Du maléfice à l’hérésie entretien avec Yves Castan

Il me semble que le recours magique correspond, comme autrefois sinon au même degré, à la nécessité pratique de concevoir ce qui n’est pas expliqué par les savoirs habituels, de pourvoir à certains besoins ou certaines parades de défense, qu’il correspond aussi à une exaltation de la volonté ou de la terreur. Les domaines d’intervention paraissent analogues (ce qui tient aux incertitudes de la santé, du succès, de la vulnérabilité quand les techniques ordinaires sont en défaut). Il faut ajouter à cela le besoin d’une proche autorité, tutélaire ou redoutable, là où les autorités sociales manquent ou sont trop étrangères.

(Revue Question De. No38. Octobre 1980)

Quels que soient le pays ou l’époque, magie et sorcellerie sont des constantes inébranlables de la société humaine. Leur persistance aujourd’hui est donc loin d’être étonnante. L’historien Yves Castan a mené à partir d’une vaste documentation judiciaire, des recherches sur la sorcellerie européenne du XVIe au XVIIIe siècle, recherches qu’il a consignées dans son livre « Magie et sorcellerie à l’époque moderne » (Albin Michel). Le point de vue concis de l’historien s’avère ici précieux pour comprendre le rôle de la sorcellerie en tant que prodigieux révélateur collectif des mentalités et des sociétés.

D’où vient votre intérêt pour la sorcellerie ?

Du point de vue de l’histoire des mentalités, la sorcellerie est un révélateur : révélateur de conceptions relatives aux formes de causalité en action dans le monde apparent, des réactions morales et des tensions avec la représentation religieuse. Elle présente des variables intéressantes selon les périodes, milieux sociaux, situations, pénétrations des modèles scientifiques et religieux, directives politiques, etc. La crise des XVIe et XVIIe siècles offre un intérêt particulier en ce qu’elle irrite la contrariété avec les modèles proposés et finit par se répandre en Europe occidentale, du moins au niveau judiciaire (le seul qui nous documente), par une fin de non recevoir. Pour une étude historique, seul le phénomène de croyance est saisissable, puisque la reconnaissance du fondement en réalité n’est plus à notre portée d’observation.

Qu’est-ce qui détermine encore aujourd’hui la crainte du sorcier et le recours au désenvoûteur ?

J’ai constaté comme d’autres ces phénomènes mais ne les ai pas étudiés, d’où mes références aux travaux de Jeanne Favret-Saada et à des études ethnologiques extérieures. Il me semble que le recours magique correspond, comme autrefois sinon au même degré, à la nécessité pratique de concevoir ce qui n’est pas expliqué par les savoirs habituels, de pourvoir à certains besoins ou certaines parades de défense, qu’il correspond aussi à une exaltation de la volonté ou de la terreur. Les domaines d’intervention paraissent analogues (ce qui tient aux incertitudes de la santé, du succès, de la vulnérabilité quand les techniques ordinaires sont en défaut). Il faut ajouter à cela le besoin d’une proche autorité, tutélaire ou redoutable, là où les autorités sociales manquent ou sont trop étrangères.

Quels étaient le statut, la fonction et l’importance du sorcier dans la société villageoise ?

Aux XVIe-XVIIe siècles, il s’agit surtout de sorcières instruites par communication familiale ou de voisinage selon les procédés les plus classiques partout exposés (malédiction, patenôtres, simulacres, actions analogiques) à quoi il faut superposer les contaminations selon la représentation religieuse (démon, pacte, sabbat) ou les indications particulières du folklore. Ces femmes, de condition indigente ou médiocre, tenaient un prestige ambigu à la fois rémunérateur et périlleux dû aux fonctions consenties ou redoutées par la communauté.

Dans certaines traditions (orientales, africaines, etc.) religion et magie sont si proches qu’elles ne peuvent ni se condamner, ni s’exclure. Comment comprendre dans le monde catholique cette formidable répression : « la chasse aux sorcières » ?

Un christianisme « épuré » ne peut que recommander le respect des causes secondes (déterminisme naturel) et de l’action providentielle d’un Dieu seul, sollicitable par la prière, tandis que les démons n’agissent que dans le sens défini par la permission divine, même s’ils peuvent faire croire au sorcier qu’ils déterminent leur action. Cette confiance des sorciers et de leurs adeptes prouve leur corruption et ne manque pas d’étendre le champ de la correction divine, si même elle ne finit par entraîner tous les hommes à la renonciation aux promesses de salut. Les formes de la religion populaire, avec l’extension accordée aux divers types de médiation, d’intercessions, de moyens prophylactiques, étaient plus conciliables avec les croyances relatives à la sorcellerie. Avec le trouble apporté par la vision nouvelle de la mort et du jugement (voir Philippe Ariès – L’Homme devant la mort, Seuil) et le retour à l’exigence purifiée des réformes protestantes et de la contre-réforme catholique (voir J. Delumeau – La Peur en Occident, 1978 et R. Muchembled – Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, XVIe – XVIIIe siècles, 1978), les grandes crises (pestes, économies en mutation, ruine du pouvoir seigneurial, guerres et fiscalités d’états) ont aiguillé vers la recherche de boucs émissaires, la condamnation de pervers occultes ou d’hérétiques vouant le monde à sa perdition. L’espoir d’une science rationnelle fait aussi détester ou mépriser les recours magiques aux sorciers ; il y a une crainte de la constitution d’un corps de savoir magique.

Pourquoi la femme est-elle liée historiquement à la sorcellerie ?

Sans prétendre épuiser les causes de cette désignation féminine, j’insisterai sur la spécialisation de la femme dans le biologique. Elle est le champ sexuel, le support de la gestation et de la nourriture des enfants dans leur âge le plus fragile ; elle prolonge ce rôle dans l’alimentation des hommes et du bétail : fermentation du levain, de la bière, cuisine, etc. Elle paraît plus humorale que l’homme, sensible aux influences mystérieuses (intuitions, envies, etc.). Les actions et réactions des hommes semblent relever de techniques délibérées plus certaines ou de déterminations plus évidentes.

D’autre part, la femme joue dans la communication interne et confidentielle un rôle plus efficace que celui de l’homme qui parle surtout du travail ; c’est elle qui, transmet petits secrets et indications suspectes. Donc les accusés évoquent surtout des propos de femmes et la chaîne des accusations remonte à travers elles. Plus souvent condamnées, sont-elles plus souvent sorcières établies ? En tout cas, dès la fin du XVIIe, le personnage du sorcier devient aussi fréquent ; on lui prêtre plus volontiers savoir, férocité, habileté, etc.

Il faut aussi tenir compte de l’explication, donnée surtout par les historiens anglais, de la réduction au rôle de sorcière par le ressentiment des villageois qui devant ces femmes vieillies et sans appui, nombreuses, nécessiteuses, font appel à une solidarité qu’on ne peut absolument pas décevoir dans le cadre communautaire ébranlé. On se sent coupable du refus et des rudesses qu’on leur oppose et l’on prend au mot leur malédiction…

Propos recueillis par Zeno Bianu