Jean Biès
Gurdjieff, promesses d'une parole

École de rigueur et de lucidité, le « Travail » stimulait, éveillait, léguait un « sens » à l’existence d’être déracinés, confrontés à l’absurde, perplexes devant tant de ques­tions spoliées de leurs réponses, insatisfaits d’Églises plus militantes que méditantes. Il proposait un point de repère grâce auquel prendre sa mesure, se voir deve­nir, découvrir sa place, sa nature, non point celles qu’on croit avoir ou tenir abusivement. Voie du plus grand effort menant nécessairement à un changement de vision à une maturité, à l’acquisition d’un autre ordre. Voie permettant de distinguer l’essentiel du superflu, de se rendre responsable, d’ajuster la balance intérieure, à force de patience et de volonté.

(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)

Pour peu que l’on songe au désert spirituel où s’enlisa l’entre-deux guerres,  – quand les voix de Guénon et de Jung, du Maharshi, d’Aurobindo faisaient à peine l’essai de leurs résonances aux oreilles des happy few, – on doit admettre que Georges Gurdjieff fut le premier, longtemps le seul, qui entreprit, avec quelque chance d’être entendu, sinon suivi, de secouer sans ménagement la torpeur occidentale.

Il rappela les vestiges de l’élite à des vérités essen­tielles, incluses dans tous les enseignements d’ori­gine, en sachant ménager ses effets, et en en présen­tant le tout dans un style adapté aux technocrates en mal de métaphysique. Il osa dénoncer les préju­gés, les mensonges d’une civilisation que presque personne ne songeait à mettre en doute ; il parla du maître spirituel, du secret initiatique, de l’unité des tra­ditions : pavés incongrus dans les mares du monde moderne. Il expliqua la vanité du savoir intellectuel séparé du vécu et de la ligne de l’être ; révéla à des esprits qui n’en pouvaient mais, le sens ésotérique de textes sacrés, revivifiés à l’aide d’exercices surprenants. Les ayant instruits de la mécanicité de l’homme, et de ses distorsions, il leur montra qu’il est possible de sor­tir des illusions, de développer certaines mystérieuses facultés enfouies dans les replis d’un Je qui n’était pas le « moi ». Il leur apprit des arts aussi élémentaires (et aussi insurmontables) que respirer, fixer l’attention, faire connaissance avec son corps, se désidentifier des humeurs, impulsions et associations, en s’en instituant le témoin objectif. Il les aida à maîtriser les « fonctions », à harmoniser les « centres », à rejoindre le « corps cau­sal » par-delà de vaines enveloppes ; et dans une grande bousculade de souffrances et de révoltes, à sortir des sommeils et des fausses veilles pour atteindre l’état de « conscience objective ».

Stimulations

École de rigueur et de lucidité, le « Travail » stimulait, éveillait, léguait un « sens » à l’existence d’être déracinés, confrontés à l’absurde, perplexes devant tant de ques­tions spoliées de leurs réponses, insatisfaits d’Églises plus militantes que méditantes. Il proposait un point de repère grâce auquel prendre sa mesure, se voir deve­nir, découvrir sa place, sa nature, non point celles qu’on croit avoir ou tenir abusivement. Voie du plus grand effort menant nécessairement à un changement de vision à une maturité, à l’acquisition d’un autre ordre. Voie permettant de distinguer l’essentiel du superflu, de se rendre responsable, d’ajuster la balance intérieure, à force de patience et de volonté.

À l’exception des hystériques et des médiocres épris de revanche, tous ceux qui en approchèrent ont eu l’honnê­teté d’exprimer leur gratitude à l’égard de l’Enseigne­ment. Et pourtant, l’impeccable transparence qui signe d’authenticité le miroir des initiations semble manquer au royaume du « Maître de la danse ».

On évoquerait à sa décharge l’inadéquation de la plupart des candidats, conjointe à la difficulté d’assimilation du système. Celui-ci, selon Gurdjieff, s’adressait à ceux qui avaient déjà cherché et s’étaient brûlés. Or, à part quelques exceptions d’usage, ceux auxquels il le proposait n’étaient généralement en quête de rien de précis et ne s’étaient brûlés à aucune aventure. Pour un réel succès de l’entreprise, il eût fallu des âmes d’un bronze mieux trempé, portées par des circonstances plus favo­rables, capables non seulement de curiosité métaphy­sique, mais de la persévérance et du courage requis, ayant une certitude inébranlable en l’idée qu’on existe pour servir le Créateur, et, si minime qu’on soit, qu’on lui est utile dans les trois ou quatre actes héroïques qui ponctuent la vie humaine, mais aussi dans l’exercice de la quotidienneté. Cette grâce ne se produisit pas. Bien plus, un grave malentendu compromit de bonne heure l’équi­pée vers l’inaccessible : presque tous, à l’évidence, prirent l’« escalier » pour la « voie ». Or, l’homme, aussi longtemps qu’il monte, n’est jamais sûr de rien, ni de lui, ni de son guide ; les mêmes marches ne conviennent pas forcément à tout le monde ; les exercices ne sont rien d’autre que des exercices, qui ne sauraient être iden­tifiés à la Connaissance. Le maître, quant à lui, indique la direction : c’est au disciple à s’y engager. La déception des résultats, due à cette confusion des moyens et de la fin, ne fit que susciter la révolte de certains de ses élèves, dont beaucoup d’accusations finirent en calom­nies. Quant au système, combien rébarbative apparais­sait, par exemple, la complexité de la « Table des Hydro­gènes », et au niveau pratique, combien aléatoire, la réus­site des mouvements et des figures !…. Ces exercices n’étaient pas sans déclencher d’ailleurs des troubles du corps et de l’âme, soit qu’ils fussent peu en accord avec le terrain européen, soit que les instructeurs n’eussent pas toujours la formation désirable.

Les lieux du syncrétisme

Le syncrétisme dont les exercices étaient le lieu suscite d’autres critiques. On peut se demander si Gurdjieff n’associait pas à une pédagogie, tibétaine d’allure, la « prière mentale » hésychaste, les danses tournoyantes des derviches adoptées du soufisme, des techniques de concentration, discrimination, respiration contrôlée, empruntées à l’hindouisme, la tactique de l’« homme rusé », inspirée du bouddhisme Zen. L’Orient est moins que nous rétif aux combinaisons, aux dosages dont se faire une ascèse ; Gurdjieff était originaire d’une contrée que toutes sortes de religions s’étaient fixée pour conver­gence. Mais si comparaisons, rapprochements, mutuelles pesées sont possibles ou souhaitables quand il y va de l’illustration d’une Sophia perennis, l’amalgame confusionniste des pratiques inaugure la voie des périls, où les « pouvoirs » l’emportent de beaucoup sur les « états ». Il n’est pas jusqu’à la pédagogie qui ne méritât quelques réserves, peu conforme, semble-t-il, à la « sensibilité » qu’elle avait pour but d’assainir, d’affermir. Même théra­peutique, l’humour caucasien reste peu mitoyen du nôtre : il blessait pour guérir, mais ne guérissait pas. Rien de plus humiliant que d’être mis à nu mentalement, obligé d’admettre en public sa nullité, son impuissance à sortir d’un état pourtant jugé exécrable. À l’époque surtout où ils furent mis à jour, la méthode abrupte et brutale de Gurdjieff, son refus de répondre aux questions, ses stratagèmes, paradoxes et contradictions ne pouvaient qu’être mal saisis. Même galvaudé, et d’un emploi suspect, l’« Amour » aurait pu conforter des âmes à la dérive, leur tenir lieu d’encouragement. La « Compas­sion », inséparable associée du « Jugement », est ce bien précieux dont l’homme du présent cycle est sans doute indigne, mais dont il a le plus besoin. Des « sur-efforts » pouvaient-ils bien être demandés à des hommes déjà recrus par les exigences modernes ?… Il était dangereux de taxer d’infantiles des enfants, en les laissant jouer comme des adultes avec des couteaux tranchants. La loi d’évolution se devait de tenir compte des lenteurs extrêmes de l’évolution… L’appel au seul conscient, au seul vouloir, hypertrophiés chez l’Occidental, risquait de le fermer plus encore aux ressources de l’abandon, aux fécondités de l’inconscient, le menaçait d’aridité. L’adop­tion d’une « voie sèche » en ces temps de sécheresse pou­vait, en certains cas, instaurer une stérilité, mettre désert sur désert.

La situation du propagateur ne peut se soustraire à notre interrogation. Elle comporte d’évidents aspects de réali­sation, et aussi des ambiguïtés d’un goût tout asiatique. Il doit être admis que Gurdjieff en savait beaucoup sur le fonctionnement de l’intelligence et de la psyché ; qu’il détenait des pouvoirs hypnotiques et un ascendant dont ont témoigné tous ceux qui l’on connu, sans omettre les pudeurs d’une délicate charité. Il avait atteint une conscience, une maîtrise supérieures à celles de l’homme ordinaire. Sans doute en rajoutait-il : – ce qu’expliquerait l’hyperbolisme oriental, que maints auditeurs eurent la sottise de prendre à la lettre. Sans doute se plaisait-il à énoncer des contre-vérités, à adopter des comporte­ments déroutants, à cultiver l’étrange : ce qui se peut lire comme autant de mises à l’épreuve concertées, pour y voir réagir chacun. Au relent de scandale, ses « chocs », ses provocations, ses injures n’étaient pas inutiles à l’élimination des tièdes. Pour peu qu’il se feignît charlatan, il s’assurait leur blâme ; mais à l’instar des Malâmatiyah, quel être majeur ne se rirait-il pas du regard de l’autre ?… Il est loisible d’interpréter selon la même perspective la rupture de Gurdjieff avec tel ou tel de ses premiers disciples (et parmi les meilleurs). Comme les danses avaient pour but de briser les conventions musculaires en créant des mouvements contradictoires, Gurdjieff put vouloir de même briser l’attachement de ses élèves, dans la mesure où celui-ci devenait une habitude, donc un frein à leur transformation : ainsi aurait-il eu le courage qu’eux-mêmes n’avaient pas, en tuant le Bouddha à leur place.

Une neutralité olympienne

Si de tels agissements peuvent se trouver justifiés par des explications de ce genre, – comme on en proposa pour Shams, le maître de Mawlana, – Gurdjieff était-il relié à aucune forme traditionnelle ou organisation initiatique déterminée, à laquelle se référer en se conformant à ses règles. Ce prince d’une sagesse exotique et baroque, chrétien orthodoxe d’origine, semble avoir surtout choisi de collectionner les chatoiements hétérodoxes de toutes les orthodoxies. Il continue de flotter à l’entour de lui l’ambiguïté qui se respire autour de ceux qui, outrepas­sant le plan corporel de l’existence, n’ont pas encore atteint le Pneuma suprême, et se tiennent dans les régions assez floues du psychisme, où il n’est jamais facile de cerner les contours. Il subsiste là quelque chose de trouble et comme d’inachevé ; faut-il dire d’inquiétant ? Certes, combien en est-il, parmi ceux qui se croient lim­pides, pour l’être dans le sens où l’était Lao Tseu ?… Tou­tefois, les choses s’aggravent quand on prétend au rôle de maître. Or, au-delà des erreurs psychologiques ou d’appréciation commises par Gurdjieff à l’égard des Occidentaux, l’intrusion de son personnage dans l’Ensei­gnement et le tapage d’une publicité mégalomaniaque sont du nombre des incompatibilités avec la neutralité olympienne ou souriante du gourou. C’est là qu’il faut chercher la cause de rupture, aussi polie que péremp­toire, d’Ouspensky séparant Gurdjieff de ses idées, et notant dans les Fragments d’un Enseignement inconnu : « Je ne pouvais m’empêcher de voir qu’il y avait de nom­breux éléments destructeurs dans l’organisation de l’œuvre, et qu’elle devait se désagréger. »

Ni Socrate, ni Raspoutine, mais héritier de connaissances à tonalité tantrique dont certaines purent faire penser à la contre-initiation et faire de lui un « instrument », Gurdjieff était Gurdjieff, c’est-à-dire pierre d’achoppement. La multitude conçoit mal qu’on ne lui ressemble pas, qu’on puisse détenir une « personnalité », surtout quand celle-ci ressemble trop à une « essence ». Fût-ce une essence embuée… Son échec fut de n’avoir pas trouvé, à condition qu’ils existassent, de « vrais hommes » suscep­tibles de l’aider dans son travail. Car ce génial marchand de tapis vendait des tapis volants, et peu prirent place à bord… C’est avec une profonde impression de tristesse et de découragement qu’il se vit contraint de se défaire de son Institut pour le Développement harmonieux de l’Homme, d’abandonner, un temps, tout ce qu’il avait créé durant un labeur surhumain. Mais ce qui put man­quer à sa méthode, c’est que, survenue en une heure qui n’était pas encore mûre, différait par trop des fondations séculaires, capables de supporter déclins ou stagnations, car elles sont assez solides, assez ancrées dans les murailles de leur ancienneté pour pouvoir sans inquié­tude attendre une nouvelle impulsion.

Au demeurant, d’autres voies ont, depuis Gurdjieff, été déblayées, révélées à un Occident en sursis, qu’il est devenu possible de proposer avec plus de conviction, selon nous, aux aventuriers sincères, aux mendiants d’énergie solaire, aux rochassiers de l’Absolu.