Ioan Culiano
Eliade ou le refus du symbolisme…

La structure et la fonction du symbole reli­gieux sont analysées par Eliade dans de nombreux endroits de son œuvre. Un brillant essai appartenant au recueil La Nostalgie des origines (1971) est consacré tout particulièrement à ce problème. Par ailleurs, Eliade exprime souvent son adhésion (conditionnée) à l’œuvre de Carl Gustav Jung et à son interprétation des sym­boles. Ici, ce n’est plus l’historien des religions, mais le philosophe et l’anthropologue qui parle. Pour celui-ci, il est fort vraisemblable que les symboles continuent de mener une existence occulte dans les couches archaïque de la psyché, pouvant être actualisés soit par un effort conscient, soit à cause d’une maladie psychique. Mais, à y regarder de près, ni l’historien des religions qui décrit les symboles, ni le psycho­logue qui s’occupe de leur fonction psychique n’ont encore entamé le discours qui concerne l’origine et l’essence des symboles.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 13. Mars-Avril 1984)

Ioan Petru Culianu ou Couliano/Culiano (1950-1991) était un historien roumain des religions, de la culture, et des idées, philosophe et essayiste politique, et un conteur. Il a servi comme professeur d’histoire des religions à l’Université de Chicago de 1988 à sa mort, et avait déjà enseigné l’histoire de la culture roumaine à l’Université de Groningen. Un expert dans le gnosticisme et la magie de la Renaissance, il a été encouragé par Mircea Eliade de qui il s’est lié d’amitié, mais il prendra progressivement ses distances d’avec son mentor. Culiano a publié un ouvrage précurseur sur l’interrelation de l’occulte, la sexualité, la magie, la physique et l’histoire. Il fut assassiné en 1991…

Si les symboles ne sont pas des symboles, il faut chercher leur origine ai niveau de ce que l’on appelle le « surnaturel.»

Lorsque l’on demande à un histo­rien des religions d’écrire une brève introduction à l’œuvre de Mircea Eliade dans un contexte thématique consacré au symbole, l’historien aura tendance à débuter par un paradoxe, énoncé déjà dans le titre de sa contribution : Mircea Eliade et le refus du symbole. Le lecteur qui a une certaine familiarité avec l’œuvre imposante d’Eliade et, surtout, avec les nombreuses pages qu’il consacre au problème du symbolisme religieux, sera étonné, voire choqué, par cette affirma­tion. Et pourtant, il va sans dire qu’Eliade n’aborde pas ce problème essentiel à partir du même angle de vue que, disons, Émile Durk­heim ou James George Frazer. Les deux s’occu­pent, en effet, de la symbolisation en tant que fonction centrale des religions. Mais, pour Durkheim, la symbolisation a comme référant la structure sociale, tandis que pour Frazer, même si elle ne renvoie à rien au-delà d’elle-même, elle représente un processus qui se définit en tant que carence logique.

Eliade, qui consacre au symbolisme des pages éclairantes de son Traité d’histoire des religions (1949), de son Chamanisme (1951), d’Images et Symboles (1952), de Mythes, Rêves et Mystères (1957), de Naissances mystiques (1959), de Méphistophélès et l’Androgyne (1962), des As­pects du mythe (1963), pour arriver enfin à cette magistrale Histoire des idées et des croyances religieuses dont trois volumes ont paru à partir de 1976, n’envisage pourtant le processus de symbolisation ni à la manière d’un Durkheim, ni à celle d’un Frazer. On pourrait même dire qu’Eliade se situe à l’antipode des deux et de toute école d’histoire des religions qui tient le symbole pour un « fait » religieux central sinon primaire. Pour Eliade, le symbole doit être envisagé à partir de deux points de vue distincts : il y a, tout d’abord, ce symbole qui, constituant un fait secondaire de toute religion, est analysable en ses structures et en ses fonctions ; mais il y a ensuite ce que le chercheur non averti peut prendre pour sym­bole. Dans ce cas, Eliade refuse d’accorder le statut de symbole à ce que, d’après lui, repré­sente un « fait réel » primaire. Il faudra distin­guer donc soigneusement, dans la terminologie d’Eliade, les vicissitudes secondaires de la symbolisation, qui sont des faits de significa­tion, et les « faits réels » ou primaires qui, pour constituer les prétextes de toute symbolisation, arrivent, dans la mentalité moderne, à se confondre avec le symbole.

La structure et la fonction du symbole reli­gieux sont analysées par Eliade dans de nombreux endroits de son œuvre. Un brillant essai appartenant au recueil La Nostalgie des origines (1971) est consacré tout particulièrement à ce problème. Par ailleurs, Eliade exprime souvent son adhésion (conditionnée) à l’œuvre de Carl Gustav Jung et à son interprétation des sym­boles. Ici, ce n’est plus l’historien des religions, mais le philosophe et l’anthropologue qui parle. Pour celui-ci, il est fort vraisemblable que les symboles continuent de mener une existence occulte dans les couches archaïque de la psyché, pouvant être actualisés soit par un effort conscient, soit à cause d’une maladie psychique. Mais, à y regarder de près, ni l’historien des religions qui décrit les symboles, ni le psycho­logue qui s’occupe de leur fonction psychique n’ont encore entamé le discours qui concerne l’origine et l’essence des symboles.

Or, il y a lieu de croire que, pour Eliade, le symbole à son origine et en son essence n’est pas un symbole du tout – du moins dans la plupart des cas. J’essaierai de m’expliquer mieux : à l’origine, le symbole n’est pas un effet de signification, mais un fait primaire, une action, un phénomène.

Négligée dans la plupart des études consa­crées à Mircea Eliade, cette attitude exprimée surtout dans ses œuvres de jeunesse représente pourtant la contribution la plus originale du penseur roumain au débat concernant le symbo­lisme. Lui ayant consacré trop peu d’espace dans notre livre Mircea Eliade (1978), nous croyons qu’il est temps de rendre justice ici à l’un des savants les plus courageux de ce siècle pour ce qui concerne l’interprétation des « faits surnaturels ». Car, si les symboles ne sont pas des symboles, il faut chercher très souvent leur origine au niveau de ce qu’on appelle « le surnaturel » (ou l’irrationnel). Or, qu’est-ce que le surnaturel ? Ou, mieux : que pense Eliade du surnaturel ?

Plusieurs chercheurs, comme le canadien D. Doeing et l’italien R. Scagno, ont affirmé que la position d’Eliade concernant le surnaturel dé­rive de son expérience indienne. Il sera donc nécessaire de faire référence à cette période de la vie d’Eliade et d’interroger les documents – journal, écrits littéraires, essais et écrits scientifiques – pour essayer de dégager la vérité à l’intérieur de la légende. Nous arriverons vite à apprendre qu’Eliade portait l’Inde au plus profond de lui-même et qu’au fond, rien ne lui fut révélé que n’y eût déjà été. Sans trop nous presser, accordons à cette recherche d’Eliade, probablement la plus authentique et la plus dramatique de son existence, l’attention qu’elle mérite.

La culture conditionne la nature

L’Inde enseigna à Eliade deux choses d’importance décisive : en premier lieu, ce qu’était une « société traditionnelle » ; en se­cond lieu, jusqu’à quel degré de liberté l’indi­vidu peut arriver à l’aide de techniques mystico-magiques.

Les détails de l’expérience indienne d’Eliade sont trop connus pour que j’y insiste encore. Je me limiterai à signaler le fait que, par les méthodes de contrôle physique et psycho-mental du yoga, méthodes qu’il étudia avec Dasgupta et pratiqua avec Sivânanda, Eliade fut confronté à un concept de liberté qu’il n’avait fait qu’entrevoir dans ses expériences les plus osés de l’adolescence (la réduction des heures du sommeil, l’omniphagie, etc.). Par la philosophie sâmkhya en théorie et par le yoga hindou et tibétain en pratique, la mystique indienne affirme que la nature elle-même est conditionnée par la culture. Transcender les limitations naturelles de l’homme n’est pas une impossibilité, si la culture en prévoit une solution.

Cette façon de penser, assez commune pour un hindou avant la guerre, est d’autant plus fascinante pour un occidental qu’elle va à l’encontre des postulats fondamentaux de la pensée occidentale. Même aujourd’hui, des disciplines assez complexes comme l’anthropo­logie écologique ou l’anthropologie éthologique ne mettent point en cause ce principe sacro-saint, qui pourrait être énoncé en renversant les termes de la formule ci-dessus: la culture est toujours et fatalement conditionnée par la nature. En anthropologie occidentale il n’y a aujourd’hui qu’une seule direction qui mette en doute ce postulat, et on ne s’étonnera pas qu’elle soit appelée « anthropologie anarchi­que » (en Europe, elle est pratiquée par Hans-Peter Duerr).

Dans cet excellent livre qu’est L’Épreuve du labyrinthe (1978), Claude-Henri Rocquet demandait à Eliade s’il avait jamais eu des expériences paranormales. « J’hésite à répondre… », coupait l’interlocuteur (p. 168). Il y a, donc, certaines choses dont Eliade ne parle pas. Mais il en écrit. Aujourd’hui, presque tout est traduit en français, et il serait inutile d’y insister. Rappelons pourtant que ce filon fantastique apparaît dans la prose d’Eliade après son retour de l’Inde et que deux de ses fameuses nouvelles, Minuit à Serampore et Le Secret du docteur Honigberger, ont ceci de particulier qu’elles mettent en cause des personnages réels. Suren Bosee et Van Manen dans la première sont des savants assez connus, tandis que Honigberger a réellement existé, de même qu’un médecin qui, comme Zerlendi, disparut mystérieuse­ment vers 1910. Le cas n’était pas unique dans l’histoire roumaine : le prince moldave Alecu Ghika se fit oublier pendant vingt ans, après avoir été porté disparu à Constantinople, pour reparaître en 1858 à Puri, près de Bhuvanes­hwar, sur la côte orientale de l’Inde, où il allait être sanctifié dans le temple de Vishnu. Quant au pharmacien Honigberger, non seulement pratiquait-il le yoga, mais il eut même un disciple roumain à Jassy, qui dut se permettre des licences, puisqu’il devint fou (mes efforts de trouver ses traces ou celles de sa famille dans les archives de Jassy furent vains). Constatant que les données matérielles des récits d’Eliade sont vraies, leur lecteur sera amené à donner le même crédit aux événements surnaturels qu’ils reportent. On sait, par exemple, qu’Eliade fut le disciple du Swâmî Sivânanda. Lorsque c’est celui-ci qui transporte le narrateur en première personne dans un espace depuis longtemps disparu, l’on est tenté de tenir cette expérience pour vraie. « Vous avez un don quasiment diabolique », lui disait Cl.-H. Rocquet (p. 62), « pour semer votre auditeur à travers des histoires où l’on ne démêle pas le vrai du faux ni la gauche de la droite ». Et Eliade de répondre : « Ça, c’est vrai. Je crois même que c’est spécifique d’une partie au moins de ma prose. » Et encore : « Je crois dans la réalité des expé­riences qui nous font « sortir du temps » et « sortir de l’espace » », dit-il (p. 60), pour ajouter ensuite, à la demande de Rocquet si « ce qui arrive aux personnages de Minuit à Serampo­re… peut effectivement arriver » : « Oui, dans le sens qu’on peut avoir une expérience telle­ment « convaincante » qu’on est obligé de la considérer comme réelle… » Plaisir malicieux, sans doute, à égarer l’interlocuteur, mais faisant partie d’un dessein « pédagogique » : « On ne doit pas donner au lecteur une histoire parfaite­ment transparente (p. 62). »

Le fantasme apaisant d’un refuge éternel

Je ne puis, hélas, rien ajouter de plus à ces confessions d’Eliade. Mais j’ai plutôt l’impression que, comme tous les occidentaux depuis Schopenhauer et Deussen, Eliade n’avait fait que projeter sur l’Inde ce qu’il était lui-même. Autrement dit, ce ne fut pas l’Inde qui aida Eliade à se connaître soi-même, mais plutôt le contraire. La seule chose qu’elle lui donna, ce fut le fantasme apaisant d’un refuge éternel, anhistorique. En effet, il avoue dans le premier tome des Fragments d’un journal (1973) que « quoi qu’il arrive, il existe toujours une grotte dans l’Himâlaya » qui l’attend et, dans les entretiens avec Rocquet, que cela représente pour lui jusqu’ici « le grand espoir ». « Et qu’y feriez-vous ? » Rêver, lire, écrire, ou quoi d’autre ?

Si la grotte existe encore, et elle existe, si ce n’est pas à Rishikesh, c’est à Lakshmanjula, sinon à Bhadrinath, et je peux toujours la trouver… Une grotte de l’Himâlaya, c’est la liberté et la solitude. Je crois que cela suffit : on est libre et on n’est pas isolé ; on est isolé seulement du monde qu’on veut abandonner, si on l’abandonne… C’est surtout le sentiment de la liberté que j’ai eu, et je crois que je l’aurais encore » (p. 78).

Convenons que le fantasme de cette grotte où le jeune homme à la recherche du Shambala se trouvait à l’écart de l’« histoire » n’est pas peu de chose. Mais, même sans tomber dans les pièges de la psychanalyse freudienne, on remar­quera fatalement que la grotte est le symbole le plus puissant de cet amnios maternel qui pro­tégea les actions du héros jusqu’à la maturité complète.

Reste encore la question : Mircea Eliade est-il un magicien, ou un mystagogue ? L’Inde lui révéla-t-elle vraiment la source d’un pouvoir exceptionnel et secret qui, tel le génie de la lampe d’Aladin, allait se mettre ensuite à son service ? De nouveau, la réponse nous paraît négative : ce n’est pas Eliade qui découvre l’Inde, mais l’Inde qui se découvre elle-même à travers Eliade. À l’heure où il la visita, l’Inde se trouvait elle-même dans une étape cruciale de son existence historique ; encore enveloppée dans l’amnios du colonialisme anglais, elle prépa­rait une naissance qui allait lui enlever, para­doxalement, ce qu’elle avait défendu le plus devant l’administration étrangère : sa tradition spirituelle. Une analyse lucide et sans préjugés nous démontre que le colonialisme préserva en grande partie les traditions indiennes puisque son intérêt n’était pas de les détruire. Ce ne fut qu’après avoir obtenu l’indépendance que l’Inde, enfantée au monde capitaliste, dut se mesurer avec ces grands partenaires l’entourant de tous côtés, qui étaient désormais ses adver­saires. Elle entra dans le processus fatal d’absorption qu’exerce l’Occident sur le sort de tous les peuples de la terre. L’Inde, telle que Mircea Eliade l’a connue, n’est plus qu’un fantasme et la grotte à Rishikesh n’existe plus depuis longtemps. Heureusement, elle a pénétré dans le mundus imaginalis de notre héros, l’aidant à réaliser sa destinée exceptionnelle.

Le voyage de Mircea Eliade en Inde n’était pas un voyage dans l’espace : c’était un voyage dans le temps, pour retrouver un état amnioti­que du monde. Assista-t-il à des révélations étranges ? Toujours est-il que, revenu en Occi­dent, il apporta de l’Inde un message qu’il y avait, d’ailleurs, emporté dès son départ : celui d’une liberté humaine que la nature elle-même n’est pas faite pour entraver.

Il n’est pas question de se demander quels furent les avantages de ce voyage du point de vue de l’information. Eliade a apprit le sanskrit et se familiarisa avec une partie des traditions indiennes à l’école de Surendranath Dasgupta. C’était ce que l’Inde occidentalisée avait de mieux à lui offrir. Mais quelles furent les théories scientifiques qu’Eliade élabora après son retour de l’Inde ?

Une « provocation » passée inaperçue

Sa profession de foi n’est pas, au fond, exprimée dans les volumes imposants qu’il consacra au yoga ou à l’histoire des religions, mais dans un article qui demeura presque inconnu jusqu’à ce qu’Alain Paruit le traduisit pour L’Herne, n° 33, en 1978 : « Le Folklore comme moyen de connaissance » (1937). Celui-ci représente, que je sache le seul écrit scienti­fique où Eliade prend une position plus qu’expli­cite au sujet des faits surnaturels, dont il admet pleinement la possibilité. Il est vrai que, dans les années vingt, l’opinion publique, après la vogue spirite, s’était exaltée pour la métapsychologie de Charles Richet. Toutefois, Eliade est le premier à rapprocher les cas modernes de « cryptesthésie pragmatique » et les récits de toutes les traditions religieuses et populaires du monde concernant des phénomènes et facultés paranormales. Sa conclusion est tranchante : « Certaines croyances primitives et folkloriques ont à la base des expériences concrètes. Loin d’être imaginées, elles expriment, d’une ma­nière floue et incohérente, certains faits que l’expérience humaine intègre dans son cadre. » À partir des recherches d’Olivier Leroy et d’autres, Eliade arrive à établir, en soulignant, que « dans certaines circonstances, le corps humain peut se soustraire aux lois de la gravita­tion et aux conditions de la vie organique ». Et plus loin : « 1. Les croyances des peuples dans leur « phase ethnographique », ainsi que le fol­klore des peuples civilisés, ont à la base des faits et non des créations fantastiques. 2. Après vérification expérimentale de certaines de ces croyances et superstitions (par exemple la cryptesthésie pragmatique, la lévitation, l’incombustibilité du corps humain), nous sommes en droit de supposer que les autres croyances populaires ont également à la base des faits concrets. »

Ayant une certaine familiarité avec l’historio­graphie de l’histoire des religions, je peux assurer le lecteur que jamais un autre savant de la taille d’Eliade n’a osé formuler si radicale­ment une théorie semblable. Qu’il ait repris cet article de 1937, avec peu de retouches, pour l’inclure dans le Cahier de l’Herne qui lui a été dédié en 1978, cela veut dire qu’il n’a point changé d’avis pendant les quarante ans qui se sont écoulés depuis la première parution de cet écrit. Lançant un défi au monde scientifique, aujourd’hui peut-être encore plus formidable qu’alors, Eliade est le seul professeur universi­taire qui accepte inconditionnellement la réalité des témoignages folkloriques concernant les faits surnaturels. La provocation est, toutefois, passée inaperçue.

Après la guerre, Eliade s’est attaqué aux théories formulées par Vl.Ja. Propp dans ses Racines historiques des contes de fées et par E. De Martino dans son Monde magique. Je ne saurais souscrire à l’opinion selon laquelle Propp serait un folkloriste et ethnologue mar­xiste ; les passages de Marx et Engels qu’il fait introduire dans sa préface sont, évidemment, destinés à éluder la censure. Comme j’ai remarqué ailleurs, Propp souscrit – courage inouï pour un savant soviétique, heureusement passé sans être découvert – aux théories de l’École de Vienne (ou école historico-culturelle), dont M. Eliade lui aussi se rapproche très souvent, surtout dans son Histoire des croyances et des idées religieuses. En substance, l’hypothèse de Propp est que tous les épisodes des contes de fées ont trait aux rituels d’initiation chez les peuples illettrés. Évidemment, la grosse réserve que l’on peut formuler, c’est que cette théorie, qui proclame l’antériorité du rite par rapport au mythe, n’explique nullement l’apparition des rites eux-mêmes.

L’hypothèse d’E. De Martino, disciple de Benedetto Croce, dont le maître désavoua les hardiesses de pensée, est beaucoup plus so­phistiquée et, tout aussi fascinante que celle de Propp sur le plan de la démonstration histori­que, elle l’est encore plus au niveau des arguments philosophiques.

De Martino, dont les sources sont les mêmes que celles utilisées par Eliade dans son article de 1937, ne met point en doute les cas étudiés par Richet et par d’autres métapsychologues ou parapsychologues, mais il a tendance à leur attribuer, dans notre « histoire » à nous, c’est-à-dire de l’Occident, le statut de fossiles vivants. De Martino n’est point sceptique en ce qui concerne les témoignages modernes, mais la question qu’il se pose est pourquoi ces phéno­mènes, qui étaient assez répandus, ou en tout cas fort prestigieux, dans les sociétés archaï­ques, sont-ils aujourd’hui l’apanage de quelques marginaux, en l’occurrence les mé­diums ? Pour expliquer la perte graduelle des facultés parapsychologiques avec l’évolution de la société, il recourt – d’une manière peu orthodoxe, il est vrai – à l’historisme absolu de Croce. Tandis que pour celui-ci la nature ne faisait l’objet de l’histoire que dans la mesure où elle influençait continuellement les décisions humaines, pour De Martino la nature elle-même est conditionnée par l’histoire. Or, pour De Martino, comme pour Croce, il n’y a qu’une histoire, qui va dans la direction indiquée par l’Occident, entraînant dans sa roue toutes les autres histoires périphériques des peuples du monde. Il en résulte que ce qui est historique­ment possible à la périphérie de l’histoire ne l’est plus à son centre. Malheureusement, De Martino n’était pas fait pour apprécier le relativisme culturel en anthropologie et se posait le problème sous l’aspect historique, alors qu’il aurait dû le contempler sous son aspect culturel. Sa théorie aurait gagné en cohérence, sans être moins révolutionnaire (tant il est vrai que, les comptes-rendus criti­ques de Croce et Eliade mis à part, on n’en parla qu’avec une sorte de gêne).

Sur le problème du surnaturel, nous n’avons de la plume d’Eliade que cet excellent article sur « Le Folklore comme moyen de connaissan­ce ». Ce qui fait que, avec la théorie de C.G. Jung concernant la « synchronicité », qui expli­que les cas de prémonition, l’hypothèse histori­ciste de De Martino reste la seule tentative valable d’encadrer dans une vision du monde les phénomènes parapsychologiques.

Doit-on aussi supposer qu’à la base des romans fantastiques d’Eliade, ou de certains d’entre eux comme Minuit à Seramore, il y ait des faits concrets !? Ou bien le mystagogue Eliade les a-t-il inventés dans un but pédagogique, pour propager – avec succès, d’ailleurs – sa version de la nature et de l’histoire, une version que, à l’exception de l’article « Le Folklore… », il ne reprend plus dans ses œuvres scientifiques ? Qui sait, peut-être lorsqu’il sera libéré de tous ses fardeaux universitaires, nous donnera-t-il une réponse à cette question.

BIBLIOGRAPHIE

Pour une bibliographie (presque) générale de l’œuvre de Mircea Eliade et des études qui lui ont été consacrées jusqu’en 1980, voir Douglas Allen et Denis Doeing : Mircea Eliade. An Annotated Bibliography. New York-London, 1980.

Sur la création de jeunesse d’Eliade, en dehors des pages autobiographiques, on peut consulter I.P. Culianu ; Mircea Eliade. Assisi, 1978.

Sur le jeune Eliade et sa pensée, voir aussi L’Herne, 33 : « Mircea Eliade, Paris, 1978, et surtout Die Mitte der Weit, édité par Hans-Peter Duerr, Suhrkam, Frankfurt, 1983.

Le lecteur trouvera une récapitulation des problèmes concernant la position d’Eliade sur l’irrationnel dans notre article « M.E. la pensée moderne sur l’irrationnel » dans Dialogue (Montpellier), 1983.