Sankara Menon
Données essentielles de la culture hindoue

Pour la plupart des Indiens, le concept de base qui a dominé la pensée et la vie hindoues est l’affirmation de l’unité de la vie ; je ne suis pas sans savoir que des systèmes dualistes ou pluralistes ont été connus dans l’Inde et y ont acquis un grand prestige. Mais tandis qu’on les respectait, leurs conclusions sur la Réalité Ultime n’ont pas été admises en définitive. La déclaration fameuse du Rig-Veda sur « L’Un auquel les Sages donnent bien des noms », montre que cette conviction se rencontre chez les Hindous dès l’aube de l’histoire.

(Revue Le Lotus Bleu. No 1. Janvier-Février 1963)

Il est dans la nature de toute culture d’assimiler et d’inclure. Au cours de l’histoire connue, c’est souvent que des nations se sont combattues pour conserver, sacrée et sans souillure, une foi ou une culture religieuse. Dans la lutte même pour se maintenir pures, les cultures se mélangent et sont fortement marquées par tout ce avec quoi elles entrent en contact. L’Hindouisme a toujours bien accueilli l’impact des cultures et il a donné asile à d’autres fois et croyances. Il a pris part à bien des apports venus de loin et les a digérés. Le climat spirituel de l’Inde les a remodelés et vivifiés et ils ont été proclamés d’une voix authentiquement indienne. Il faut aussi admettre que si l’homme doit obtenir quelque soulagement à la situation où se trouve aujourd’hui l’humanité, il lui faut d’abord comprendre l’importance de cette suprême vertu de détachement à laquelle l’Inde, au cours des âges, a attribué une si grande valeur ; il lui faut comprendre la philosophie de l’action, libérée du désir pour le fruit de cette action, philosophie transmise comme un grand héritage aux Indiens, tout comme un trésor fabuleux qu’un père laisserait dans son patrimoine familial.

Pour la plupart des Indiens, le concept de base qui a dominé la pensée et la vie hindoues est l’affirmation de l’unité de la vie ; je ne suis pas sans savoir que des systèmes dualistes ou pluralistes ont été connus dans l’Inde et y ont acquis un grand prestige. Mais tandis qu’on les respectait, leurs conclusions sur la Réalité Ultime n’ont pas été admises en définitive. La déclaration fameuse du Rig-Veda sur « L’Un auquel les Sages donnent bien des noms », montre que cette conviction se rencontre chez les Hindous dès l’aube de l’histoire. Cette idée formait la base de l’enseignement des Oupanishads et on la trouve proclamée dans les Mahavakyas qui se succèdent. La Svetasvatara Oupanishad déclare : « Le seul Dieu qui est caché dans tous les êtres, qui pénètre tout, qui est l’âme intérieure, de tous les êtres, le régent de toutes les actions, qui réside dans tous les êtres, le témoin, la pure pensée, sans qualités, le seul soi dépendant au milieu du multiple inactif, qui rend multiple la semence unique, seuls les Sages qui le perçoivent siégeant au dedans de leurs propres sois atteignent la félicité éternelle ».

Que cette existence unique soit vraiment le soi dans tous les êtres est une vérité sur laquelle insistent certainement les Oupanishads. La Chandogya dit : « Mon soi que voici, dans le cœur, c’est Brahman ». Et encore, l’expression célèbre et explicite : « Tu es Cela » se trouve dans l’Enseignement que son père donna à Svetakelou.

Durant la discussion à la cour de Janaka que rapporte la Brihadaranyaka Oupanishad, dans un passage aussi beau que bien connu, Yajnavalkya affirme l’unité de la vie une. « Sans être vu, Il voit, sans être entendu, Il entend ; sans qu’on pense à lui, Il pense ; inconnu, Il connaît. Aucun autre que Lui n’est le voyant, aucun autre l’entendant, aucun autre le penseur, aucun autre le connaisseur. Il est le Soi, le Régent Intérieur, Immortel. Ce qui est autre périt ».

Tout au long de la littérature Smritri et des Pouranas, on trouve la même emphase sans fissure. Dans la Gîtâ, Sri Krishna déclare : « Ce par quoi le voyant voit un seul Etre indestructible dans tous les êtres, non séparé dans le séparé, connaît que ce savoir est pur ». Et encore : « Siégeant également dans tous les êtres, le Seigneur suprême qui ne périt pas à l’intérieur de ce qui périt celui qui Le voit, celui-là voit ».

En vérité, les grandes déclarations qui concernent cette unité de toute vie sont très nombreuses et forment une partie de toutes les écritures de l’Inde. C’est la vie une, la lumière, dans l’éclat de laquelle toute la manifestation s’illumine. Elle est l’unique et le multiple. C’est de cette conviction qu’est née la compréhension profonde que les phénomènes changeants ne peuvent pas constituer la réalité ultime, que le substratum divin qui sert d’arrière-plan au drame de la manifestation est la seule constante, la seule vérité, et que la vérité était le seul objet valable de la recherche humaine. La voie était ardue, mais le prix en valait la peine. Le bonheur ainsi atteint était seul permanent et méritait d’être possédé. « Ce qui est d’abord venin, mais qui devient à la fin nectar, on dit que ce plaisir est pur, né de la connaissance joyeuse du Soi ». Le savoir qui ne conduisait pas à la compréhension profonde du Suprême n’était que connaissance inférieure. La Moundaka Oupanishad dit : « Il y a deux connaissances, affirment ceux qui connaissent Brahman : la supérieure et l’inférieure Cette dernière le Riq-Veda, le Yajour Veda, le Sama Veda, 1’Atharva Veda, le Siksha, le Kalpam, le Vyakaranam, le Nirouktam, le Chhanda et le Jyothisham. La Suprême par quoi on atteint l’Eternel ». Et la quête de cet Eternel était à l’intérieur de soi.

Dans le Brihadaranyaka Oupanishad, Kahola, fils de Koushitaka, demande à Yajnavalkva quelle est la nature de Brahman et de l’Atman. Après avoir affirmé que les deux sont un, Yajnavalkya dit : « Ce qui transcende faim et soif, chagrin et illusion, décrépitude et mort ; connaissant ce Soi lui-même, les Brahmanes renoncent au désir d’avoir des fils, des richesses, des mondes, et mènent une vie de mendiant ». Nous pouvons noter en passant la mention des trois Eshanas qui plus tard se cristalliseront dans la grande Smriti de Manou, en les trois facteurs de Trivarga. Cette recherche n’était pas pour les faibles, mais pour les forts. « Et l’Atman n’est pas atteint par celui qui manque de force ou de soin, ni sans manifestation d’autorité ; l’Atman du sage qui lutte par ces méthodes pénètre dans la demeure de Brahman ».

Tandis que la réussite est difficile en un certain sens, elle est aisée dans un autre sens. Tous les êtres tendent vers la pleine expression de leur potentiel. Dans l’homme comme en toute vie, le potentiel est la perfection de la connaissance et l’atteinte de l’unité qui en résulte. L’Atman, réalité dans l’homme, est pure conscience et sa nature est béatitude. Comme l’eau aspire toujours à entrer dans la mer, plénitude des eaux, l’homme aspire à la plénitude du savoir et il existe une quête éternelle du bonheur. Il est ainsi fait que rien ne peut le contenter qui ne participe pas à la nature de la réalité. De là vient que nous voyons, dans le monde, que l’homme cherche le bonheur, mais ne le trouve pas, car il se fourvoie. Il prend l’irréel pour le réel et n’est pas satisfait de ce qu’il obtient ; il marche dans l’ombre qu’il projette et se lamente d’être dans les ténèbres. Mais partout, la recherche vise ce qui est permanent, le contentement, le bonheur en un mot le réel. L’ignorance, née des propriétés de la matière, fait que les moyens de la quête sont mauvais, et la bonne fin n’est pas atteinte.. Tous les êtres naissent dans l’illusion, à cause du double principe de l’attachement et de l’aversion. Sri Krishna dit : « Par l’illusion des paires d’opposés qui jaillissent de l’attraction et de la répulsion, ô Bharata, tous les êtres errent dans une illusion totale dans cet univers ».

Cependant, participant par essence à la nature du réel, nous gravitons, lentement peut-être, vers la plénitude du réel, ne cherchant que ce qui est réellement et vraiment en nous. Dans le Taittiriya Oupanishad, on pose la question : « Si cette béatitude n’était pas présente dans l’éther du cœur, qui pourrait vivre, qui pourrait respirer ? ». C’est cette certitude concernant la destinée de l’homme qui est une partie si merveilleuse et si importante de la conviction Hindoue qu’il n’y a pas de damnation, qu’aucun homme ne peut être perdu. Le chagrin est irréel et n’a pour cause qu’une insuffisance de perception. Lorsque pointe la connaissance réelle, tout chagrin, toute possibilité de chagrin disparaît et l’Atman brille de son éclat naturel à travers les voiles de la matière.

Découlant de cette proposition que la vérité est une et que tous les hommes doivent atteindre cette vérité malgré l’ampleur de leurs déviations, l’Hindou a développé une tolérance et une universalité d’appréciation extraordinaires. S’il est dans la nature de l’homme de chercher, et si la nature de l’homme est unique, il doit donc y avoir maintes avenues de recherches selon les répartitions des qualités dans chaque individu. Tout comme les hommes peuvent escalader un haut pic de montagne en venant de diverses directions, mais se rencontrent au sommet, ainsi un être humain peut choisir sa propre méthode d’accès et avoir la certitude d’atteindre le but. Sri Krishna dit, dans le sloka bien connu de la Gita : « par quelque moyen que les hommes s’approchent de moi, je les accueille, car tous les sentiers sont miens ». Et il dit aussi : « Même les fidèles des autres divinités qui ont une adoration sincère, m’adorent aussi, ô fils de Kounti, bien que ce soit contraire à la règle antique ».

On ne peut imaginer des déclarations plus nobles et plus universelles, plus tolérantes et plus compréhensives que celles-là. Et ces déclarations n’étaient pas le fait d’un instructeur quelconque, mais de Celui qui est la somme des Védas eux-mêmes. Cette acceptation et tolérance vis-à-vis de la diversité des tempéraments humains, est un des traits les plus nobles de la culture Hindoue.

Suivant encore cette conception de l’unité, jaillit aussi l’idée de l’unité de tout savoir. Il n’y avait pas divorce entre la pensée et la religion. Il est vrai qu’il y avait des écoles extra-védiques qui n’acceptaient pas l’autorité de la religion. Certaines, comme les Charvakas, étaient dans le cadre Hindou ; mais d’autres, Bouddhisme et Jaïnisme par exemple, devinrent des religions séparées. Mais les systèmes purement laïcs ne restèrent que comme des curiosités et ne jouèrent aucun rôle dans le développement intégré de la pensée Hindoue. Tout comme il y avait une union entre la religion et la philosophie, il y avait une étroite communion entre la métaphysique et l’éthique. Le Smriti ne faisait que suivre et amplifier les révélations transcendantes du Srouti.

Mais le Smriti, le Dharmasastra ou l’éthique ne sont que d’importance secondaire. La philosophie, la recherche dans la nature de l’Absolu, la révélation des Védas concernant l’ultime inconditionné — voilà c’e qui prime Tout. L’éthique concerne l’infini enclos dans le fini. C’est la loi à laquelle se plie volontairement ce qui est au-dessus de la loi.

De même manière, on reconnaît l’unité du savoir scientifique, la physique avec la métaphysique. Les Angas ou sciences venaient du Véda qui était le tabernacle de tout ce qu’il y avait de savoir et toutes les possibilités de connaissances phénoménales sont latentes dans les révélations du Véda. Nous ne pouvons dire que toutes les connaissances géométriques s’arrêtent aux Kalpa Soutras. Cette possibilité est sans fin comme le sont en fait les phénomènes. La potentialité d’un tel développement est incluse dans cet enseignement Védique qui a donné naissance au Kalpa en tant qu’Anga et qui fut systématisé dans les Soutras.

A cause de l’importance attachée au savoir, on en vint à comprendre que le savoir ne peut s’atteindre que si le mental s’exprime en pleine liberté. C’est par l’argumentation pour et contre, par l’accord ou la discussion que le mental apprenait à écarter le non-essentiel. Aussi encourageait-on la libre spéculation. Sankara Bhagavatpada dit : « Le savoir ne vient pas sans discussion ni controverse ». Les grandes assemblées, dans les cours des rois qui se plaisaient à des disputes érudites, ont été un trait de la vie civilisée de l’Inde depuis les temps védiques jusqu’à ces dernières années. Les rois et les grands amis du savoir encourageaient diverses philosophies et des modes de pensée. A l’encontre de ce qui a pu se passer ailleurs, il ne résultait aucune animosité de ces controverses. Aucun Hindou appartenant à une école de philosophie n’aurait dénié à l’adhérent d’une autre le droit de se dire Hindou comme lui ! Chacun s’en tenait strictement à sa croyance et à ses pratiques, mais donnait aux autres toute liberté de s’exprimer à sa façon. Il était impensable de chercher à convertir. Sri Krishna dit : « Il est bien mieux d’accomplir son propre Dharma que d’accepter celui d’un autre ». Les différences d’opinion contribuent à enrichir et diversifier la vie. On prescrivait la conformité des pratiques sans placer des bornes à l’esprit dans sa recherche de la vérité absolue, pour laquelle il y avait liberté absolue.

Le développement de toutes les grandes idées que nous considérons aujourd’hui comme fondamentales à la religion Hindoue viennent de deux facteurs : 1° la conception de l’unité de la vie, de la vérité ; 2° la liberté de pensée. Considérons certaines de ces idées. Puisqu’il n’y avait que la vie une et que toute vie se fondait en définitive dans la vie une, la question dont s’opérait cette fusion se posait. Dans le monde, on rencontre l’humanité à divers degrés de développement des intelligences et des sensibilités. Il y a ceux qui sont développés spirituellement et ceux qui ne le sont pas. D’où vient cette différence ? Graduellement l’idée d’évolution et de réincarnation comme méthode d’évolution surgit et s’imposa. En dehors de la sanction de l’autorité, la théorie elle-même est si logique et cadre avec toutes circonstances. La croissance prend place par le développement de la conscience qui passe de l’inconscience à la Soi-conscience. Le processus prend place par l’expérience actuelle que l’homme subit de vie en vie. Par bonheur, la mémoire de l’homme est limitée à une seule vie, mais la personnalité avec laquelle il naît résulte de l’arrière-fond de cette expérience. Robert Browning a fort bien exprimé dans « Rabbi Ben Ezra », la fonction de cette expérience.

« Et je me reposerai ici avant de repartir encore une fois bravement et renouvelé vers mon aventure !

Sans peur et sans trouble pour choisir mon épée et revêtir mon armure pour le prochain combat ! »

Comme l’homme croît et se développe dans la vie, de même sa conscience se déploie et finalement les bornes de l’avidya, l’ignorance, sont franchies et elle entre dans la lumière de la pure connaissance.

L’instrument de la réincarnation est Karma. L’homme est maitre de son destin et pleinement responsable de ce qui lui arrive. Il fait son avenir par ses actions. Il ne faut pas voir en karma une punition. Il n’y a pas de punition parce qu’il n’y a pas de juge qui condamne. Mais karma n’est pas une réaction à une action. Ce n’est que la plénitude de l’action. Nous ne remarquons en général qu’une phase dans une action. Mais celle-ci a de lointains prolongements cachés à nos yeux. Lorsqu’un enfant abuse d’une nourriture qui ne lui convient pas, la souffrance qu’il sème est moins l’effet d’avoir mangé que la culmination de ce processus. Les points de départ de l’acte nous sont connus, mais il culmine plus tard. De même les actes que nous commettons dans une vie peuvent culminer et fleurir dans une autre La fleur peut être suave ou désagréable. Mais dans ce cas comme dans l’autre, c’est nous qui la produisons, et nul autre. Il n’y a aucune providence bienveillante ou malveillante, qui distribue récompense et châtiment. Dans la croissance et le développement, l’action commence à se purifier de plus en plus par la sagesse. « Toutes les actions, dans leur cheminement, culminent dans la sagesse », dit Sri Krishna à Ardjouna. L’action se fait dans le détachement, accomplie sans le moindre désir pour son fruit, se fait entièrement pour lokasamgraham, pour le bien du monde et l’homme est prêt pour la libération.

C’est à travers la réincarnation dictée par karma qu’il y a émergence du tempérament et des qualités. A cause de la distribution des tempéraments et qualités, varnas, les castes, se créent. Quoiqu’on puisse dire ou penser de la stratification sociale dans l’Inde, lui attribuant la tâche de conduire l’idéal des castes à sa conclusion, on ne peut nier que varna est un fait de la nature. Les quatre types d’instructeur, de gouvernant, de marchand, d’ouvrier, se retrouvent dans toute communauté et société. Les multiples occupations de l’homme peuvent se classer dans l’une ou l’autre de ces catégories. Partout où nous trouvons des hommes qui ont des occupations leur venant du fait de leur tempérament et de leurs aptitudes, nous voyons la société se diviser naturellement en Brahmines, Kshatriyas, vaisyas, Soudras. La difficulté naît quand l’idée originelle disparaît et qu’il ne reste que la coquille. Dans la Gitâ Sri Krishna dit : « Les quatre castes ont été émanées par moi par la distribution différente de qualités et d’actions ». S’il faut prendre cette déclaration en même temps qu’une autre qui dit ensuite : « L’humanité atteint sa perfection si chaque être s’applique à son propre devoir », on vient à conclure que la perfection est atteinte par l’épanouissement des aptitudes que sa nature et son tempérament ont mises en un individu. Si varna est déterminé par l’aptitude naturelle et que le dharma soit l’accomplissement des devoirs prescrits à chaque varna, on ne peut échapper à cette conclusion.

A la conception des varnas s’allie étroitement celle des ashramas. Afin que l’homme puisse croître à la plénitude de sa stature, les quatre ashramas sont institués, qu’il traverse de l’enfance à la vieillesse. A chacun de ces stages, une partie vitale de la nature humaine, ses besoins, ses désirs, ses aspirations et ses capacités, est développée. L’Ashrama Dharma est le plus sage système d’éducation totale et d’accomplissement, que l’homme ait jamais réglé. En effet, qu’est-ce donc d’autre qu’un vaste instrument d’éducation ? A des étapes appropriées de la vie, les facettes diverses de la personnalité ont une possibilité d’expression convenable.

Peut-on lire les injonctions de Manou concernant le Brahma-charga, qui est le stage d’étudiant, par exemple, en tenant plus compte de l’esprit que de la lettre, stricte dans certains cas, et concevoir un idéal plus noble de la vie d’étudiant ? Que de sagesse dans son insistance sur l’état suivant de grihasta, le chef de maison. Les autres ashramas peuvent avoir droit à phis de respect, mais leur maintenance et la stabilité de la Société dans son ensemble dépend du grihasta. A chaque degré ce qu’on exige de l’homme est ce qu’il est le plus capable de faire à cette étape. Aucun degré ne peut être perdu ou évité. On ne peut renoncer sans avoir rempli les obligations des ashramas qui précédent.

De cette façon, il y avait économie d’effort, moins de gaspillage et L’homme ne souffrait pas des effets d’une frustration, qui est le mal le plus courant à l’affecter. En faisant due attention au facteur de la nature humaine, à l’emploi qui convient à chacun, tout l’effort humain étant pleinement mobilisé par l’arrangement des ashramas, le Manou envisageait une société parfaite où la dignité de l’homme s’accomplirait complètement.

Du concept de la vie une vient l’unité des pourousharthas. L’homme est double en nature individuelle et commune. Mais ces aspects de l’homme visent également la même fin l’union avec la vie une. En tant qu’individu, il réalise le soi dans l’isolement. Dans son aspect social il se reconnaît dans tous les êtres. Cette unité n’est réalisée que par l’évolution et la croissance. L’évolution comporte deux processus. Il y a une phase d’éloignement, de mouvement, d’expérience active. C’est ce qu’on appelle le sentier de l’aller, pravritti marga, avec les trois éléments de dharma la loi, artha la possession et kama le désir. L’esprit est enveloppé dans la matière et travaille avec elle pour en comprendre la nature et finalement s’en libérer. C’est la nature de la vie, et selon cette nature le but de la vie devient double. D’abord la jouissance du plaisir légitime et de la prospérité dans ce monde ; ensuite l’accomplissement de moksha la libération, la béatitude suprême en complétant son premier objet et en le transcendant. Comme je l’ai dit plus haut, l’homme vit sa vie en société et sans une organisation convenable de la société son premier but ne peut être atteint.

On pense que les Hindous sont guidés par une religion pessimiste qui rejette comme mauvais les plaisirs du monde. La vérité est autre. La religion enseigne que la réalité finale est ananda la félicité et que le désir légitime est un but acceptable. En fait, la place de kama ou désir est si importante que Sri Krishna dit : « Dans les êtres je suis ce désir qui n’est pas séparé de la loi ». La Bhaghavad-Gîtâ dit : « l’âme ne comprend pas sans expérience directe l’acuité des objets des sens, l’acuité des plaisirs qui en viennent d’abord et des souffrances qui suivent à coup sûr. Et il est nécessaire pour la satisfaction et le perfectionnement de l’âme qu’elle traverse ces deux expériences. Nul ne devrait donc briser prématurément la croissance de l’intelligence d’autrui, qui ne grandit que par l’exercice au milieu des objets des sens, mais le rend capable de trouver la renonciation et l’indifférence tout seul et pour lui-même par la connaissance directe ».

C’est une déclaration complète de la position Hindoue par rapport à la vie qu’on mène. Naturellement dans le sentier de l’aller, le dharma tient une place de contrôle. Shiva déguisé en étudiant dit à Pavathi dans le Koumarsambhavam de Kalidasa : « Il m’a maintenant été démontré sans aucun doute que dharma est en vérité la partie la plus importante du Trivarga ». Dans le grand poème épique Bharata, Vyasa lui-même déclare : « J’implore en levant les bras et nul n’y prend garde. De dharma coulent avec abondance le plaisir et le profit. Pourquoi ne suivez-vous pas dharma ? ».

En suivant correctement le pravritti marga et en accomplissant dharma à toutes les étapes de la vie, on suppose que l’homme paie les trois dettes qu’il a de naissance : la dette envers le gourou, les rishis, la dette envers les devas et la dette envers les pitris (aïeux). Il paie la première par l’étude et l’enseignement, la seconde par le culte légitime, la troisième en engendrant des enfants. Ce n’est qu’alors qu’il est apte à passer à la poursuite du deuxième but de la vie, au sentier de la délivrance, nivritti marga. Le Manou dit : « Ayant payé les trois dettes, l’homme devrait se tourner vers la libération. Il faut les avoir réglées en totalité pour qu’il puisse désirer la libération (Moksha). Autrement, il tombera plus profondément dans la matière ». Mais c’est là le but final, la libération de tous les liens par la pratique de l’indifférence et du détachement. Au moment de la libération, l’homme se sait être lui-même et tout. La vérité finale est révélée dans toute sa gloire et les ténèbres de l’ignorance se dissipent.

Quelle conception grande et noble de la vie et de l’homme. L’homme n’est plus le jouet du destin mais participe à la vie de l’Absolu. Shakespeare met dans la bouche d’Hamlet des paroles qui expriment avec beauté le même concept de la place de l’homme : « Quelle œuvre que l’homme ! que de noblesse dans sa raison ! qu’il est infini dans ses facultés, sa forme, son mouvement, expressif et admirable ; qu’il ressemble à un ange dans l’action et dans sa compréhension à un dieu, la beauté du monde ! ».

Le plus grand des buts a été donné à l’homme, l’expérience directe de la vérité, et sa prière, alors qu’il part en quête de ce but est ce texte antique : « De l’irréel, conduis-moi au réel, des ténèbres à la lumière, de la mort à l’immortalité ! ».

M. Sankara Menon

(The American Theosophist, 1962)