Robert Linssen
Esotérismes soufi, musulman et indien

Les sectes ésotériques du monde musulman sont nombreuses. Leur niveau spirituel est très inégal. Parmi les plus connues il convient de citer le Soufisme. Mais le Soufisme lui-même englobe diverses tendances très inégales. Mentionnons les adeptes de la foi Bahaï, disciples de Baha-Ullah, le mouvement Soufi fondé par l’artiste indien Inayat Khan, le mouvement Soufi beaucoup plus initiatique et ésotérique dirigé par le Vénérable Iranshar que nous avons longuement connu à Degersheim, en Suisse, les sectes Soufi beaucoup plus hermétiques encore attachées aux enseignements de Muhyi-d-din Ibn Arabi, de Abd al Karim ibn Ibrahim al Jîli, du Cheik Ahmad al-Alawi (1869-1934), du Maître Aïa Aziz, etc.

(Revue Être Libre, Numéro 251, Avril-Juin 1972)

Une mise au point s’impose concernant la signification que nous donnons au terme d’ésotérisme. Nous ne voulons pas désigner par là des mystères cachés, impénétrables qui seraient le privilège exclusif de quelques sectes hermétiques, initiatiques ou occultes. Ce fut certes presque toujours le cas dans le passé.

Mais depuis lors, les temps ont changé.

Le moment est peut-être venu de dévoiler à la totalité du monde des vérités essentielles qui, dès la plus haute antiquité furent tenues secrètes.

Les raisons étaient surtout de nature psychologique. En fait, les enseignements ésotériques, tant égyptiens que chrétiens, qu’extrêmes orientaux étaient mêlés à des sciences occultes dont il était évidemment souhaitable que des personnes de moralité douteuse ne soient informées.

Le secret était aussi gardé en raison des persécutions dont les membres de nombreux ordres ésotériques ont été de tous temps menacés.

Lorsque nous parlons ici d’un ésotérisme Soufi ou musulman, ou chrétien ou indien nous désignons des enseignements spirituels se dégageant de l’emprise des symboles, des formes, des lettres, des querelles métaphysiques ou théologiques.

Nous désirons évoquer par là le climat d’une expérience intérieure inaccessible aux démarches de la logique, de la pensée analytique.

Au niveau de la Réalité suprême, la plupart des ésotérismes se rejoignent.

Les modes d’expression, la technique du langage, les symboles, les formes varient mais le fond essentiel d’une spiritualité vivante est identique.

Les sectes ésotériques du monde musulman sont nombreuses. Leur niveau spirituel est très inégal. Parmi les plus connues il convient de citer le Soufisme. Mais le Soufisme lui-même englobe diverses tendances très inégales. Mentionnons les adeptes de la foi Bahaï, disciples de Baha-Ullah, le mouvement Soufi fondé par l’artiste indien Inayat Khan, le mouvement Soufi beaucoup plus initiatique et ésotérique dirigé par le Vénérable Iranshar que nous avons longuement connu à Degersheim, en Suisse, les sectes Soufi beaucoup plus hermétiques encore attachées aux enseignements de Muhyi-d-din Ibn Arabi, de Abd al Karim ibn Ibrahim al Jîli, du Cheik Ahmad al-Alawi (1869-1934), du Maître Aïa Aziz, etc.

Contrairement à ce que beaucoup d’auteurs ont affirmé, les Druzes ne sont pas mahométans. Nous consacrerons une étude à part concernant l’ésotérisme Druze s’inspirant surtout du maître égyptien Hermès Trismégiste, du sage grec Plotin et de Pythagore.

Du point de vue historique la pensée musulmane exotérique s’inspire principalement du Coran dont les textes essentiels ont été révélés à Mahomet au cours de ses méditations, extases et expériences mystiques.

La date précise de la naissance de Mahomet est mal connue. Il serait né aux environs de l’an 570. Une légende raconte qu’alors qu’il était encore enfant Mahomet fut terrassé par deux hommes vêtus de blanc.

Ceux-ci lui ouvrirent le ventre et lui purifièrent le cœur. Ceci est la version exotérique de l’incident.

Il est évident que l’ésotérisme donne une signification tout autre et bien précise à cette légende.

Mahomet aurait été initié par deux ermites profondément engagés dans la voie de l’Eveil intérieur.

L’ouverture du ventre symbolise l’Eveil de ce que les Maîtres japonais et indiens désignent par le « Hara ».

Le « Hara » est considéré comme le centre psychosomatique situé dans l’abdomen. Il serait en relation avec la sagesse instinctive du corps humain d’une part, et la conscience cosmique de l’Eveil spirituel d’autre part.

La purification du cœur symbolise le dépassement de l’égoïsme par la découverte de l’illusion de la conscience de soi.

Il est à noter qu’un symbolisme identique préside à l’ordination des chamans en Sibérie.

Une autre légende musulmane rapporte que vers l’âge de 12 ans, Mahomet accompagna son oncle Abou Thabib en Syrie. Au cours du voyage, le moine juif de l’ermitage où les voyageurs s’étaient arrêtés observa que l’ombre d’un arbre restait suspendue au dessus de la tête du jeune garçon, malgré le mouvement du soleil. Le moine interpréta cet événement comme un signe annonçant à Mahomet un destin exceptionnel.

C’est vers 610, au cours de retraites solitaires qu’il faisait aux environs de la Mecque, dans les Gorges du Mont Hira, que Mahomet eut les expériences spirituelles fondamentales qui orientèrent son existence messianique.

La tradition musulmane rapporte que l’ange Gabriel lui apparût et lui donna l’ordre de prêcher. Ces prédications n’eurent pas beaucoup de succès dans les débuts.

Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard, en juillet 622 que Mahomet parvint à recueillir une audience plus attentive. A partir de ce moment, ces prédications furent beaucoup plus écoutées.
Mahomet décéda à Médine, le 8 juin 632, onzième année de l’ère musulmane ou hégire.

Parmi les grands représentants de l’ésotérisme Soufi ou musulman, il convient de citer Muhyi-d-din Ibn Arabi qui vécut au XIIIe siècle et Abd-al-Karim Ibn-Ibrahim al Jîli, qui naquit en 1366 à Jîli dans la région de Bagdad.

Nous ne commenterons pour l’instant que l’ouvrage fondamental de Abd-al-Karim Ibn-Ibrahim-al Jîli : qui s’appelle l’ « Homme Universel » (en arabe : Al-insan-al-kamil). Nous n’en examinerons que quelques fragments essentiels et les similitudes existant par rapport à l’ésotérisme indien de l’Advaïta Vedanta.

Ceci apparaît surtout dans les mises en garde constantes concernant l’action déformante de la pensée et la nécessité du silence mental parfait comme condition sine qua non de la vraie connaissance spirituelle.

Nous lisons ce qui suit dans l’Homme Universel, commentaires de Titus Burckhardt (voir bibliographie) :

« La vraie connaissance mystique est souveraine à l’égard de la raison et peut se servir de cette dernière pour retracer comme par une projection inversée, les réalités qu’elle atteint d’une manière directe et au delà de tout contour mental. L’organe de la connaissance mystique n’est pas le cerveau mais le cœur où la connaissance et l’être coïncident. En dehors de ce centre, inaccessible à la pensée, toute perception apparaît distincte de la nature de son objet. C’est dans le cœur seulement que l’homme est ce qu’il connaît et qu’il connaît ce qu’il est. Cependant, là, où la Connaissance rejoint son propre être et où l’être se connaît lui-même dans son immuable actualité, on ne saurait plus parler de l’homme. Dans la mesure où l’esprit plonge dans cet état, il s’identifie non pas à l’homme individuel mais à l’homme universel (al-insan-al-kamil) qui constitue l’unité interne de toutes les créatures. L’homme universel est le tout… il est le prototype éternel, illimité et divin de tous les êtres.
» L’homme universel n’est pas vraiment distinct de Dieu, il est comme la face de Dieu dans les créatures. Par l’union avec Lui, l’esprit s’unit à Dieu. Or, Dieu est tout et en même temps au dessus de tout. Il est à la fois immanent et transcendant. De même, l’esprit dans cet état d’union, s’unit aux créatures dans leur essence, par une intuition directe. En même temps, il est comme un diamant qui n’est pénétré par rien, parce qu’il participe à la réalité divine qui se suffit à Elle-même ».

« La connaissance unitive peut se traduire sur le plan de la conscience distinctive, soit que son éclair transperce soudainement le voile de cette dernière, soit que son actualité toujours présente rende transparente les choses qui s’offrent à l’expérience humaine ».

Nous retrouvons dans ces textes le climat essentiel des ésotérismes brahmaniques et bouddhiques. Ceux-ci réalisent une synthèse de l’immanence et de la transcendance.

Le point de vue expérimental offre également des similitudes avec les enseignements de la Voie Abrupte du Ch’an, du Zen et du « Sentier Direct » de l’Advaïta vedanta.

Il est fait allusion à un « éclair transperçant soudainement le voile de la conscience distinctive ». Le Satori du Zen ou l’Eveil intérieur du Ch’an chinois évoquent le caractère soudain, non-préfiguré de l’Eveil intérieur. Plus près de nous, Krishnamurti insiste sur la spontanéité, la gratuité, la lucidité non-mentale de l’état dans lequel cesse toute dualité d’observateur et d’observé, d’expérimentateur et d’expérience.

Un passage très rare par son dépassement de tout anthropomorphisme rejoint entièrement le climat le plus dépouillé de l’Advaïta Védanta, comme du Ch’an et du Zen. Nous le reproduisons ici à dessein :

« Là, où la Connaissance rejoint son propre être et où l’Etre se connaît lui-même dans son immuable actualité, on ne saurait plus parler de l’homme ».

L’exigence du dépassement des conditionnements anthropomorphiques constitue le signe distinctif des enseignements de l’ésotérisme Advaïta Védanta, du bouddhisme ésotérique et de Krishnamurti.

L’une des notions et des facultés naturelles enseignées dans l’ésotérisme indien s’exprime fréquemment par des termes tels que « omnipénétration de la lumière » ou encore « le dépouillement de l’opacité apparente de la matière ».

Le commentaire de l’ésotérisme Soufi déclare que « la participation à la réalité divine rend transparentes les choses qui s’offrent à l’expérience « humaine ».

L’ésotérisme indien de la Vue Juste, dans le Védanta et dans le Bouddhisme nous révèle l’existence d’une essence commune formant la réalité essentielle des êtres et des choses. Nous finissons par accorder à cette Réalité la place de priorité qu’elle doit naturellement occuper. Nous érigeons en Elle notre seule demeure. Elle se révèle finalement comme étant notre seul corps, le Dharma Kaya, le Corps de Bouddha pour les Bouddhistes, le Corps christique dans l’ésotérisme chrétien. Dans cette optique, à peine notre regard matériel se pose-t-il sur des êtres ou des choses, la disponibilité parfaite que nous réalisons à l’égard de notre essence divine nous révèle instantanément la même présence divine au plus profond des êtres et des choses que nous côtoyons.

Pour cette raison, Titus Burckhardt déclare dans ses admirables commentaires sur l’ésotérisme Soufi et musulman : On pourra dire que le Soufi connaît toutes « choses alors qu’il en ignore beaucoup, et l’on pourra dire qu’il ignore les choses de ce monde, bien qu’il les connaisse toutes dans leur essence ».

Lorsque les Eveillés disent qu’ils connaissent les êtres et les choses dans leur essence, ils n’attribuent jamais un tel pouvoir à leur « ego » ni à ce qu’il en resterait. Ils savent fort bien qu’ils ne sont rien en tant que « moi ». Ils savent qu’ils ne sont que des instruments dont la transparence et l’effacement intérieurs permettent à la Conscience cosmique et à l’Amour de s’exprimer en eux et par eux. L’intelligence, l’amour et les qualités que nous manifestons, ne sont réellement présentes en nous que dans la mesure où nous sommes psychologiquement morts à nous-mêmes.

Ainsi que l’exprime Titus Burckhardt : « La qualité de l’omniscience n’appartiendra jamais à l’homme lui-même, quel que soit le degré de sa transparence spirituelle à l’égard de la Lumière divine ».

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L’ésotérisme musulman et Soufi de l’homme universel postule deux conditions préalables à l’Eveil intérieur.

1) D’abord une « Vue juste » qui n’est pas une connaissance intellectuelle mais une compréhension intuitive, supra-mentale de la nature véritable des êtres et des choses. Cet aspect de connaissance pure doit être complété par l’Etre.

2) Par l’Etre, l’ésotérisme Soufi désigne l’état réel de l’âme, l’authenticité de sa totale disponibilité à l’essence divine. A cette qualité particulière du psychisme éveillé, l’ésotérisme Soufi donne le nom de « beauté intérieure ».

« La beauté intérieure comporte la simplicité, l’ampleur, l’harmonie, l’équilibre. Elle est déjà le signe de l’attouchement divin ».

Concernant la simplicité, il convient de rappeler ici la parole chrétienne : « Nul entrera au Royaume des Cieux s’il n’est redevenu simple comme un petit enfant ».

Tel est le climat intérieur qu’en d’autres termes, le penseur indien Krishnamurti désigne par l’innocence suprême, l’état spontané, supra-mental dans lequel les calculs, les peurs, les angoisses de la pensée ne font plus obstacle à la spontanéité de la présence divine.

LE CONCEPT DE L’HOMME UNIVERSEL DANS L’ESOTERISME SOUFI ET MUSULMAN

L’homme universel est défini, non seulement par l’Unité des profondeurs. Il est aussi cette multitude de sujets connaissant qui s’intègre dans l’unité d’une essence unique de toutes les consciences, de toutes les intelligences.

Sous le rapport de son unité interne, l’Univers manifesté est considéré comme UN SEUL ETRE. Telle est la signification ésotérique du verset 36 du Coran qui éclaire.

« Nous avons compté toute chose dans un prototype évident ».

Si l’ésotérisme musulman désigne ce seul être comme l’Homme Universel, ce n’est pas en raison d’une concession faite aux concepts anthropomorphiques de l’Univers. Mais les Maîtres de l’ésotérisme musulman et Soufi estiment que l’être humain, est sur cette terre, l’image la plus adéquate de l’Homme universel.

L’homme universel se rapprocherait du concept indien d’Ishvara ou Seigneur de l’Univers. Il serait un aspect immédiat et concret de la réalité divine.

Cet aspect tendrait à s’estomper dans la mesure où nous allons plus en profondeur dans l’Unité divine, au même titre que dans l’ésotérisme indien, Ishvara, le Seigneur de l’Univers, intervient à titre second et dérivé devant le Brahman.

LE ROLE DES MEDIATEURS

L’ésotérisme musulman et Soufi diffère de l’ésotérisme indien de la Voie Abrupte concernant le rôle des médiateurs indispensables.

Pour tous les musulmans et pour certains Soufis, Mahomet est considéré comme le médiateur universel indispensable. Ce point de vue se rapproche par contre de celui du Christianisme. Dans ce dernier, le Christ ou la Vierge sont considérés comme médiateurs indispensables au même titre que Mahomet chez les musulmans.

L’ésotérisme de l’Advaïta Védanta des Praja-Patis est très éloigné de ce climat. Il proclame que chaque être humain est le Temple vivant de la présence divine qu’il porte dans le sanctuaire du cœur et que chacun doit se rendre disponible aux richesses de cette présence divine, en lui-même et par lui-même, sans aucun recours à des médiateurs.

Notons cependant, que la tradition indienne exotérique fait état de l’indispensabilité du médiateur, « lorsque le « chêla » (disciple) est prêt, le « guru » se présente sur sa route ».

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Parmi les notions fondamentales mises en évidence dans l’ésotérisme musulman et Soufi il convient de citer celle de l’Unité divine. Cette notion se retrouve d’ailleurs dans l’ésotérisme et l’exotérisme de toutes les religions.

L’ésotérisme Soufi établit tout un éventail de nuances dans cette Unité.

Il y a, d’une part, ce qu’il désigne par l’Unité suprême (al-­ahadiyah).

Cette unité n’est pas un « aspect » du divin. Elle est plutôt l’absence de tout aspect, de toute qualité, de toute propriété telle que nous les concevons.

A côté de cette « Unité suprême », l’ésotérisme Soufi distingue ce qu’il désigne par le terme « d’unicité ».

C’est l’aspect premier du divin formé par la synthèse et la totalité du monde manifesté, envisagé dans son unité essentielle et dans ses distinctions.

Ceci pourrait se comparer aux distinctions de la pensée indienne. D’une part, celle-ci enseigne l’existence du Nirguna Brahman, dépouillé de toute qualité, de tout attribut, transcendant l’ensemble des êtres et des choses. D’autre part, existe la Saguna Brahman, le divin manifesté dans ses qualités ou attributs.

A l’unité suprême du divin d’une part, et à l’unicité correspondent ce que l’ésotérisme Soufi désigne par les deux dimensions du Divin.

A l’unité suprême correspond la transcendance, car l’unité suprême se soustrait à toute prise directe.

Seule, une succession de négations permettrait son approche. De cette unité divine, nous ne pouvons seulement dire ce qu’Elle n’est pas. Telle est d’ailleurs la technique d’approche des maîtres de l’ésotérisme de l’Advaïta indien et du bouddhisme. Dans l’ésotérisme Soufi l’unité suprême du divin est complétée par un autre aspect : l’unicité. A l’unicité correspondent les caractères d’immanence. Il est dit « que les qualités même des choses sont reliées aux qualités divines de la Présence suprême qui est en elles ».

Les mystiques Soufi évoquent ce double aspect de la transcendance et de l’immanence divine dans le processus expérimental de l’Eveil intérieur.

Ils déclarent à ce sujet que :

« Celui qui savoure une qualité dans sa réalité immédiate, atteint par là, d’une certaine manière la source ontologique infinie de toutes les qualités : l’Etre. Il voit l’aspect limité et individuel des choses comme une écorce vaine et illusoire, incomparable à ce que ces mêmes choses impliquent, en profondeur, de qualitatif et d’illimité. C’est ainsi que la contemplation des qualités qui sont immanentes au Cosmos, rejoint la transcendance divine ».

L’expérience de l’immanence divine au cœur des êtres et des choses ne peut être réalisée que par ceux qui ont réalisé de façon vivante, la présence de l’immanence divine dans le sanctuaire de leur propre cœur.
L’expérience de l’immanence divine est différente de celle de la transcendance divine.

Les expériences de l’immanence divine peuvent encore laisser subsister l’individualité de ceux qui les réalisent quoiqu’au terme de telles expériences, les résistances habituelles de l’ego subissent d’importantes transformations.

Au cours de l’expérience de la transcendance divine la conscience égoïste familière et les agitations mentales sont totalement éliminées.

Les maîtres de l’Eveil dans l’ésotérisme des Praja-Patis (Advaïta Védanta), les maîtres de la Voie Abrupte du Ch’an et du Zen, ainsi que Krishnamurti considèrent qu’il est inopportun de parler d’expérience dès l’instant où l’on évoque la transcendance divine.

A ce niveau, la dualité du spectateur et du spectacle, de l’observateur et des phénomènes observés, de l’expérimentateur et de l’expérience se trouve abolie.

Le Maître Titus Burckhardt, de l’ésotérisme Soufi déclare que l’expérience de l’Unité Suprême (al-ahadiyah) implique l’annihilation de l’ego.

DE L’ESSENCE DIVINE ET DES QUALITES DIVINES

L’ésotérisme Soufi est profondément influencé par la théologie musulmane dans ses considérations sur l’essence divine et les qualités divines.

Ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, ceci correspond dans une certaine mesure aux distinctions du Nirguna Brahman et du Saguna Brahman dans l’ésotérisme indien.

Dans l’ésotérisme Soufi, l’essence divine (al-dhât) est le divin dégagé de tout aspect. Il n’est ni sujet, ni objet d’aucune connaissance.

Les « qualités divines » (aç-çîfât) sont par contre, les aspects ou qualités par lesquelles le divin se révèle de façon relative.

L’ésotérisme Soufi enseigne que l’essence divine est néanmoins connaissable. Mais cette connaissance n’est en aucun cas de la nature relative et dualiste qui nous est familière. Elle est essentiellement non-mentale et dégagé de toute objectivation conceptuelle de l’ego.

Jamais, cette Connaissance n’est réalisée par l’ego.

Le texte de l’ésotérisme Soufi déclare que « Dieu se connaît Lui-même, par Lui-même, en Lui-même, sans aucune distinction interne ».

L’essence divine n’est jamais un « objet » de méditation. Elle est l’Eternel et Unique SUJET.

Un texte Soufi de l’Homme Universel déclare que « l’Essence divine n’est connue que par une identification (tahqiq-dhâti) abolissant toute distinction, toute dualité. »

Le Maître de l’ésotérisme Soufi Titus Burckhardt déclare à ce propos que « Toute connaissance différenciée suppose une certaine dualité du sujet connaissant et des choses connues. Il en résulte que l’on ne pourra jamais embrasser l’autre complètement : la connaissance ésotérique essentielle, par contre, est immédiate. » Elle est même préalable à tout acte mental.

Un texte Soufi déclare symboliquement que : « Si le serviteur se découvre réellement lui-même, il reconnaît que l’Essence divine est sa propre essence. Telle est la signification que les Maîtres de l’ésotérisme musulman et Soufi donnent aux paroles de Mahomet : « Qui se connaît lui-même connaît son Seigneur » (Man arafa nafsahu faquad arafa rabbah) ».

Mais tout l’ésotérisme Soufi ne se situe pas à ce niveau élevé.

Influencé par la théologie musulmane, une partie importante de l’ésotérisme Soufi fait une distinction entre les qualités divines et les noms divins.

A chaque qualité divine correspond un nom divin. Les textes de l’ésotérisme Soufi enseignent que : C’est par l’irradiation des qualités divines — ou des noms divins — que le contemplatif passe d’un état spirituel mineur (hâl) à la réalisation spirituelle fondamentale (ahwâl) dépassant tous les conditionnements, habituels.

Signalons ici que de nombreux mystiques indiens pratiquent des méthodes évoquant soit des noms divins, soit des mantras (japa) sortes de syllabes sacrées dont la répétition détermine des états seconds ainsi qu’une pacification mentale et nerveuse.

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Nous terminerons ce très bref aperçu de l’ésotérisme Soufi et musulman par un texte Abd al Karim al Jîli emprunté à l’Homme Universel.

« Quand Dieu se révèle à Son serviteur dans une de ses qualités, le serviteur plane dans la sphère de cette qualité jusqu’à ce qu’il en ait atteint la limite par voie d’intégration mais non par une connaissance distinctive. Finalement, il n’y a là, ni serviteur, ni Seigneur, car s’il n’existe plus de serviteur, le Seigneur cesse d’être le Seigneur. En réalité il n’y a plus que Dieu seul, l’Unique, l’Un. La créature n’a d’être que par attribution contingente. En réalité elle n’est rien. Lorsque les lumières divines apparaissent elles effacent cette attribution, En sorte que les créatures n’étaient pas ni ne cessaient d’être.

Dieu les éteignit mais dans leurs essences elles n’ont jamais existé. Et dans leur extinction elles subsistent. Lorsqu’elles s’anéantissent l’Etre revient à Dieu. Il est alors tel qu’IL était avant qu’elles ne devinssent. Le serviteur devient comme s’il n’avait jamais existé. Et Dieu, comme si jamais rien n’avait cessé. Cependant, lorsqu’apparaissent les fulgurations divines La créature se revêt de lumière de Dieu et devient une avec Lui ».

Ceci nous permet d’évoquer la parole des Maîtres de l’Advaïta Védanta et de la Voie Abrupte du Zen à qui l’on demandait de raconter l’aventure de leur Eveil intérieur. Que leur était-il arrivé.

Et qui répondent après un long silence :

Mais, il ne m’est rien arrivé du tout… je me suis retrouvé tel que, sans le savoir, j’étais de toute éternité, avant même que mes parents m’aient conçu.

« Le dévoilement de l’Essence divine » (majlà) est un des textes les plus profonds de l’ésotérisme soufi.

Nous n’en citerons que quelques versets :

« C’est de la pureté du vin que jouit l’Essence divine en toi
» Toute union hors d’Elle n’est que dispersion
» Elle se dévoile transcendante à l’égard de toute description
» Sans analogie et sans qu’il y ait en Elle de relations
» Comme le soleil levant efface la lueur des planètes
» Alors qu’elles subsistent en principe par Lui
» Elle est ténèbres sans jour et sans crépuscule.
» Mais en dehors de Sa demeure, la troupe erre dans le désert.
» Jamais l’intellect n’en vainc la pureté pour s’y mêler.
» Jamais la pensée ne flaire son parfum enivrant.
» Rien ne répond à la question qu’est-Elle ?
» Ni nom, ni attribut : l’Essence divine est trop sublime pour cela !

Nous terminerons par l’un des sommets de l’ésotérisme musulman, le poète persan Farideddin Attar qui vécut au XIIIe siècle.

Nous citons ici quelques fragments extraits de son œuvre monumentale, intitulée « Le Chant des Oiseaux ».

Dans le chapitre intitulé « Les oiseaux dans la vallée de l’unification » Farideddin Attar écrit (p. 166, Emile Dermenghem) :

« Dans la vallée de l’unification, l’homme n’aperçoit rien d’accessible aux sens. Il n’y a ni Ka’ba, ni pagode. Apprends la doctrine véritable : l’éternelle existence de l’Etre infini. On ne doit voir personne autre que lui, ne reconnaître comme permanent nul autre que lui. On est en Lui, par Lui, et avec lui. Tant que tu vivras individuellement, le bien et le mal existeront pour toi. Mais lorsque tu seras perdu dans le soleil de l’Essence divine, tout sera amour…
Lorsque le voyageur est entré dans cette vallée, il disparaît ainsi que la Terre même qu’il foule aux pieds. Il sera perdu parce que l’Etre Unique Se manifeste : il restera muet parce que l’Etre unique parlera. La partie deviendra le tout. L’être que j’annonce n’existe pas isolément : tout le monde est cet être, existence ou néant : Tout est cet Etre.
Trente oiseaux seulement y arrivent et trouvent comme le Phénix, dans l’anéantissement, le commencement d’une nouvelle existence. L’ombre se perd dans le soleil, il n’y a plus, ni guide, ni voyageur, le chemin cesse d’exister. Lorsque l’Océan de l’immensité vient à agiter ses vagues, comment les figures qui sont tracées à sa surface pourraient-elles subsister ? Ces figures ne sont autres que le monde présent et le monde futur. Celui dont le cœur s’est perdu dans cet océan d’amour y est perdu pour toujours et y demeure en repos. Dans cette mer paisible, il n’y a pas d’autre chose que la félicité divine »…

Robert LINSSEN.