Germaine Hannevart
Essai de Philosophie constructive de notre temps

Chaque religion nous propose son explication du mystère : « D’où venons-nous, où allons-nous ? » et sa philosophie et sa morale basées sur un crédo impératif. Mais… « Si les cieux sont déserts » ? Et l’homme que la grâce n’a pas touché ? Et celui de qui elle s’est retirée et qui a le malheur de perdre la foi ? Qu’étreignent-ils de leurs mains avides ? Nous nous berçons de mots, de beaux grands mots : Dieu, Humanité, Patrie, qui nous sont étendards et raison de vivre. Mais l’homme, le vrai, celui qui exprime sa pensée au lieu de répéter celle qu’il a apprise ?

(Revue Spiritualité. No 50-51. Janvier-Février 1949)

« Lassé des mots, lassé des livres,

Qui tiédissent la volonté,

Je cherche, au fond de ma fierté,

L’acte qui sauve et qui délivre. »

Émile VERHAEREN.

« Les Visages de la Vie »

Ivre du vertige de l’infini, l’homme cherche à comprendre. Les Systèmes de Philosophie savants et compliqués se succèdent, élaborés par les cerveaux les plus puissants, les plus abstraits, systèmes qui font l’objet de nos études dans les universités, de nos recherches, de nos méditations, de nos discussions passionnées. Mais, l’« Homme de la rue », ignorant, qui s’en soucie ?

Et d’ailleurs, ce penseur érudit, lourd de science, que la vie toute proche, palpitante et réelle laisse presqu’indifférent et ce savant qui, au soir de sa vie, découvre avec une sorte de désespoir, la vieillesse, la mort prochaine et la terreur de l’au-delà, ont-ils une philosophie qui leur soit propre ?

Avoir étudié, être érudit, avoir enrichi l’humanité de découvertes sensationnelles dont l’application transforme la vie, c’est infiniment respectable, mais nous parlons aujourd’hui de Philosophie. Les abeilles font des nectars variés qu’elles butinent, « un miel qui est tout leur ».

Cela seul compte.

Chaque religion nous propose son explication du mystère : « D’où venons-nous, où allons-nous ? » et sa philosophie et sa morale basées sur un crédo impératif. Mais… « Si les cieux sont déserts » ? Et l’homme que la grâce n’a pas touché ? Et celui de qui elle s’est retirée et qui a le malheur de perdre la foi ? Qu’étreignent-ils de leurs mains avides ?

Nous nous berçons de mots, de beaux grands mots : Dieu, Humanité, Patrie, qui nous sont étendards et raison de vivre. Mais l’homme, le vrai, celui qui exprime sa pensée au lieu de répéter celle qu’il a apprise ?

Pour le découvrir, je me suis penchée sur des ignorants qu’aucune étude n’avait nourris :

— Cette petite fille m’a dit : « Je ne puis pas me promener sans regarder autour de moi chaque caillou, chaque fleur, chaque petite bête qui s’agite : c’est beau VIVRE. »

— Ce jeune mineur qui rentrait chez lui après 5 ans d’absence (guerre 14-18) pleurait d’émotion devant les terrils noirs des charbonnages du pays natal, et son camarade crânait: « T’émeus pas pour des charbons, quand y a la France qu’est si grande et qu’est si belle ». Ils avaient voyagé, pendant leurs permissions, et en chacun de ces êtres frustes s’éveillait une philosophie tout personnelle : amour du coin de terre natal, sentiment de fraternité internationale.

— Cette jeune femme murmurait : « Vous n’imaginez pas la sérénité qui vient à songer à notre petite place à nous, les humains, dans le cycle de la vie, que, par l’intermédiaire des plantes et des animaux qui les mangent, nous vivons de quelques éléments chimiques et de l’énergie du soleil; que cela durera pour chacun de nous, quelques années, cent au plus, et que l’on rentrera dans le grand cycle après avoir essayé de COMPRENDRE. »

Alors que je croyais encore à l’auréole des victoires, en 1920, j’ai rencontré dans sa montagne, un paysan andorran [1], fier de 1a supériorité de sa minuscule patrie parce que, disait-il « Elle n’avait pas été mêlée à la guerre ». Qui, après avoir participé à nos sanglantes querelles, oserait répéter avec lui son crédo : « Tous les hommes sont frères » ?

— Cette mère dont trois années de deuil n’avaient pas apaisé la douleur m’a dit une chose formidable : « Je serais plus désespérée encore si mon petit était mort en soldat. Il a été tué accidentellement par la chute d’un avion de guerre… c’est la fatalité, je m’incline; mais il n’est pas allé au devant de la mort en tuant d’autres hommes, pour servir un idéal que l’après-guerre a trahi. J’ai la nausée de ces manifestations patriotiques : on y rencontre trop de gens qui ont vécu de la guerre, en sortent enrichis, arrogants et déjà préparent de nouveaux slogans, tout en ménageant aux traîtres l’impunité.

— Ce vieillard, sous l’occupation allemande, m’écrivait : « Un de mes fils est au combat, l’autre prisonnier en Allemagne. La guerre sera longue mais je veux les revoir : JE VIVRAI LE TEMPS QU’IL FAUDRA. Et il vécut jusqu’à leur retour.

— Cette jeune femme, pendant l’incendie de sa maison, livrée aux pompiers, téléphonait pour s’assurer dès le lendemain, les matériaux qui referaient le toit détruit.

— Dans notre européenne fourmilière humaine dévastée, il faut avoir vu surgir des ruines les survivants. Sans attendre l’aide des pouvoirs publics, à l’instant même où le vrombissement des bombardiers s’atténue, chacun se met au travail, déblaie ses ruines, trie les débris, se construit un refuge, recommence à cultiver son champ, réinstalle son commerce, ou reprend son métier et, à la barbe de l’occupant, plante sur les décombres les couleurs alliées, le drapeau national ou le V de la victoire.

— Ardeur à vivre, volonté de vivre, ces gens-là ne sont jamais des vaincus. S’ils acceptent l’aide étrangère, avec reconnaissance, comme un précieux symbole de fraternité, ils ne la sollicitent pas, ils ne comptent pas sur elle, ni sur personne. Individualistes farouches, ils savent qu’il faut d’abord compter sur soi-même : « le reste vous sera donné par surcroît ».

Tous ces échos s’harmonisent en un seul chant : « LE CULTE DE LA VIE ».

La vie vaut d’être vécue pour elle-même, et que l’on y puise matière à une philosophie constructive à la portée de tous les humains.

Cette philosophie nous la construirons plus aisément nous, les citoyens des petits pays, que ne pourraient le faire les citoyens des grandes puissances; car nous sommes plus près de l’HUMAIN. L’impérialisme ne fausse pas nos conceptions et nous en sommes fiers. Ne rêvant ni de conquérir le monde, n’y d’y faire triompher notre influence (formule des conquérants modestes), regardant la vie d’un œil clair, objectivement, nous découvrons les tares qui pèsent sur l’humanité et déterminent son destin : la PEUR, la MISERE, la CUPIDITE.

— PEUR, peur de l’inconnu, de l’avenir, de l’au delà, peur qui rend lâche et fait accepter toutes les compromissions, empêche de vivre l’heure présente.

— MISERE, misère qui prive l’enfant d’éducation, le travailleur de sécurité, le malade de soins, le vieillard de quiétude.

— CUPIDITE, soif de puissance, besoin d’asservir d’autres êtres, qui rend odieux et vil.

De ces tares il nous faut libérer et nous-mêmes et les autres. Une philosophie basée sur le culte de la vie se construit :

L’esclave d’hier relève le front, ces guerres odieuses lui ont appris à penser, l’oisiveté, la souffrance des camps lui ont permis de mûrir ses réflexions, il veut développer au maximum tous les dons reçus à la naissance et qu’il en soit ainsi pour tous les enfants sans distinction de sexe, de race ou de religion, afin que, de cette égalité apparente surgisse la plus splendide, la plus réelle et féconde diversité.

Le contact des autres hommes lui a appris l’artificiel des frontières politiques, il sait qu’il y a de braves gens partout et qu’il compte des frères sous toutes les latitudes, que SON problème est LE PROBLEME HUMAIN. La guerre lui répugne parce qu’il en a mesuré toute la stupidité.

L’esclave d’hier réclame le prix de son travail (collaboration à l’œuvre de tous).

Il exige une sécurité sociale qu’après deux guerres mondiales, chaque état se voit contraint d’organiser.

Il rêve d’une sécurité mondiale dont ses dirigeants essaient à nouveau de poser les bases.

L’esclave d’hier veut, lui aussi, voir le monde; jouir de sa beauté, exprimer par l’art son émotion, confronter cette expression avec celle des autres hommes. Pour lui comptent au premier plan les valeurs spirituelles, mais il veut d’abord sa part du paradis terrestre.

Cette philosophie nouvelle est constructive d’un monde nouveau. Elle n’est plus l’apanage d’une élite, mais éminemment accessible à tous.

Au soir de sa vie ce nouveau philosophe regarde sans regret derrière lui car il a essayé de comprendre, de jouir de chaque heure, de ses peines comme de ses joies. Il n’a gaspillé aucune des minutes qui lui étaient comptées. Face à la mort il accepte « d’être poussière qui s’en retourne à la poussière » et la sérénité déjà l’enveloppe tandis que, revivant sa vie, ses luttes, ses souffrances, il s’apprête au grand sommeil qu’il ait ou non vision d’un au delà surnaturel et divin.

Germaine HANNEVART

Docteur en Biologie de l’U.L.B., Germaine Hannevart (1887-1977) enseigna les sciences naturelles dans les écoles de la Ville de Bruxelles. Trésorière de la Fédération belge des femmes universitaires dès sa création en 1921, elle fut Présidente de 1932 à 1952. Elle participa activement aux rencontres et à la direction de l’International federation of university women. Initiée en 1927, elle dirige son atelier de la Fédération belge du Droit Humain en 1936. Elle se mobilisa en faveur de l’Espagne Républicaine notamment par une action en faveur de l’hébergement des enfants espagnols. Parallèlement, elle participe aux activités du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, le C.M.F. Dès 1929, elle fait partie activement du Groupement belge de la Porte ouverte.

Sous l’occupation allemande, elle entra dans la résistance et, à la fin de la guerre, elle fit partie du Rassemblement des femmes pour la paix.


[1] Andorran, habitant de l’Andorre, principauté libre, de quelques kilomètres carrés (square miles) entre la France et l’Espagne.