Jean-Claude See
Dix jours de méditation vipassana

Nous sommes venus ici cherchant la paix, la béatitude, et au terme de cette première journée nous avons mal partout ! Nous espérions des états de conscience supérieurs et nous avons récolté… des courbatures ! En fait, les douleurs physiques apparaissent en contraste avec l’esprit qui commence à se purifier. Il faut faire face à cette réalité, à cette vérité de notre corps, ici et maintenant, sans réagir. Développer l’équanimité

(Revue Question De. No 21. Novembre-Décembre 1977)

Jean-Claude See a commencé à pratiquer différentes formes de méditation dès 1949 (à l’âge de vingt ans). Depuis lors, sa recherche s’est poursuivie en France, en Inde à plusieurs reprises, en Iran, au Pakistan, à Ceylan et aux U.S.A. Il a expérimenté et pratiqué un certain nombre de techniques différentes de méditation et de connaissance de soi d’origines hindoue, bouddhiste, taoïste, musulmane (le zikhr des Soufis) … et même chrétienne (la Prière du Cœur). Il a par ailleurs passé un an aux U.S.A. à étudier les techniques les plus modernes d’« épanouissement personnel » mises au point en Californie, en particulier à Esalen : groupes de rencontre, gestalt, bioénergie, etc. Il avoue avoir vécu en Inde, les journées les plus importantes de son existence (à cette date): deux fois dix jours de méditation « Vipassana » sous la direction du maître de méditation S.M. Goenka.

L’enseignement de la méditation Vipassana est, en Inde, ouvert à tous, hommes et femmes. Il se pratique lors de stages de dix jours où les débutants méditent onze heures par jour, et les étudiants plus avancés parfois vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Le logement comme la nourriture sont payés par les dons de ceux qui ont déjà fait au moins un stage de dix jours. Le début du stage commence à 19 h. Nous sommes assemblés dans une grande salle de méditation, hommes et femmes séparés en deux groupes et tournés vers une estrade basse où Goenka prend place. A ses côtés, sa femme qui méditera sans prononcer une parole durant les dix jours du stage. Lui, d’une voix profonde de basse, commence par chanter en pâli les paroles du Bouddha telles qu’elles retentirent il y a vingt-cinq siècles sur cette antique terre de sagesse. Puis il explique la Noble Octuple Voie et la signification de Vipassana : la Vision Intérieure où l’attention tournée vers le corps le connaîtra tout entier. Mais pour parvenir à ce stade, il faut d’abord obtenir une concentration suffisante de l’attention. C’est le but de l’exercice que nous enseigne alors Goenka et qui va occuper les trois premiers jours de notre stage : Anapana, l’Attention à la Respiration. Il s’agit d’observer la respiration au niveau du pourtour des narines. « Attentif, j’aspire, et, attentif, j’expire. » Cet exercice tout simple est pourtant la clef de la première partie du système de méditation bouddhique, le développement de la Tranquillité (la seconde partie étant le développement de la Vision Intérieure). Contrairement à ce qui se passe dans la respiration zen, il ne s’agit pas de changer quoi que ce soit à la respiration, mais juste de l’observer le plus consciemment et calmement possible. Ne manquer ni une inspiration ni une expiration. Et, peu à peu, tout naturellement, l’esprit le plus agité, le plus tourmenté se calmera, la respiration elle-même s’apaisera et la tranquillité s’installera.

Bien entendu cette concentration (samadhi) ne s’obtient pas sans peine. Elle nécessite des règles de conduite très strictes (sila : la moralité) que les Occidentaux pratiquant la méditation considèrent souvent comme accessoires mais qui sont absolument indispensables pour apaiser les remous des passions et l’agitation de l’esprit. Un stage de Vipassana permet de les suivre très strictement pendant dix jours :

— ne pas tuer (même un insecte !) ;

— ne pas voler ;

— ne pas mentir ;

— pas d’inconduite sexuelle (dans le cadre des dix jours, cela veut dire : chasteté absolue, et ensuite : pas d’adultère, pas de « fantaisies sexuelles ») ;

— s’abstenir de toute drogue ou excitant (tabac compris). En outre, pendant les dix jours, nous ne pourrons pas sortir de l’enceinte du centre de méditation (situé à Igatpuri, à trois heures de Bombay, dans un très beau paysage de collines) et nous ne devrons ni parler (sauf pour poser des questions à Goenka), ni lire ni écrire, et bien entendu n’écouter ni radio ni télévision. En ce premier soir de stage, nous pratiquons Anapana un moment. Et à 9 h 30, nous allons nous coucher. A 10 h, un gong vibre dans la nuit, toutes les lumières des dortoirs et des huttes individuelles (où logent les étudiants à partir de leur dernier stage) s’éteignent.

L’important, c’est le développement de l’attention

A 4 h, le matin suivant, le gong me réveille. Et après une douche froide, à 4 h 40 je suis à nouveau dans la salle de méditation. Chacun est assis comme il le veut : l’important n’est pas la posture mais le développement de l’attention. Bientôt on découvre que la posture la plus confortable et la plus favorable à une méditation profonde est la position « en lotus » où la colonne vertébrale est bien droite et sans tension excessive. On peut aussi changer de position si on le désire, tout en essayant de ne pas perdre le fil de l’attention. Vers 6 h, Goenka arrive dans la salle de méditation et son très beau chant en pâli réconforte les débutants qui, après une heure et demie, commencent à trouver le temps un peu long… et à avoir mal aux jambes et au dos ! A 6 h 30, thé au lait et petit déjeuner. Et à nouveau, à 8 h, méditation de groupe. Nous sommes une centaine de personnes assises les yeux fermés, jeunes et vieux, Indiens, Européens, beaucoup de jeunes Américains, des Australiens et même des moines bouddhistes dans leur robe safran venus de Thaïlande et de Birmanie. On peut commencer Vipassana à tout âge, même sans rien connaître du bouddhisme, quelle que soit sa propre religion. En effet, ce n’est pas une religion, c’est juste une technique tellement simple que le jeune garçon indien de dix ans qui se trouve parmi nous peut la pratiquer aussi bien que les vieillards aux cheveux tout blancs qui pourraient être ses arrière-grands-pères. D’ailleurs, les Indiens viennent souvent en famille pratiquer Vipassana.

Un maître de la méditation Vipassana : Goenka

Birman, d’origine indienne, né en 1924, père de famille, ancien businessman, Goenka est l’un des rares dépositaires d’une tradition ininterrompue depuis le Bouddha et transmise très strictement, pendant vingt-cinq siècles, de Maître à un petit nombre de disciples très soigneusement choisis à chaque génération. Depuis quelques années seulement, cette technique est accessible aux Occidentaux. Goenka enseigne en Inde — patrie du Bouddha, mais où sa doctrine avait commencé à décliner dès 80 avant J.-C. et avait totalement disparu depuis sa persécution par l’islam au XIIe siècle de notre ère. Il a ainsi ramené en Inde une technique jalousement et strictement préservée en Birmanie, où Goenka vécut depuis son enfance, bien que d’origine indienne.

On ne peut parler qu’au maître

Goenka donne les instructions en anglais et en hindi. A 9 h, il demande aux « anciens étudiants » (ceux qui ont déjà fait un stage auparavant) de rester méditer avec lui. Les autres peuvent soit rester, soit méditer à l’endroit où ils le désirent, par exemple assis sur leur lit ou sous un arbre, ou en marchant dans le jardin qui entoure les bâtiments. Mais il est recommandé de méditer de plus en plus souvent en position assise. Dans cette technique « la continuité est le secret du succès ».  Cette phrase sera le leitmotiv des instructions aux méditants. Au début, elle est bien difficile à mettre en application…

Pendant le restant de la matinée, les anciens étudiants sont  appelés auprès de Goenka par groupes de deux ou trois ou, pour les plus anciens, individuellement, afin que le maître vérifie leur pratique. A cette occasion ils peuvent aussi poser des questions et pendant quelques minutes méditer aux côtés du maître dont la sérénité profonde semble se communiquer alors à l’élève.

Il faut observer la respiration sans la modifier

A 11 h le gong retentit à nouveau. C’est l’heure du repas, végétarien bien entendu. Pour les anciens étudiants, c’est le dernier repas de la journée.

Jusqu’à 13 h, repos et temps libre (beaucoup l’occupent à la lessive).

De 13 h à 14 h 30, méditation individuelle. Certains préfèrent se rendre dans la salle de méditation. C’est plus facile de méditer en groupe. Car, bien entendu, si la pratique est très simple, son exécution est au début incroyablement difficile : l’esprit, indompté comme un animal sauvage, semble inapte à être concentré sur le pourtour des narines. Toutes sortes de pensées et d’émotions l’agitent. Un perpétuel bavardage intérieur l’accapare. Goenka fait une brève apparition dans la salle pour encourager les méditants : « Soyez attentifs. Développez l’attention. Soyez vigilants. Travaillez à votre propre libération : observez l’inspiration ! » Observez simplement, sans intervenir : ne créez pas de nouvelles tensions. »

15 h 30 – 17 h. Cette fois ce sont les nouveaux qui doivent rester méditer avec Goenka. Il les fait venir près de lui par groupes de quatre ou cinq : « Comment est votre attention ? Votre esprit vagabonde-t-il beaucoup ? Revient-il vite ou lentement à la sensation de la Respiration ? Après une à deux minutes ? cinq à dix minutes ? une demi-heure ? » Dans ce dernier cas, il recommande de respirer en accentuant volontairement la respiration tout le temps, en faisant un léger bruit avec l’air.

L’attention doit se concentrer sur le pourtour des narines

J’ai beaucoup de mal à rester en place. Je change de position toutes les dix minutes environ. Très mal au genou droit (rhumatismes!). Il m’est difficile de concentrer mon attention sur la base du nez. A certains moments, j’éprouve la sensation de l’air frais inspiré, de l’air chaud expiré et aussi le battement du sang dans mes narines. A d’autres, j’ai l’impression de pénétrer beaucoup plus finement le demi-centimètre carré à la base de mon nez. Mon attention devient aiguë et fine comme un cheveu, et ce minuscule bout de chair me semble un espace immense où les particules vivantes (les globules sanguins ? les cellules ? les molécules ? les atomes ?) exécutent une danse étonnante. Qui croirait sans en avoir fait l’expérience intime que l’attention puisse être ainsi affinée ?

17 h. Thé au lait et fruits pour les « nouveaux ». Thé noir ou eau citronnée pour les « anciens ». Puis repos jusqu’à 18 h. Mais les « anciens » continuent à soutenir leur attention tout ce temps, même en dehors des périodes de méditation strictement dite, en marchant, en mangeant et même en donnant, car avec de l’entraînement on devient conscient également de son sommeil, et l’on rêve en sachant que l’on rêve !

18 h – 19 h. Méditation de groupe. Le petit espace d’un demi-centimètre carré sous mon nez me semble vaste comme la mer et la pulsation du sang soulève la peau comme des vagues ; le souffle pourtant léger de la respiration devenue presque imperceptible (plus la concentration augmente, plus la respiration devient automatiquement très subtile et de peu d’amplitude) semble une brise légère traversant les poils de ma moustache en caressant la peau !

19 h – 20 h 15. Causerie. Goenka donne des explications théoriques sur la pratique que nous avons effectuée toute la journée. Il en sera ainsi chaque soir, l’horaire des autres journées étant inchangé. Impossible de résumer en quelques mots cette causerie d’une heure et quart. Pourtant en voici les thèmes majeurs : Nous sommes venus ici cherchant la paix, la béatitude, et au terme de cette première journée nous avons mal partout ! Nous espérions des états de conscience supérieurs et nous avons récolté… des courbatures ! En fait, les douleurs physiques apparaissent en contraste avec l’esprit qui commence à se purifier. Il faut faire face à cette réalité, à cette vérité de notre corps, ici et maintenant, sans réagir. Développer l’équanimité.

Observer la sensation de l’air à l’intérieur des narines

Au terme de la deuxième soirée, les instructions aux nouveaux méditants sont un peu modifiées : ils doivent essayer d’observer la sensation de l’air, plus seulement sur le pourtour des narines, mais aussi sur leur paroi interne.

20 h 15 – 21 h. Dernière méditation de groupe,

22 h. Extinction des feux.

La méditation est une méthode de purification

Avec le temps, la concentration s’améliore, devient de plus en plus précise et subtile (mais il y a bien entendu des moments difficiles, où elle semble devenir impossible). Nouvelles instructions, le troisième soir : cesser d’observer la respiration proprement dite mais porter toute l’attention sur les sensations dans les mêmes zones qu’auparavant. Pour les nouveaux, le bord des narines, la base et les parois internes du nez. Pour les anciens, seulement un espace de la grandeur d’un ongle à la base du nez (les nouveaux ne feront cela qu’à partir du lendemain).

Les douleurs physiques augmentent mais, quand je suis vraiment concentré sur la sensation à la base du nez, j’oublie à peu près totalement la douleur (surtout dans mon genou droit) qui sinon serait intolérable. C’est ainsi que cette méditation devient un processus de purification : toutes les impressions du passé, toutes les traces des actions bonnes ou mauvaises, en un mot le karma, remontent à la surface de la conscience sous forme de sensations ; toutes les impuretés accumulées depuis si longtemps (depuis la naissance ou — si l’on en croit les bouddhistes — pendant des milliers d’existences précédentes) peuvent être ainsi « purifiées », à condition que j’observe leur apparition sans réagir, avec équanimité. Alors que dans la vie ordinaire, c’est précisément cette réaction aveugle aux impulsions conditionnées par mes habitudes passées qui provoque ma servitude à cet enchaînement sans fin des causes et des effets, ici, le karma passé s’évapore au contraire sans laisser de traces. C’est le pouvoir étonnant de cette technique : au terme de cette quatrième soirée, cela me semble bouleversant de sentir mon esprit si clair et si pacifié, d’avoir pu si rapidement le clarifier et le nettoyer des impuretés accumulées depuis si longtemps. Il est vrai que le terme « brûler » les impuretés n’est pas une métaphore. A certains moments, je sens véritablement mon corps comme s’il était en feu. « Très bien, m’encourage Goenka, ce sont les traces des colères passées, de l’avidité, qui sont ainsi brûlées. Continuez, brûlez toute la nuit. Vous avez beaucoup à brûler ! »

L’attention : du sommet du crâne à la pointe des pieds

Le lendemain, 15 h à 17 h. Goenka donne maintenant les instructions concernant « Vipassana » proprement dit : l’attention suffisamment concentrée (samadhi) peut désormais être dirigée d’abord sur le sommet du crâne puis promenée progressivement à travers tout le corps, jusqu’à la pointe des pieds. Petit à petit, le corps tout entier va être pénétré par l’attention — et devenir incroyablement vivant. Je vais pouvoir ressentir en détail dans mon propre corps mes pensées, mes sentiments, l’impermanence universelle, et me détacher de l’illusion de l’« ego ». Rien n’est permanent que l’impermanence. Aucune trace, nulle part, d’un soi ou d’une « âme » permanente. Mais, paradoxalement, plus je suis « détaché », plus mon corps m’apparaît vivant et libre, les sensations vives et intenses, la vision des choses incroyablement nette, les couleurs plus vives et brillantes. Le monde, la nature apparaissent dans leur fantastique beauté. Je songe à la phrase de William Blake : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, les choses apparaîtraient telles qu’elles sont : dans la lumière de l’Eternité. » (Je cite de mémoire.) A certains moments, le silence intérieur est total. Pure béatitude. Une paix incroyable. Impression de transparence du corps. Pas de limite, pas de prison.

Bien sûr cela ne dure pas. Une nouvelle couche d’impuretés monte du tréfonds de mon être, et de nouveau la douleur physique apparaît. Les impuretés sont brûlées. Mais, en filigrane sur la douleur, une joie profonde et intense accompagne cette purification.

Le dernier jour, Goenka enseigne Meta pona, le « partage des mérites », où on laisse émaner silencieusement les vibrations de paix et de béatitude que l’on a pu goûter, afin de partager cette paix avec tous les êtres sensibles, amis ou « ennemis ».

« Puissent tous les êtres être heureux

Puissent tous les êtres être libres

Puissent tous les êtres trouver la Libération. »

Je ne puis plus dire « je » mais « ça » émane de l’amour, de la compassion, de l’harmonie, de l’amour infini pour tous les êtres. « Puissent tous les êtres trouver le Véritable Bonheur. »

10 h du matin. Nous avons à nouveau le droit de parler. Quand nous nous séparerons, c’est avec un regard tout nouveau que nous retrouverons la vie quotidienne.

J.-Cl. See

Pour en savoir davantage :

• Nyanapomika thera : Le Cœur de la méditation bouddhiste. L’Art de cultiver l’harmonie et l’équilibre de l’esprit (Adrien Maisonneuve — Paris, 1976).

• Rahula : L’Enseignement du Bouddha (Paris, Seuil, 1961).

• Maurice Percheron : Le Bouddha et le bouddhisme (Paris, Seuil, coll. « Maîtres spirituels », 1956).

• Dominique Godèche : Santana (Paris, Seghers, coll. « Maîtres et mystiques vivants », 1975).