socratique, expérience de passage-à-la-­limite fait éclater le dialogue pour mieux asseoir le dis­cours ; il montre à l’évidence que ce n’est pas l’alternance des demandes et des réponses (la forme) qui meut le dis­cours, mais bien le cheminement dialectique du même à l’autre, fût-il réuni en la parole d’un seul locuteur.

* Tragique, le moment de la crise est celui du discerne­ment : le discours devient tragédie lorsqu’avec une évi­dence aveuglante, il apparaît à l’homme parlant que l’Autre a cessé d’écouter.

C’est la révélation ténébreuse qui a foudroyé le poète : « Le Père a détourné de nous son visage » (Hölderlin). Dès lors, dans l’obscurité du soleil de midi, le voyant est abandonné à son monologue tragique, face au silence des dieux.

Il vit, il dit l’absence de l’Autre, en face de l’Autre.

* Le discours suppose l’écoute attentive de l’autre, mais il n’en épuise pas l’attente. Seul mon discours me permet d’être pour l’autre ce que je suis, et en même temps dramatiquement me fait à ses yeux autre que ce que je crois être.

Car les dés sont pipés, les mots de mon discours, choisis par moi dans la naïveté originelle de mon désir de dire, sont chargés, aux yeux de l’autre, de significations que je ne leur ai pas données.

Les mots ont une histoire, et c’est là ce qui rend la mienne si difficile. La parole que je profère est à mon sens la seule possible (les mots que je dis sont, pour moi, por­teurs du sens dont je veux être le témoin) et pourtant cette parole est interprétée à contre-sens par mon interlocuteur.

* C’est que le mot le plus clair a un passé chargé, il est chargé d’un passé qui obscurcit le témoignage que je veux rendre de mon présent. (Pourtant, en même temps, un mot sans passé ne permettrait pas à ma parole de voir le jour et de se projeter dans là-venir de la relation avec l’Autre.)

En ce sens nous ne sommes jamais contemporains à la parole de l’autre.

Quel que soit mon effort pour être présent à ce que tu dis, l’objet que, par ton discours, tu désignes à mon esprit se dérobe alors même qu’il se manifeste car, pour chacun d’entre nous, le mot n’a pas la même histoire.

(Je voudrais te prendre au mot, et pourtant lorsque j’ai « saisi » ton discours, j’ai le sentiment que tu m’échappes).

* Le silence est la fin du discours il en est le terme, il en est aussi l’achèvement. Le discours est une parole en quête de silence.

Silence est cet instant de plénitude où l’indicible n’est plus inexprimable. Qu’il me suffise par exemple, lorsque tout-à-coup le dialogue se brise, de « lire » sur le visage de l’autre d’y lire, en un éclair, ce qu’il désirait tant me dire et qu’il voulait me taire son visage me figure alors son langage bien plus éloquemment que tous les mots de son discours.

* La parole surgit du silence dans le haut-lieu de la ren­contre, elle est absolument fondée et ce fonds est un abîme car il est hors de portée de voix ; le bavardage (das gerede) est un discours déraciné.

Des mots, des mots, pas une parole ?

« Que voulez-vous monsieur, nous n’avons rien d’autre » (S. Beckett).

« Je suis fait des mots, des mots des autres », saturé d’ab­sence je suis rempli de mots comme de « corps étran­gers », à l’exclusion de toute parole autre, véritablement. Pris par les mots, je ne sais plus ce que parler veut dire, car le sens de la parole me fait défaut.

* Le bavardage renvoie à la mutité, comme la parole au silence.

* Le discours fragmentaire est le seul possible pour qui, tel Lazare du tombeau, sort de la mutité.

* Le discours poétique est moins une parole qu’un cri déchirant l’espace du langage. Le cri poétique, dans sa conflagration, rompt le cercle du langage où s’ancrait un discours trop bien connu, et en ouvre la totalité close à l’infinité de l’inexprimable. « Nous ne sommes pas au monde », « La vraie vie est ailleurs ». C’est de ce refus d’une familiarité trompeuse avec les choses et d’une coha­bitation équivoque avec les mots que surgit, passé le seuil du silence, la parole du poète.

Et pour l’homme de la parole dans l’instant de son dire, l’être du langage est bien « die stetes ruhiges wetterleuch­ten aus unendlicher fülle ». Cette fulguration paisible et silencieuse jaillissant d’une plénitude infinie, qui le replace dans la proximité originelle avec l’objet, et le réinstaure dans cet au-monde que l’on croyait perdu. Car c’est de trouver « le lieu et la formule » qu’il s’agit : sortis du cercle étroit des mots qui nous épuisent, le lieu est cet espace infini où l’ineffable se dépose dans l’épaisseur de la conscience, et la formule est cette étincelle dérobée à l’indicible que le poète recueille entre ses mots et rapporte, sans crainte de l’interdit, aux hommes du discours, leur figurant leur condition originelle de fils du feu, leur signifiant que leur discours est engendré par l’inexpri­mable.

* [Ta de panta oiakizei Keraunos] (La foudre est le pilote de l’Univers – Héraclite). De même que pour l’Obscur la foudre est le pilote de l’univers, de même la figure est ce qui meut le discours. Si la fulguration gou­verne le cosmos, la figuration, foyer du langage, régit le cosmos des mots.

* « … mais ce sont là pures figurations du songe » dit le poète, ou le songe lui-même n’est-il pas pure figuration en ce que, dans l’unité originelle du rêve, la violence de l’image envahit le réseau du langage, et la figure, libérée de tout interdit, se déploie librement dans la profondeur onirique du discours ?

* Parole en quête de silence, le discours postule l’écoute attentive d’un autre, mais il n’en épuise pas l’attente et critique est le moment où l’autre cesse d’écouter. Le discours est parole s’organisant dans le réseau des signes ; par le dépassement de leur univers clos, il vient mourir aux marges extrêmes du langage ; et trouve sa fin dans le franchissement de ses limites : lorsqu’il s’efface, sans mot dire, devant l’objet et se brise dans la relation de proximité à autrui ineffable.

* Ce qui obscurément rend possible le discours le met clairement en échec. Ce que le glissement d’un mot man­qué, le hasard d’un faux-pas du langage (lapsus linguae) ou la hardiesse concertée d’une métaphore bouleversantes transgressions manifestent fugitivement, le parleur, comme l’auditeur en ont la passagère intuition. Manque originel et les manquements de son discours n’en sont que le révélateur. Défaut d’être, que les fautes de ses propos ne font qu’accuser. Faille indicible dont, par la faillite de ses dires, il laisse entrevoir l’abîme.

* Derrière l’agencement syntaxique des vocables et le renvoi des significations, une avidité essentielle paraît orienter la progression du discours, un manque fonda­mental semble en déterminer l’enchaînement.

La trace de ce manque apparaît, comme le figurant, (méta­phoriquement par exemple) en fulgurations insolites, au détour d’un discours que l’on croyait familier. Au-delà de la différence, mais grâce à l’expérience qu’en fait la parole dans l’exercice discursif de la langue, se rend ainsi possible une approche de la déchirure. Événement origi­nel qui suscite sans repos un retournement radical de la position du sujet face au langage.

Fondé en son silence, il se projette dans la parole et la fait discours ; discoureur ; il aspire à retrouver par la médiation du langage l’unité d’avant la chute. Ce manque régit en profondeur le flux du discours. Indicible il cherche à se dire. Ineffable, les fragments de ce discours en sont les brisées en eux les traces de son obscur cheminement.

Il a nom désir de l’Autre.