Jean Klein
Être dans la perspective de vérité

L’ultime désir est d’être le Soi. Dans les moments de plénitude l’état de non-désir, la notion d’un moi — comme d’ailleurs de tout autre objet — est complètement absente. La cause de la plénitude est souvent attribuée à un objet, aussi nous consolidons de plus en plus la conviction, suscitée en nous par un réseau d’habitudes où nous nous complaisons, que l’état de plénitude est quelque chose à acquérir, à posséder, à cultiver.

(Revue Être. No 3. 2e  année. 1974)

Le titre est de 3e Millénaire

Chaque fois que la notion d’individu s’interpose comme entité indépendante, un moi surgit, l’anxiété, l’insécurité s’installent et inévitablement surviennent désir et agitation. Au niveau d’un moi nous ne pouvons qu’ajourner, déplacer, restreindre la perturbation, mais non l’éliminer. Nous ne pouvons que penser le connu et l’intention nous laisse toujours dans un cercle vicieux.

Nous connaissons tous des instants de plénitude sans qu’il y ait désir ou intention de vouloir combler un vide, ou sans éprouver le moindre manque. Dans ce vécu, il n’y a pas la notion de moi ; c’est seulement par la suite que le moi l’accapare, le fait sien, comme un voleur ou un clown qui s’attribue le talent de la ballerine et les ovations du public. Notre structure psychosomatique a certainement été ébranlée par le vécu, mais elle n’est pas le foyer où s’élabore l’expérience de la plénitude.

La voie directe

La notion d’un moi a sa source dans le soi, conscience unitive, car autrement comment pourrait-on pressentir ce que nous ne connaissons pas ? L’ultime désir est d’être le Soi. Dans les moments de plénitude l’état de non-désir, la notion d’un moi — comme d’ailleurs de tout autre objet — est complètement absente. La cause de la plénitude est souvent attribuée à un objet, aussi nous consolidons de plus en plus la conviction, suscitée en nous par un réseau d’habitudes où nous nous complaisons, que l’état de plénitude est quelque chose à acquérir, à posséder, à cultiver.

Vient le guru qui montre la perspective de la vérité : plénitude. Le discernement prend naissance et les anciens résidus se consument. Il se fait un lâcher-prise, le chercheur cessant d’orienter son dynamisme vers l’extérieur et, du fait qu’il n’y a rien à chercher, rien à trouver, la notion d’un moi et de son dynamisme se meurt, se fond dans sa source, le soi qui est plénitude. Cette plénitude vécue, non duelle, ne se fixe pas dans un espace-temps : corps-mental. Le mental ne peut comprendre que ce qui lui est inhérent, mais la vérité transcende le mental et ne peut donc être vécue sur le plan mental, ni être saisie au niveau du langage. Tout cela ne peut que pointer vers l’ultime vérité, c’est le blocage au niveau du mental, de la pensée, qui empêche l’éveil dans le soi, le vécu.

Quelles sont les indications, pour moi, d’une expérience ?

S’il y a un rappel par la pensée, renouvelé très souvent de votre nature axiale, vous pouvez dire que vous êtes dans la perspective de la vérité. Des périodes se succéderont où la joie vous envahira sans cause, sans stimulant, l’impersonnel grandira en vous et vos valeurs se modifieront, intégrant un point de vue global ; le flot ininterrompu de la pensée se meurt et laisse survivre le je sais. Vous pouvez vous dire qu’il vous reste seulement à vous établir définitivement dans cette expérience.

Chaque fois que la notion d’un égo apparaît il ne faut pas fuir, lutter contre cette notion. L’égo ne peut pas changer l’égo, violent ou non-violent ; il reste toujours un égo et une fraction ne peut que créer une autre fraction. Il faut éviter de fuir, de compenser ou de surimposer. Logés dans l’inconfort, nous pouvons l’objectiver : il se crée un observateur et une chose observée. Un moment arrive où la chose observée ne peut plus se maintenir ; elle n’est plus alimentée et, tôt ou tard, elle se résorbe dans l’observation. L’observateur seul subsiste et sa nature est plénitude, non duelle ; il perd alors son caractère fonctionnel et se révèle conscience pure.

A chaque moment de pensée, de sensation, sentiment, il y a la présence de la conscience, mais elle n’est pas affectée par toutes ces activités. Dans le sommeil profond, il y a absence de pensées, de sensations, seule la conscience pure est présente ; elle reste comme toile de fond. Elle est présente dans toutes les actions, sans qu’il y ait acteur : il n’y a qu’action. La pensée que nous sommes l’acteur volitif, absolument indispensable à chaque action, est ancrée en nous mais un examen en profondeur nous montre que nous ne sommes ni acteur, ni dormeur, mais uniquement pure conscience.

Eliminer de notre écoute — par un procédé quelconque — le corps, les sensations, les émotions, les pensées, nous laisse un vide sans saveur, donc encore un objet.

Le « je ne sais pas » recèle encore le sanskâra d’un « je sais » et cette absence-attente d’un « je sais » n’est qu’un vide mental, corps-objet ; un je sais conceptuel nous fixe dans une relation sujet-objet et ce « je sais » contient toujours une question à résoudre. Quand, par une vision non orientée, une conviction instantanée surgit qu’il n’y a rien à savoir, à connaître, vous comprenez que le vrai savoir, le savoir total est un vécu non mental, absolument non duel.

Vous êtes la vérité ; pas un instant vous ne pouvez ne pas l’être. Dans une approche directe, les obstacles s’éliminent ainsi que le sens de la séparativité par une juste vision de la perspective, lorsque les obstacles sont résorbés, le je vécu prend une réalité constante. Il n’a pas besoin d’agent, il se connaît lui-même par lui-même. Toute autre approche par purification et appropriation nous laisse en séparativité ; vous ne pouvez jamais changer le mental d’un point de vue mental, vous ne pouvez qu’atteindre une satisfaction ou un état désigné par le terme samâdhi, dans un contexte espace-temps. La vérité est vécue quand le silence dans la dualité nous a quittés ; les objets nous apparaissent alors comme une prolongation, une extension de cette vérité vécue.

La conscience unitive, l’ultime réalité s’exprime d’abord comme conscience non duelle, sans intervention d’un agent : connaissance par excellence, être soi, au-delà des relations sujet-objet. Cette conscience s’exprime, s’objective, s’extériorise en tant qu’objet des sens comme une idée et vous dites « je perçois » mais quand l’apparente perception est accomplie, l’objet perd ses caractéristiques, se résorbe dans l’essence-conscience, le soi non duel. Vous, le Soi, ne connaissez plus que le Soi, il n’y a que le Soi.