Jean Klein
Écoutez sans interpréter

En tout cas, dans l’enseignement qui vous est ici transmis, les mots sont seulement une image, écoutez-les sans les inter­préter, afin de sentir ce qui est derrière, ce qui passe par leur intermédiaire. Laissez vivre la formulation sans intervenir, sinon, ce que l’on a entendu devient intellectuel, on cherche à s’en souvenir ; or, ces phrases sont déjà mortes, la mémoire est un cimetière.

(Revue Être. No 4. 14e année. 1986)

Le titre est de 3e Millénaire

On attribue cette phrase à Lao-tseu : « Si j’étais Dieu, je donnerais à tous les mots le même sens. » Quand vous parlez, quand vous écoutez, il y a parfois mésentente sur leur signification. Vous qui enseignez par la parole, ne vous est-il pas difficile par moment de vous faire comprendre, à cause jus­tement de la valeur différente que nous attribuons à ce qui est prononcé ? N’avez-vous pas quelquefois envie de renoncer à toute formulation ?

Bien sûr, nous ne devons pas donner trop d’importance à la syntaxe, aux mots, mais l’homme communique de cette façon, c’est un problème de tous les jours. Faut-il nous taire ou trouver une autre manière de communiquer plus précise, dans laquelle on ne pourrait relever de sens divergents ? En tout cas, dans l’enseignement qui vous est ici transmis, les mots sont seulement une image, écoutez-les sans les inter­préter, afin de sentir ce qui est derrière, ce qui passe par leur intermédiaire. Laissez vivre la formulation sans intervenir, sinon, ce que l’on a entendu devient intellectuel, on cherche à s’en souvenir ; or, ces phrases sont déjà mortes, la mémoire est un cimetière.

Est-ce qu’une fixation inconsciente ne gêne pas l’ouverture ?

Si une observation est totalement vierge, ce que la psycho­logie appelle l’inconscient surgit à la surface. Une élimination, une résorption se fait, la peur, l’anxiété peuvent se résorber à l’instant ; mais dans la pratique, cela demande plusieurs séances d’intimité avec soi-même. Comprenez l’importance de cette écoute libre de choix, d’appréciation. Elle deviendra peu à peu un arrière-fond constant, une tranquillité toujours égale dans le silence ou dans l’action. Nous devons assumer le monde – une imposture au fond – et en même temps, ne pas perdre de vue ce qui est caché, ce qui est le fondement de tout.

Lorsque nous disons « Je ne suis pas mon corps, ni mes sensations, ni mes pensées, ce sont des véhicules », nous expri­mons une idée, un concept. Savons-nous d’abord ce que nous affirmons ? Qu’est ce corps s’il n’est pas moi ? Et nous nous lançons dans une investigation approfondie à différents niveaux. Notre regard doit être sans but, lucide, ne pas refléter d’idée préconçue. Cette approche attentive nous permet d’arriver à une apparente finalité. Cette exploration nous a conduits à la constatation — non plus intellectuelle, mais vivante – de cette vérité fondamentale « Je ne suis pas mon corps. » Nous avons discerné qu’en tant qu’observateur, nous sommes en dehors de ce que nous observons, sinon ce ne serait pas possible, mais qu’également, ce qui est exploré est en nous. L’observation est la même sur tous les plans. Nous avons compris à ce moment-là que nous ne sommes pas cette per­sonne, ses attributs, mais la conscience ineffable, toujours présente dont nous sommes une expression. Seulement, ce serait presque une profanation, une violation d’affirmer ce qui dépasse notre entendement ordinaire et ne peut s’exprimer par des mots. Au fond, vous ne pensez jamais : « Je suis un homme, une femme », vous le savez, c’est tout. Il en est ainsi pour la Réalité ; et puis, nous ne pouvons prétendre « Je suis la conscience », puisqu’elle ne peut se conceptualiser.

Cependant, quelle preuve a-t-on que l’on est la conscience ? Qu’est-ce qui permet, par exemple, que l’on soit assis en face de quelqu’un d’autre pour lui enseigner cette approche ?

Quand on vit sa véritable nature, cela se manifeste avant tout par le vécu d’une ultime suffisance. On se sait dans une tranquillité immuable, indescriptible, insensible aux mouve­ments de l’existence. Ce n’est même pas une absence de désir totale, on ne s’en sentirait pas atteint, c’est un vécu pleinement présent. Pour répondre à votre deuxième question, personne n’enseigne, il y a enseignement, c’est tout. Les événements arrivent fortuitement, semble-t-il, rien n’a été provoqué. On a l’impression que les choses se font sans que nous ayons participé à leur production. Les Allemands disaient pendant la guerre « Nous avons reculé selon le plan prévu. » De même, on peut dire : il y a enseignement, mais pas d’instructeur, pas d’ignorant et pas de savant. C’est alors une entrevue sans individu au rendez-vous, une autre façon d’aborder la vie. Puisque vous vous prenez pour rien, il ne peut être question d’un autre et sur un plan d’unité, d’amour, de paix, le contact s’établit. Bien entendu, par la suite, l’intelligence fonctionne, elle a ses exigences, mais au point de vue phénoménal, la rela­tion en ce cas est complètement différente ; vous ne demandez, ne cherchez rien. Tout est donné et vous le savez.

C’est le paradis sur terre ?

Oui, si vous ne désirez plus quoi que ce soit, c’est un paradis.

La présence à soi-même est-elle ressentie de la même façon que la présence à quelqu’un d’autre ?

Vous êtes d’abord conscient de quelque chose lorsque rien ne s’interpose entre l’observateur et la chose observée. Vous allez vous rendre compte que vous êtes présence lucide, même en l’absence de l’objet, vous savez être clairvoyant, attentif, faire partie d’un infini qu’on ne peut concevoir, indiscernable, inexprimable, mais toujours présent ; vous le sentez sans le sentir.

En dernier lieu, quand vous êtes passé par là, vous vous savez autonome en présence ou en l’absence de l’objet et comme celui-ci naît et meurt dans le tout et en fait partie également, la relation avec l’autre est éliminée obligatoirement. Celui-ci étant une émanation, une prolongation de la conscience, vous êtes en unité.

Les rêves ne sont-ils qu’un processus d’évacuation des résidus de la journée ?

Une partie d’entre eux est une évacuation des éléments non accomplis, ajournés et surtout des rêveries. Le jour où l’état de veille est vécu d’une façon conséquente, vous n’avez plus de résidus à éliminer et vous êtes ouvert à un autre monde.

Oui, mais nous pouvons encore avoir des rêves avec une signification différente ?

Dans la majorité des cas, c’est une élimination de ce qui n’a pas été complètement vécu au cours de vos activités, mais si vous rêvez sur un autre plan, soyez prudent, ne l’interprétez pas avec les éléments de la journée.

Ont-ils un rapport avec l’ultime Réalité ?

Ils apparaissent aussi dans la conscience et sont souvent beaucoup plus créatifs que les autres. Les rêves se présentent différemment car le problème de durée ne joue pas. Les événements qui se sont étalés sur trois, quatre heures, ou plusieurs jours, défilent en trois secondes.

L’espace/temps ne joue plus lorsque vous êtes dégagé de la personne — sauf dans la vie courante, évidemment —, vous ne voyez plus de présent, passé, futur, tout se montre en instantanéité. La personnalité n’étant plus dans le jeu, les choses se déroulent devant nous en un seul instant, un peu comme un film au cinéma. Notre cerveau lui, fonctionne dans le temps et la parfaite simultanéité des choses est difficile à concevoir quand nous sommes dans l’état de veille. Pourtant, les événe­ments que nous vivrons dans deux ou dix ans sont déjà inscrits dans notre destinée.

Au réveil, certains rêves très forts semblent parfois avoir une raison d’être. Faut-il leur accorder une importance ou les laisser passer sans nous en préoccuper ?

Nous savons très peu de choses sur nous, notre mémoire joue mal son rôle, au fond. Aussi, quand nous constatons les faits, si nous sommes non impliqués psychologiquement, aucun affect ne nous perturbe. Des éléments plus profonds que ceux récupérés par notre mémoire se font jour, ils expliquent la situation, lui permettant de se clarifier.

Vous êtes entré dans cette pièce, ces fleurs vous ont plu. Puis, nos chemins se croisent le lendemain et vous me racontez avoir vu le bouquet, la tapisserie. À poétiquement parler du reste, ce sont eux qui vous ont vu, non pas tellement l’inverse. Admettons que nous restions ensemble, vous êtes tout à fait décontracté, détendu ; après un moment de vacuité, de silence, vous me parlerez des autres objets de la pièce qui vous apparaî­tront alors peu à peu.

En est-il de même avec ce que nous voyons, juste avant de nous réveiller le matin ?

Dans la transition entre le sommeil profond et notre réveil, une intuition nous permet de voir clairement ce qui se suggère à nous. Ne la mettez pas en doute.

Si nous ne déclenchons pas le moindre dynamisme pour vouloir, produire, atteindre, nous sommes reliés à notre véritable nature, nous avons compris l’impossibilité d’obtenir la joie réelle dans le cadre du mental ; ce que nous sommes fonciè­rement dépasse son entendement : c’est être connaissance.

Comment ne pas s’identifier avec le mental ?

Vous croyez être conscient des facultés de votre corps, de vos sensations, de vos affectivités, de vos pensées ; en réalité, vous en avez une idée très superficielle. Connaître c’est accep­ter car l’acceptation est déjà une distanciation, l’exploration n’est possible que dans ce cas. Mais attention, ne mettez pas l’intonation sur la chose admise, mais seulement sur le fait d’accueillir et regardez-vous ainsi lucidement, calmement.

Si nous n’avons que vision, la distanciation s’établit-elle ?

Sans observateur ni chose observée, qui pourrait prendre de la distance ?

Alors, quand vous nous conseillez : « Prenez du recul », quelle est la place de cet écart entre nous et l’objet, quand disparaît-il ?

Au fond, comme nous le disions tout à l’heure, cette formulation n’est pas bonne et provoque une confusion, elle n’est valable que sur le plan mental où nous l’utilisons. Votre nature profonde transcende l’espace/temps et en l’absence de celui-ci où pourrait être le recul ? L’objet « espace/temps » est né, éclos de ce vide lucide. Il serait mieux de dire : il y a sensation spatiale.

Au moment où vous regardez un objet, vous ne le remar­quez pas en premier lieu, mais l’étendue autour de lui, lorsque vous entendez de la musique, vous ne mettez pas l’accent sur le son, mais surtout sur les intervalles. La musique, les sons, les mots sortent du silence, ils sont objets de la vacuité et n’ont leur véritable signification que dans leur rapport avec l’infini.

Comment puis-je créer l’espace ?

Vous êtes l’espace.

Vous dites pourtant que je suis en dehors ?

Vous êtes l’espace non meublé que vous ne pouvez localiser puisque ce n’est ni un percept, ni un percept, ni un concept. Il est important pour vous de vous accorder dans la journée des moments de silence, sans activité, sans pensée. Le geste juste, adéquat, s’il dérange, s’il surprend est issu lui aussi de ce vide lucide.

Même s’il dérange ?

Absolument. Tout objet émane du Soi et y retourne. Repre­nons le même exemple : vous écoutez de la musique, bien sûr vous ressentez une certaine joie, un certain plaisir ; puis vous videz l’atmosphère du contenu de la mélodie, il se résorbe dans le silence et vous goûtez pleinement la véritable joie esthétique. Il en est de même lorsque vous lisez un poème ou si vous allez voir une pièce de Shakespeare. Le véritable vécu est après la pièce. On peut même aller encore plus loin, la rencontre avec son prochain se situe après l’entrevue.

Chaque fois que l’ego pointe le bout de son nez, j’ai le désir de le mettre de côté. J’ai constaté alors qu’il se manifestait encore davantage et j’ai décidé de ne plus m’en occuper. J’ai l’impression qu’il a peut-être diminué son activité depuis lors, mais qu’il est toujours là, d’une façon beaucoup plus subtile et trompeuse évidemment.

Une entité personnelle fait son apparition, vous le sentez et vous voulez l’éliminer. C’est cela ?

La question est : ne voulant plus alimenter ce je, ce moi, il en reste une pensée subtile, alors que je croyais ne plus le féconder.

Ne cherchez pas à le chasser, chaque fois au contraire, vous considérez, enrichissez le moi. Dans l’attention profonde, votre esprit est libre, calme, le « je » est une pensée ; si vous êtes vraiment attentif, il n’a plus la possibilité de poindre et vous êtes prêt à recevoir ce qui vous sollicite. Grâce à ce comportement, la compréhension se fait jour et entraîne l’action juste ; c’est une acceptation non psychologique, mais réelle, autrement, vous auriez une réaction qui laisserait des résidus en vous.

Si je comprends bien, l’ego surgit de l’inattention ?

Lorsque vous ne pensez pas, il est absent. Familiarisez-vous davantage avec votre espace non meublé et vous serez identique dans vos relations sujet/objet, où le moi ne sera qu’une fonction du Soi, les éléments qui se présentent à ce moment-là, se déploient dans votre vacuité et l’action devient elle aussi immensité, joie.

Le problème se résout donc dans l’observation?

Celle-ci ne doit pas être guidée par une volonté, nous sommes naturellement attentifs, c’est une totalité, mais un réflexe nous pousse à la restreindre et c’est la mémoire, une simple portion du tout qui, regardant les événements, se réfère à la personne ; or, une fraction ne peut jamais produire qu’une fraction.

On peut dire aussi l’inverse. Quand l’attention devient observation de quelque chose, elle se restreint. Si elle est la totalité, pourquoi le fait-elle ?

Nous sommes l’Absolu et ne pouvons l’empêcher.

Qui restreint alors ?

C’est une habitude pour nous de nous objectiver. Nous nous identifions avec un homme, telle personnalité, c’est inhé­rent à la nature humaine. Pourtant, il est tellement merveilleux de n’être rien.

Pour trouver notre véritable nature, nous devons arriver à une certaine liberté ?

La vraie liberté se vit en soi-même, elle ne se peut acquérir. Nous nous projetons comme quelqu’un. Si vous approfondissez le motif qui vous y pousse, vous verrez que c’est une insécurité, une carence, l’impression d’être isolé qui vous amènent cons­tamment à créer des activités, faire des projets. Nous vivons comme une pendule : passé-futur, passé-futur. Le passé est fini, le futur est problématique, nous ne sommes jamais « mainte­nant ». La vie est dans l’immédiat, non celui auquel nous pouvons penser, il n’est déjà plus actuel, mais un présent vécu à l’instant.

Pourriez-vous nous expliquer encore un peu ce qu’on appelle la réalisation du Soi, de l’Ultime, de la Réalité ?

Comment la décrire ? C’est en quelque sorte une médi­tation constante qui n’est pas une fonction, une activité, nous ne pouvons pas la situer ici ou là. Vous devez uniquement prendre note, constater, faire face sans laisser intervenir juge­ment, interprétation, comparaison, sans que l’espace soit pollué par l’affect. Dans cette présence, la personnalité n’a pas sa place et peut seulement en être une expression parmi d’autres. On est ouverture soi-même, sans observateur et chose observée, sans relation sujet/objet. C’est une connaissance silencieuse qui est l’arrière-plan – si l’on peut dire, plutôt le point de départ – de tout ce qui se manifeste, sa raison d’être, le support de chaque apparition. Par une constante vigilance de chaque instant, position éminemment réceptive, nous sommes ouverts à nous-mêmes, attentifs aussi bien dans l’état de veille, de rêve ou de sommeil profond. Habituez-vous à une obser­vation non concentrée, sans but, sans résultat escompté ; c’est une attention multidimensionnelle. Apparemment, elle semble d’abord une faculté cérébrale, mais en la maintenant, elle devient conscience, intelligence, nous sommes totalement accueillants, la vision, l’audition, la sensation ne cherchent plus à saisir et sont uniquement réceptives. En fait, notre vraie nature est réceptivité, acceptation, ouverture.

Vous parlez d’être ouvert, il me semble revenir dans le monde de l’enfance, l’enfant admet tout.

C’est une observation innocente, dans le sens d’être ouvert à la créativité, à la spontanéité, autrement, nous projetons ce qui est déjà connu, qui n’est que répétition. Une attention vierge accepte toute possibilité, sans frein mental pour la retenir.

Quel rapport existe-t-il entre l’action engendrée par la créativité et les actions obligatoires de la vie de chaque jour ?

Ne changez pas la manière dont vous faites face à vos obligations journalières. Soyez alerte, lucide, attentif, ce que vous appelez activités sont des tableaux que vous dessinez d’une façon répétitive ; vous remarquerez les gestes que vous renouvelez machinalement et vous vous mettrez à l’écoute de vous-même. Votre observation vierge, innocente vous permettra de voir des choses que vous ignoriez auparavant et vous aurez un tout autre comportement. Seulement, ne modifiez surtout pas volontairement vos occupations habituelles, interrogez-les et cette écoute où personne ne peut s’introduire dans l’espace où elles s’exécutent, ne sera plus habitée par l’affect, vous éprouverez une sensation d’intensité, vous ne serez plus collé à l’action et un jour, vous serez dans l’écoute, sans projection d’aucune sorte. Là se trouve la joie de vivre, elle ne provient jamais de nos divers travaux, de ce que nous faisons ou ne faisons pas, mais de la façon dont nous abordons chaque chose.

Si vous regardez un paysage, un beau tableau, vous les contactez avec vos cinq sens, mais la véritable joie, le silence arrivent après la contemplation car la beauté vous met en relation avec cet espace libre de toute sonorité, de toute vision, le silence. Les œuvres d’art et les beautés de la nature sont surtout des poteaux indicateurs sur notre route. De même, la personne ou l’objet soi-disant cause de votre plaisir ne sont plus présents au moment où vous vivez en unité dans le Soi, l’Ultime.

Quelque chose m’échappe, si c’est après la sensation vécue que la joie arrive, ce n’est plus à l’instant présent ?

Rencontrez-vous d’abord vous-même et vous serez dans le silence où la joie est établie.

N’est-ce pas comme un écho de ce qui ne peut être perçu ?

Admettons que vous ayez vécu cette écoute en profon­deur. Personne n’était là, il n’y avait pas de cause et pourtant, vous avez été percuté, imprégné par cet instant. Lorsque votre corps se réveille, vous dites : « J’ai bien dormi. » Bien sûr, vous vous reportez à l’expérience profonde éprouvée, néan­moins, votre corps en a subi le contre-coup ; il se sent reposé. C’est la même chose, toute votre structure est bouleversée quand vous vous rencontrez vous-même.

Si votre regard est retenu par une chose qui vous enchante et que vous n’empêchiez pas cette perception de vivre, à un moment donné, elle n’a plus de rôle à jouer, elle s’efface et donc aussi le percipient, ce qui reste est votre présence. Donnez à l’objet l’occasion de s’épanouir pleinement.

Généralement, après l’image, nous formulons le nom, et l’émotion s’épuise ?

Le concept part, la sensation reste. La chose perçue n’a pas de réalité en soi, mais par vous qui l’acceptez.

Vous avez dit, me semble-t-il, que nous devons faire connaissance avec nous-mêmes ?

Oui, s’accepter totalement, s’aimer, sans se comparer, sans se juger. Une véritable investigation de notre capital intellectuel, moral, physique doit se faire sur-le-champ, à chaque moment de la vie de tous les jours.

Pourriez-vous nous parler des problèmes de résonance, de vibration. Quand nous sommes auprès de vous, elle se manifeste parce qu’on est calme, tranquille, on sent quelque chose en soi, mais il est plus difficile de trouver son centre, le vide avec d’autres personnes, dans la vie courante.

Dans l’attention non meublée – c’est notre état naturel – votre environnement requiert votre intérêt, cela se fait dans votre ouverture. Familiarisez-vous d’abord avec elle, soyez cette ultime félicité, elle n’est jamais affectée par les joies et les difficultés de la vie.

Est-ce le présent ? Comment agir ?

Vous devez agir dans votre espace qui déclenche l’impul­sion. L’action se situe dans le temps, vous le savez, elle est une expression du silence et pour l’exécution d’un acte, il faut bien un artisan.

C’est notre psychique qui crée la division : passé, présent, futur, quand vous êtes libre d’un devenir, elle n’existe plus.

Encore faut-il être libre !

Comprenez que vous devez vous en dégager premier lieu de cette illusion, de ce fantasme. Vous voulez vous affirmer en tant que personne ; constatez-le, afin de vous sortir de ce mécanisme sans espoir. Alors, vous ne pourrez plus parler des trois temps, vous serez en quelque sorte derrière la scène, vous verrez dans une parfaite simultanéité l’immense événement de la vie. On ne peut y accéder dans un devenir.

On est derrière le rideau, non sur la scène ?

Vous êtes sciemment en retrait et le spectacle se déroule, mais surtout, vous n’êtes pas concerné par la pièce jouée, vous êtes la liberté qui ne se situe nulle part.

C’est pourquoi les écritures représentent la vacuité lorsque nous entendons parler du paradis.

Oui, ce vide est éternité. Le reste est un accident, ou si vous préférez, il est là pour révéler la réalité.

Est-ce un accident ou un songe ?

L’existence est un songe. À l’instant où vous rêvez, peut?être est-ce l’état de veille, et à l’inverse, rien ne vous prouve que vous ne rêvez pas.

Donc, à un moment, on va se réveiller.

Oui, c’est la vraie naissance.

En dehors de l’illusion de la personnalité, si rien n’existe, pourquoi en parler ?

Je n’ai pas dit qu’elle n’existe pas, mais que nous prendre pour elle est une illusion, c’est un simple objet de transmission.

Mais, si c’est la seule illusion que nous puissions vivre et s’il n’y a rien de saisissable dans ce fantasme, pourquoi en parler ?

Les choses que vous voyez seulement à travers votre personne n’ont aucune réalité. Quand vous avez compris que tout ce qui apparaît et disparaît provient du silence, de la vacuité et y retourne, logiquement, vous pouvez conclure : ce qui s’éveille et s’endort quelque part n’est donc rien d’autre que ce quelque part. L’illusion alors s’arrête. Dans un éclair, vous comprenez sans doute possible : Ce que nous appelons « nous, je » est une expression de la conscience, de la réalité.

Quel rapport voyez-vous entre les formes primordiales et l’homme ?

Ne faites aucune différence, pour la simple raison que l’homme est cette totalité, il n’y a rien d’autre. Vous êtes le résultat de la rencontre de deux personnes qui sont le résultat de celle de deux autres et ainsi de suite ; si vous continuez, vous êtes issu de toute l’humanité. Ce sont les cinq éléments qui permettent votre existence : vous mangez des légumes, de la viande, vous buvez de l’eau, vous êtes le produit des cinq éléments, votre corps et celui de votre voisin sont sem­blables, vous avez comme lui foie et vésicule. Peut-être appa­remment êtes-vous jaune, noir ou blanc, mais la composition est la même. Qu’y a-t-il de personnel là-dedans ? Nous sommes tous la totalité.

Pensez-vous que l’on puisse être à l’écoute de cela et l’exprimer, le résumer sous une forme qui sera de l’art sacré ?

Tout est sacré. Quand ce que vous regardez vous semble indépendant de votre conscience, c’est un art profane. Sinon, si vous considérez les objets en partant de votre présence, ce qui est émis par le Soi est sacré. C’est une expression de votre nature primordiale.

Quel est l’artisan qui exécute l’action ?

C’est le mental. Pour un architecte, le sens du volume, de l’extension est un surgissement instantané de la beauté, cela ne s’apprend pas. Pour écrire un poème, on doit savoir aimer les mots, mais l’action se passe toujours dans l’espace/temps et les règles de fabrication doivent être connues.

Pour conclure, n’oubliez pas ce conseil : sachez regarder, vous vous apercevrez dans le regard même, ce miroir reflète la joie véritable, l’amour, la paix.