Claude Tresmontant
La Gnose

Plusieurs courants gnostiques existent et qui n’ont pas nécessairement la vision décrite ici par Claude Tresmontant. L’auteur a voulu surtout opposé la vision d’un univers déchu – le notre – créé par un démiurge maléfique selon la gnose avec la « bonne création » par Dieu dans le judéo-christianisme… *** Le terme de gnose est tout simplement […]

Plusieurs courants gnostiques existent et qui n’ont pas nécessairement la vision décrite ici par Claude Tresmontant. L’auteur a voulu surtout opposé la vision d’un univers déchu – le notre – créé par un démiurge maléfique selon la gnose avec la « bonne création » par Dieu dans le judéo-christianisme…

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Le terme de gnose est tout simplement le décalque d’un mot grec, gnôsis, qui signifie : connaissance. On désigne par le terme de gnose des courants de pensée qui ont fleuri et qui se sont développés principalement à partir des premières années de notre ère, c’est-à-dire en même temps que l’Église chrétienne naissante. Les origines de la gnose sont obscures. Les savants en débattent. On peut retrouver des thèmes gnostiques dans les vieilles religions à mystères que l’on met sous le nom d’orphisme et dans les spéculations théosophiques des brahmanes, telles qu’elles nous sont connues par les antiques Upanishad. Les écoles gnostiques sont multiples et diverses. Chaque maître propose une théorie nouvelle, et cela jusqu’aujourd’hui. Mais dans cette multiplicité d’écoles et de doctrines, on retrouve toujours quelques thèmes, certaines tendances, qui sont typiquement gnostiques.

Quels sont donc ces thèmes, quelles sont ces tendances ? Les écoles gnostiques, depuis les origines jusqu’aujourd’hui, prétendent accéder à une connaissance transcendante, par initiation. C’est-à-dire que le disciple, l’initié, reçoit, sous le sceau du secret, une science, une connaissance, d’un maître qui l’a reçue d’un autre, ou qui prétend l’avoir reçue d’un autre. Mais la source ou l’origine première de cette tradition initiatique, où la trouve-t-on ? En principe, c’est une révélation qui est supposée être à l’origine de cette communication de la science secrète mais, bien entendu, cette révélation n’est pas vérifiable. Nous touchons ici l’un des points sur lesquels la tradition gnostique, initiatique, et la science moderne, s’opposent le plus profondément. Pour tous les savants du monde, qu’ils soient chinois, soviétiques, américains, anglais, français ou autres, une chose est certaine, et ils sont d’accord là-dessus : le point de départ de la connaissance, c’est l’expérience, explorée par l’intelligence humaine.

Une théorie scientifique est vraie si elle est vérifiée par l’intelligence humaine à partir de l’expérience. Une théorie est scientifique si elle est vérifiable, s’il est possible de trouver et de mettre au point une expérience qui la confirme ou l’infirme. Une théorie qui ne peut être ni confirmée ni infirmée n’est pas une théorie scientifique. C’est l’expérience, en dernier ressort, qui est seule juge. Le critère de la vérité d’une théorie scientifique, c’est la réalité objective donnée dans notre expérience.

Les gnostiques, les gnostiques d’autrefois comme ceux d’aujourd’hui, n’admettent pas cette méthode des sciences expérimentales. Ils n’admettent pas l’expérience comme critère ultime du vrai. Ils prétendent avoir une connaissance transcendante par initiation, et cette doctrine transcendante n’est pas vérifiable dans l’expérience. Son origine même n’est pas susceptible de vérification. Il faut l’admettre par un acte de foi. C’est en cela que les gnostiques sont en conflit et en opposition avec la méthode scientifique, expérimentale, qu’ils n’aiment pas et qu’ils méprisent.

L’expérience n’est pas pour les gnostiques une référence, un critère de vérité, car à leurs yeux l’expérience est mauvaise et de plus elle est illusoire. La doctrine gnostique prétend nous apprendre quelque chose qui dépasse, qui transcende l’expérience et qui éventuellement est en contradiction avec l’expérience. Mais de cette contradiction, les gnostiques n’ont cure, car à leurs yeux l’expérience a tort.

Il n’y a donc pas de conversation possible entre un savant qui pratique la méthode expérimentale, et un gnostique, un initié. Chacun reste sur son terrain.

Une des intuitions fondamentales de la Gnose, commune plus ou moins, avec des variations, à tous les systèmes gnostiques, c’est que notre univers physique, notre monde de l’expérience, celui que nous connaissons par nos sens, dérive ou procède d’une catastrophe initiale, originelle. Le mythe de la chute originelle joue un rôle considérable dans tous les systèmes gnostiques, depuis le gnostique Valentin (IIe siècle de notre ère) jusqu’aux théosophes et occultistes des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Le monde physique provient d’une chute. Et cette chute, cette catastrophe originelle, elle a eu lieu avant l’Univers bien entendu, puisque l’Univers physique en dérive, dans la sphère transcendante de la divinité. C’est là sans doute l’une des intuitions gnostiques fondamentales : en Dieu, il y a eu une tragédie, et de cette tragédie nous sommes, nous les hommes, et tout l’Univers physique qui nous entoure, à la fois la conséquence et les victimes.

La Gnose éternelle, à travers les siècles, est essentiellement pessimiste, car elle professe que l’Univers est le résultat d’une chute. L’Univers physique est donc foncièrement et intrinsèquement mauvais.

La multiplicité des êtres qui peuplent et constituent cet Univers physique dans lequel nous sommes, résulte elle-même d’une catastrophe, d’une dispersion, d’un exil, d’une chute. La sagesse, le salut ne peuvent donc consister que dans un retour à l’origine qui précède l’Univers du temps et de l’espace, avant la chute. Ce thème d’une tragédie en Dieu même, d’une chute originelle, d’une dispersion dans le multiple, on le trouve exprimé, avec des variations infinies, chez les grands maîtres gnostiques des tout premiers siècles, puis dans le mythe manichéen ; on en trouve des traces, et plus que des traces, chez Origène d’Alexandrie au IIe siècle ; il s’exprime de nouveau dans les mythologies des sectes cathares au XIIe siècle. On le retrouve dans la doctrine de l’illustre théosophe allemand Jacob Bôehme au XVIIe siècle, chez le théosophe français Claude de Saint- Martin au XVIIIe siècle, puis chez le philosophe allemand Schelling au début du XIXe siècle. C’est encore le fond de la doctrine initiatique de maint groupe théosophique.

On le voit immédiatement : la doctrine gnostique qui se perpétue à travers les siècles et selon laquelle une tragédie a eu lieu en Dieu même, dans la sphère de la divinité, tragédie dont le monde physique de notre représentation et de notre expérience est la conséquence, — cette doctrine est en opposition directe avec la théologie monothéiste qui s’est exprimée dans les livres sacrés du peuple hébreu, théologie monothéiste qui est celle du judaïsme orthodoxe et du christianisme orthodoxe. Nous disons bien : orthodoxe, car précisément, le propre des hérésies des premiers siècles, qui sont des hérésies gnostiques, ce fut de remplacer la doctrine monothéiste des théologiens hébreux par des spéculations gnostiques.

Le monothéisme hébreu enseigne en effet que Dieu est paix. Il n’y a pas de tragédie en lui. Il n’y a pas de théosophie dans les livres hébreux que l’on appelle la Bible. Ces livres ne prétendent pas nous faire connaître une tragédie qui aurait eu lieu en Dieu. Ils nous font connaître de Dieu ce que nous pouvons en savoir par la Création, historique, et par la Révélation, historique elle aussi, effectuée à l’intérieur de l’humanité, dans cette zone particulière qui est justement le peuple hébreu. Cette révélation, bien entendu, est destinée à l’humanité entière.

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Nous avons vu, dans notre chronique précédente, que la théologie hébraïque orthodoxe, celle dont nous trouvons l’expression dans les livres hébreux dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle la Bible (= le Livre), n’est pas théosophique, ne contient pas de théosophie, en ce sens que ces livres ne prétendent pas nous enseigner les secrets tragiques de la vie intime de Dieu. Ils ignorent tout d’une soi-disant tragédie qui aurait eu lieu dans la sphère de la divinité. Ils ne connaissent de Dieu que ce que Dieu manifeste par la Création historique et par la Révélation historique.

C’est un premier point, capital, d’opposition entre le monothéisme du judaïsme orthodoxe et du christianisme orthodoxe, d’une part, et la Gnose, d’autre part, puisque la Gnose prétend nous faire connaître une tragédie transcendante qui a eu lieu à l’intérieur même de la divinité. La source, l’origine du mal, en définitive, se situerait en Dieu même. L’origine de la tragédie, dont le monde est la conséquence, plonge ses racines dans l’ordre transcendant de la divinité. C’est bien la doctrine des gnostiques des premiers siècles, comme Valentin, et celle du théosophe allemand Jacob Bôehme, au XVIIe siècle. Jacob Bôehme est l’un de ceux qui ont le plus influencé et inspiré les maîtres de l’idéalisme allemand, Schelling et Hegel.

Mais sur un second point, la Gnose s’oppose foncièrement à la théologie monothéiste du judaïsme orthodoxe et du christianisme orthodoxe. Le monothéisme orthodoxe professe, c’est la doctrine du premier chapitre de la Genèse, que la Création est bonne, excellente, belle et qu’elle est l’œuvre de l’Unique incréé, une œuvre libre qui manifeste la bonté et la puissance du Créateur.

Les gnostiques, les manichéens, les cathares, n’admettent pas cette doctrine. Ils la rejettent. Ils s’y opposent expressément. Ils professent que la Création est mauvaise, puisqu’elle est le résultat d’une chute originelle. Ils assimilent la Création à une chute. Pour eux, la Création est une chute, et ils interprètent le troisième chapitre de la Genèse dans le cadre de leur système. A leurs yeux, ce texte célèbre enseigne la chute originelle dont le monde physique est le résultat, cette catastrophe originelle qui explique l’existence des êtres multiples, la dispersion de l’Unité originelle dans le temps et dans l’espace. C’est ainsi, par exemple, que l’interprète le philosophe allemand Schelling au début du XIXe siècle.

Or, ce célèbre chapitre troisième de la Genèse ne dit rien de tel. Il enseigne que Dieu a créé l’Univers et que l’Homme (en hébreu, ha-adam signifie l’Homme, tout simplement, et n’est pas un nom propre) est devenu librement criminel, que l’humanité est devenue de plus en plus criminelle : c’est ce qu’expliquent les chapitres suivants qui appartiennent à la même source, à la même école théologique. Le chapitre 3 de la Genèse enseigne la responsabilité humaine dans le malheur dont l’Homme est la propre cause, la liberté humaine. Il parle des crimes historiques de l’Homme. Il n’enseigne aucunement une chute mythique antérieure à l’Univers et dont l’Univers serait l’effet. Il parle, il traite de l’Homme historique, de l’humanité concrète, dans l’Univers qui est excellent et non pas d’une chute située dans l’ordre transcendant de la divinité, avant la genèse de l’Univers.

Non seulement les gnostiques, à travers les siècles, et avec eux les manichéens et les cathares, enseignent que cette création-ci, ce monde physique dans lequel nous vivons, est foncièrement mauvais, mais de plus ils enseignent que ce monde-ci, notre Univers, est l’œuvre d’un Principe mauvais, d’un dieu mauvais.

Sur ce point, ils se partagent en deux grandes écoles ou lignées. Les uns, à la suite de Marcion (IIe siècle) et de Mani (né en 216), professent qu’à l’origine, et de toute éternité, il existe deux Principes, l’un bon et l’autre mauvais. C’est le Principe mauvais qui est cause et créateur de cet Univers physique mauvais dans lequel nous vivons, cause de la matière et des corps.

L’autre grande lignée gnostique, qui va de Valentin à nos jours, professe qu’à l’origine la divinité est unique, mais que par suite d’une tragédie au sein de l’Absolu, un mauvais Principe est le créateur de l’Univers physique, de la matière et des corps. La Création est un exil, une aliénation de l’Absolu. Dans le système valentinien, on nous décrit en détail et par le menu les tragédies et les catastrophes qui ont eu la divinité pour théâtre. Finalement, un Principe mauvais s’est séparé de la divinité, et c’est lui le créateur de ce monde mauvais, le responsable de cet Univers physique catastrophique.

Dans tous les cas, dans les systèmes intégralement dualistes comme ceux de Marcion, de Mani et de certaines églises cathares, comme dans les systèmes de type valentinien, le créateur de ce monde est mauvais, et lorsqu’il dit qu’il est le seul Dieu, il ment.

Les gnostiques, les manichéens et les cathares estiment que le Dieu des théologiens hébreux, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Moïse et des prophètes d’Israël, le Dieu de Jean Baptiste, c’est lui le dieu mauvais, le Principe mauvais qui est l’auteur de ce monde mauvais. Mais il ment lorsqu’il prétend qu’il est le seul Dieu, car, nous disent les gnostiques, les manichéens et les cathares, il existe un autre Dieu, qui, lui, est bon. C’est le Dieu inconnu. Nous ne pouvons pas le connaître par la Création, puisque la Création n’est pas son œuvre. Elle est mauvaise et l’œuvre de l’autre dieu, le mauvais Principe.

C’est avec les systèmes gnostiques, ceux de Valentin et de Marcion, puis avec le manichéisme, que l’on voit apparaître pour la première fois, à notre connaissance, un antijudaïsme mystique, un antijudaïsme métaphysique et mystique. Nous ne disons pas antisémitisme, car il ne s’agit pas d’une opposition aux Sémites en tant que tels et en tant que race. Nous disons bien antijudaïsme : une opposition absolue, furieuse, à rencontre du judaïsme : une détestation métaphysique, théologique et mystique du judaïsme. On retrouvera cette détestation chez les cathares, au XIIe siècle, et ce n’est sans doute pas un hasard si les grandes persécutions menées à rencontre des judéens se sont développées en ce temps et en ces lieux où les hérésies cathares se développaient.

Le judaïsme est, pour les systèmes gnostiques, l’expression du mal et du mensonge puisqu’il est l’expression du mauvais Principe, du dieu mauvais qui est en effet créateur du ciel et de la terre, mais qui n’est pas le Dieu unique, le Dieu bon, contrairement à ce qu’il prétend par ses serviteurs les prophètes.

L’opposition violente entre le christianisme et le judaïsme apparaît avec les gnostiques Valentin et Marcion. On la retrouvera avec les manichéens, avec les cathares. On la retrouvera en plein XIXe siècle dans l’Université allemande : l’antijudaïsme, la détestation du judaïsme, l’opposition entre le christianisme et le judaïsme est l’une des constantes de la philosophie allemande, chez Kant comme chez Fichte, Schelling, Hegel et Schopenhauer.

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Les systèmes gnostiques, nous l’avons vu dans nos précédentes chroniques, enseignent que la nature, le monde, la matière, l’Univers physique, sont mauvais, intrinsèquement mauvais parce qu’ils sont l’œuvre du Principe mauvais et non du Dieu bon, le Dieu inconnu, qui n’est pas, bien évidemment, connu par la Création qui n’est pas la sienne, mais seulement par l’Initiation, par la Gnose précisément.

Les gnostiques enseignent aussi, cela va de soi, que le corps est mauvais. Nous sommes, enseignent-ils, des âmes divines, d’essence divine, d’origine divine, tombées dans des corps mauvais. Nos âmes sont des parcelles de la divinité, selon le mythe manichéen. Les corps sont l’œuvre du mauvais Principe, du dieu créateur du ciel et de la terre, qui est le dieu d’Israël, le dieu du judaïsme, le mauvais dieu.

Sur ce point, les gnostiques n’ont fait que reprendre un thème ou un mythe dont nous trouvons déjà l’expression dans les antiques religions secrètes que l’on appelle l’orphisme. Elles enseignaient déjà la divinité originelle, et la chute des âmes dans des corps mauvais, ainsi que la transmigration des âmes de corps en corps. On trouve le même thème dans les vieilles spéculations des brahmanes en particulier dans les Upanishad.

Cette doctrine du corps mauvais a eu deux conséquences opposées dans les sectes gnostiques, manichéennes et cathares. D’une part, et en principe, cette doctrine devait conduire à l’ascétisme le plus radical, la condamnation du mariage, qui est le péché le plus grand qui soit, puisque par le mariage l’homme et la femme font tomber des âmes divines dans des corps mauvais. Par le mariage, l’homme et la femme coopèrent avec le démiurge mauvais, avec le dieu mauvais, avec le Créateur. Mais d’autre part, on sait par l’histoire des sectes gnostiques, manichéennes et cathares, qu’une autre conséquence exactement inverse s’en est suivie : puisque le corps est mauvais, puisque la chair est mauvaise, eh bien épuisons la chair… On sait que certaines sectes gnostiques, manichéennes et cathares se livraient à des surprises-parties d’un genre très spécial.

Le salut, dans les systèmes gnostiques, est fourni par la connaissance, la Gnose, l’initiation, qui nous révèle le mystère de l’être, le mystère de la tragédie qui a eu lieu dans la sphère de la divinité, avant la création du monde physique, le mystère de notre origine céleste, de notre chute, de notre exil dans ce monde mauvais, dans ces corps mauvais. Par la Gnose, par l’initiation, nous sommes en mesure de retourner à notre condition première, originelle, qui est divine. Nous découvrons qui nous sommes, d’où nous venons, où nous sommes tombés, et ainsi nous pouvons retourner à notre origine céleste et divine. La multiplicité des êtres se résorbera dans l’Unité originelle, la matière se résorbera dans l’immatériel. Nous reviendrons à notre point de départ.

C’est la connaissance, la Gnose, l’initiation, qui réalise le salut. Nous ne sommes pas responsables de la catastrophe originelle qui est la cause de ce monde physique mauvais et de notre chute dans les corps mauvais.

Depuis les origines chrétiennes, la Gnose a été l’adversaire numéro un du christianisme orthodoxe. On peut dire que, pendant les premiers siècles de notre ère, et de nouveau aux XIIe et XIIIe siècles, le christianisme orthodoxe a passé son temps à se défendre contre la Gnose et contre le manichéisme. Il a rappelé constamment qu’à ses yeux, il n’existe qu’un seul Dieu, qui est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu créateur du ciel et de la terre, c’est-à-dire de l’Univers. Le christianisme orthodoxe, de siècle en siècle, a répété que la Création en tant que telle est belle et bonne, excellente, et que rien de ce qui est créé, en tant que tel, ne peut être mauvais. Tout ce qui est créé dans la nature, tout ce qui est naturel à l’homme est bon : c’est la doctrine de saint Thomas d’Aquin. Le christianisme orthodoxe a passé son temps à répéter qu’en particulier l’existence physique, l’existence corporelle, l’ordre biologique, l’union de l’homme et de la femme, sont bons, excellents, œuvres du Dieu unique. Par l’amour, l’homme et la femme coopèrent à l’œuvre du Créateur unique.

Cela n’a pas empêché qu’à travers les siècles et jusqu’aujourd’hui les chrétiens, en grand nombre, n’aient été contaminés par les doctrines gnostiques, par les thèmes manichéens. A travers les siècles, on constate chez maints auteurs chrétiens cette contamination. Sans relever des exemples dans les siècles passés, contentons-nous de rappeler le cas de Simone Weil qui est entrée de fait dans une communauté cathare et qui professait, tout comme Marcion, que la Création est mauvaise, que l’existence corporelle est mauvaise, que le Dieu du judaïsme est le Dieu mauvais. Et sans aller si loin, de nos jours, je lis chez un auteur qui fait beaucoup de bruit, Maurice Clavel, ces lignes : « La raison est le fruit du péché originel… Le résultat du péché originel est double : d’un côté, c’est la raison ; de l’autre, c’est le monde. Le monde sensible, d’un côté, la raison humaine de l’autre, sont le fruit du péché originel… Quelque chose a été cassée par le péché originel, qui est devenu le monde. De même que quelque chose avait été cassé (…) par le péché originel, qui est devenu la raison ».

Que la raison humaine et le monde sensible soient le résultat du péché originel, voilà une idée typiquement gnostique, que bien entendu l’orthodoxie a rejeté énergiquement chaque fois qu’elle l’a rencontrée, par exemple avec les gnostiques ou avec Origène d’Alexandrie.

L’étude de la Gnose est extrêmement intéressante et importante à divers points de vue. D’abord bien entendu pour l’histoire de la pensée humaine à travers les siècles, puisque la Gnose, les courants gnostiques ont exercé une influence profonde sur les plus grands auteurs de l’histoire de la métaphysique européenne, par exemple Leibniz, et les maîtres de l’idéalisme allemand dont nous avons parlé. On ne peut pas comprendre l’histoire et l’aventure de la pensée européenne si l’on ne connaît pas ces courants gnostiques et théosophiques qui l’ont pénétrée de part en part.

Du point de vue théologique, bien entendu, la connaissance de la Gnose est nécessaire, puisque la Gnose est l’adversaire privilégié du christianisme orthodoxe à travers les siècles. Aujourd’hui encore, il y a beaucoup à faire pour distinguer et délivrer le christianisme des infiltrations gnostiques, de la végétation gnostique parasitaire qui l’envahit souvent.

Du point de vue psychologique, la Gnose constitue un phénomène extrêmement curieux et encore non expliqué. Comment comprendre que depuis des siècles, des millénaires, des hommes et des femmes aient compris ou ressenti l’existence corporelle comme mauvaise, l’existence corporelle comme une chute, une aliénation et un exil ? Quelle est l’origine psychologique du thème orphique et gnostique : l’âme est d’essence divine et elle est tombée dans un corps mauvais dans lequel elle est exilée ? Il y a tout un travail à faire pour rechercher et comprendre la genèse psychologique des thèmes gnostiques.

Du point de vue politique enfin, la connaissance de la Gnose et de l’histoire des doctrines et sectes théosophiques n’est pas sans importance, loin de là, puisque par exemple le maître à penser du chancelier du IIIe Reich, Adolf Hitler, était un théosophe, Lanz von Liebenfels, fondateur d’un ordre, l’Ordre du Nouveau Temple, et directeur d’une revue théosophique, Ostara, dans laquelle le jeune Adolf Hitler a puisé ses doctrines spéculatives, et en particulier son antijudaïsme forcené [1].

Pour s’initier à la pensée gnostique, pour faire connaissance avec ces doctrines étranges qui ont exercé une telle influence à travers les siècles, il faut se reporter aux travaux de caractère scientifique, et se méfier des ouvrages innombrables écrits par des amateurs. Nous disposons maintenant de deux ouvrages du plus haut niveau, dus à des savants qui ont consacré leur vie à l’étude de la Gnose. L’un de ces ouvrages qui vient de paraître en librairie est celui de Hans Jonas, La Religion gnostique, traduit en français par Louis Évrard (éd. Flammarion). C’est une somme sur la question gnostique qui permet au lecteur français de savoir où l’on en est concernant les recherches en ce domaine, après les grandes découvertes de manuscrits gnostiques faites à Nag Hammadi, en Égypte, en 1945. Il faut rendre hommage au traducteur qui a su mettre à notre portée non seulement le texte du savant allemand (qui a rédigé cet ouvrage en anglais) mais aussi les traductions des textes gnostiques eux-mêmes. L’autre ouvrage, de première qualité lui aussi, est dû à Henri-Charles Puech, En quête de la Gnose (deux volumes, éd. Gallimard). C’est un recueil des travaux de l’illustre savant qui est de par le monde, l’un des spécialistes de la Gnose et du manichéisme. On trouvera dans ces deux ouvrages les informations les plus sûres concernant le mouvement gnostique. Si quelque lecteur désire s’initier aux mouvements gnostiques à l’intérieur du judaïsme, il peut se reporter aux travaux de celui qui est, là encore, le patron en ce domaine, Gershom Scholem, par exemple Les Origines de la Kabbale (trad. franc, éd. Aubier-Montaigne).

La Voix du Nord, 20, 28 et 30 juin 1978.

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1 Note de 3M : C’est une information assez ambigüe, Joerg Lanz von Liebenfels avait soutenu (avec Guido von List, tout les deux racistes) une vision du monde appelée Ariosophy; il a publié la revue Ostara (revue non théosophique). Il n’avait rien à voir avec la société théosophique de Mme Blavatsky ou la revue Lucifer comme de nombreux auteurs et soi-disant spécialistes le colportent aujourd’hui…